Au téléphone, l'homme a juste dit :
– Je suis mandaté par le ministère de la Défense pour vous rencontrer, commandant Servaz, et avoir une conversation avec vous... Comme cet entretien réclame la plus grande discrétion, je vous propose que nous nous retrouvions dans un endroit où nous aurons la certitude d'être tranquilles. Je suis désolé de vous proposer le cimetière Saint-Martin-du-Touch ; j'ai conscience qu'après la perte du lieutenant Boukhrane, ce choix peut paraître malvenu... Mais je connais votre dossier, commandant, et je sais que ce détail ne saurait vous affecter : vous êtes au-dessus de cela !
Puis, juste avant de raccrocher, il a précisé :
– Saint-Martin-du-Touch, chemin Crabe... Dans une heure ! Vous venez seul, naturellement.
Martin a refermé son portable d'un coup sec et s'est offert le temps de fumer une cigarette et d'avaler un verre de whisky. Il a conscience qu'il boit trop. Beaucoup trop, même, depuis que Souad est morte dans ses bras. Les verres qui se succèdent n'effacent cependant pas le regard sombre et implorant de la jeune femme quand elle a projeté dans le sien tout l'amour qu'elle pouvait alors exhaler... Afin de partir avec un sourire Martin signifiant que, lui aussi, il l'aurait aimée...
Il l'aimait d'ailleurs déjà un peu. À sa manière, lente et muette. En attente, comme à son habitude. Se disant que les événements agiraient en sa faveur et que, l'enquête achevée, il ferait comprendre à Souad combien elle comptait pour lui.
Son verre bu, sa cigarette consumée, il enfile un blouson et quitte sa chambre. Il a décidé de marcher un peu ; il prendra un taxi plus tard, pour arriver à l'heure au rendez-vous avec l'inconnu. Cet autre Legendre...
Le soleil éclatant déverse ses dernières chaleurs sur la ville qui flâne encore avant l'automne, ses terrasses de café bondées, ses rues animées, sa place du Capitole traversée par les passants dans une chorégraphie désordonnée de fourmis.
Martin mémorise tout. Il s'est promis de ne jamais plus remettre les pieds à Toulouse. Il fige dans son esprit la ville endeuillée par la mort d'Estelle et de Souad...
Et ce qui sera certainement son dernier rendez-vous lié à l'enquête le conduit dans un cimetière !
L'homme du ministère a pensé que le choix de ce lieu ne le choquerait pas. « Quel cynique imbécile ! »
Oui, le Servaz d'hier aurait été indifférent à ce choix. Celui que l'homme du ministère ne connaît que par les renseignements consignés sur sa fiche... Ce Servaz désinvolte et irrévérencieux qui s'est désagrégé dans l'énorme tempête causée par deux morts, celles d'Estelle et de Souad.
Après avoir marché durant une demi-heure, il hèle un taxi qui le dépose à Saint-Martin-du-Touch où une voiture noire attend, son chauffeur fumant, dos contre la portière.
Martin règle sa course, le taxi repart et l'homme à la cigarette désigne d'un bref geste de la main une silhouette qui fait les cent pas dans le cimetière. Un grand type en costume sombre, la soixantaine entretenue.
Martin va vers lui, mains dans les poches, n'ayant aucune envie de saluer cet inconnu qui ne lui donnera pas son nom.
L'homme se retourne vers Martin dont il vient d'entendre les pas crisser sur le gravier de l'allée. Son visage, au contraire de celui de Legendre, est chaleureux, rendu jovial par un sourire sincère.
Le fonctionnaire ne lui tend pas la main ; il a compris.
– Bonjour, commandant, se contente-t-il de dire en accentuant son sourire.
Martin lui répond par un simple mouvement du menton.
– Faisons quelques pas, si vous le voulez bien, propose l'inconnu.
Ils marchent un long moment en silence avant que l'homme du ministère ne prenne la parole :
– D'abord, je tenais à vous dire combien nous sommes désolés de la mort du lieutenant Boukhrane. C'est un dramatique accident survenu au cours de l'arrestation de fanatiques qui tentaient une expérience infernale dans les sous-sols de la centrale de Buzet...
– C'est un meurtre, monsieur, le reprend Martin en tentant de contenir sa colère. Un assassinat commis par l'un des vôtres, le colonel Legendre !
L'homme allonge le pas, semble réfléchir et puis lâche enfin :
– Allons, commandant, vous n'ignorez pas que le colonel Legendre ne se trouvait pas sur les lieux... D'ailleurs, nous tenions à vous informer qu'il n'y a jamais eu de colonel Legendre à la DGSE.
– Je me doutais bien que vous m'apprendriez cette nouvelle. Tout comme je présume que vous n'êtes actuellement pas présent dans ce cimetière en ma compagnie, n'est-ce pas ?
L'homme a cessé de sourire. Il paraît même chagriné, honnêtement navré de devoir jouer ce rôle.
– Exactement, dit-il. Je suis en cet instant dans mon bureau, à Paris.
– Dans ce cas, pourquoi avoir souhaité me rencontrer ?
– Pour cela, justement ! Pour préciser tout ce qui n'a pas eu lieu, tout ce que vous n'avez pas vu, tous ces faux événements que ni la police ni la presse ne devront relater.
– Pour me dicter mon rapport ? demande sèchement Martin.
– Je crois que votre rapport est déjà rédigé, commandant. Il évoque la mort par overdose de la fille du professeur Sormand et de Claudia Maincourt, le suicide de Cédric Tissier, la culpabilité de Gwen Leroy qui a poussé ces deux malheureux jeunes gens à s'adonner à des pratiques proches de la magie, les meurtres rituels du professeur Vals, de son assistant Virgile Dupré et de Marie Mongeot, l'infirmière du docteur Alexandra Extebarra... Des crimes commis par un déséquilibré mental qui s'est inspiré de coutumes médiévales ! Ce rapport décrit aussi les expériences médicales non orthodoxes et criminelles du professeur Vals qui est parvenu à convaincre le juge Barrot de lui confier son neveu pour parachever ses expérimentations... Lequel juge Barrot, évitant d'affronter le déshonneur, s'est suicidé !
– C'est tout ? raille Martin.
– Oui, commandant. C'est tout. Le reste n'est qu'une succession de broutilles.
– La mort de Souad Boukhrane est-elle l'une de ces broutilles ?
L'homme soupire.
– Vous savez pertinemment que non !
– Et vous ne pensez pas qu'en l'honneur de sa mémoire, nous devrions faire un peu plus de lumière sur cette affaire ?
L'homme s'arrête. Il regarde Martin droit dans les yeux.
– Ne me lancez pas de tels mots, commandant. Honneur... Fidélité... Respect... Ce sont les mots auxquels vous pensiez et que vous alliez me jeter au visage. Vous êtes un homme pragmatique et intelligent ; c'est pourquoi vous connaissez la vérité, et que vous la tairez. Car aucun de nos concitoyens n'admettrait qu'une officine gouvernementale procède en secret à des expériences mettant en péril la vie de cobayes humains ! Disons plus précisément que cette officine laisserait des chercheurs agir à sa place en fermant les yeux sur des pratiques inavouables !
Il reprend sa marche, entraînant Martin en lui posant la main sur l'épaule.
– Considérons..., risque Martin comme s'il se parlait à lui-même. Considérons que je m'écarte quelque peu du chemin tout tracé de mon rapport... Prenons le cas d'école où j'inventerais un délire mettant en cause une certaine Loge Muette, un agent de la DGSE, un juge corrompu... Supposons que je déverse sur la place publique un énorme sac de merde, monsieur... Cette merde retomberait sur qui ?
Seules les lèvres de l'homme sourient ; son regard se voile. Et c'est d'une voix peinée qu'il répond :
– Vous ne déverserez rien du tout, Servaz. Rien ! Vous rentrerez à Paris et reprendrez le rythme habituel de votre vie... Vos collègues vous féliciteront d'avoir résolu une peu ragoûtante affaire régionale dans laquelle pataugeaient une petite secte minable d'étudiants et un psychiatre fou ! Bien sûr, des rumeurs courront un temps, par ci, par là ; nous courberons l'échine en attendant qu'elles s'essoufflent. C'est toujours de cette manière que cela se déroule... Il en sera ainsi !
Néanmoins, Martin persiste :
– Répondez sincèrement à ma question, monsieur. Si je la faisais pourtant péter, cette poche pleine de merde ?
Le regard de l'homme s'assombrit encore plus nettement.
– Le second but de mon entretien avec vous était de vous mettre en garde, commandant. J'aurais franchement désiré ne pas avoir à m'acquitter de cette tâche.
– Soyez plus explicite.
– L'enjeu que nous défendons est si important que nous sommes prêts à sacrifier quelques vies...
– Cette fois, je comprends. C'est plus une menace qu'une mise en garde.
– Je parle de votre vie, Servaz. Mais aussi de celles des témoins que vous entraîneriez dans votre perte... Le lieutenant Seignolles, le docteur Extebarra...
Martin sort les mains de ses poches. Poings serrés, phalanges blanches. L'homme s'est immobilisé et attend, stoïque.
– Vous n'êtes tous que des salauds ! articule Martin entre ses dents en remettant ses poings dans ses poches. De véritables salauds !
– Je sais, souffle l'homme.
Martin lui tourne le dos. Il n'a plus qu'une envie : fuir ce monde d'ombres, de menteurs et d'assassins.
– Servaz ! le hèle l'homme, l'obligeant à se retourner.
– Oui ?
– Vous êtes-vous demandé pourquoi nous vous avions confié cette enquête ?
– Parce que vous pensiez que je m'égarerais du fait que j'avais participé à l'expérience de Raphaël Sormand, il y a dix-sept ans, et que je cantonnerais mes investigations à ce qui gravite autour de lui. Sormand était l'appât, et moi le chasseur... Vous m'avez donné un os à ronger en étant certain que je ne déterrerais pas le squelette entier.
– Nous avons commis une erreur.
– Laquelle ?
– Nous avons sous-estimé vos qualités de flic. Vous êtes un excellent policier, Servaz... Oui, en effet, vous avez exhumé ce qui devait rester caché.
À l'étonnement de son interlocuteur, Martin éclate de rire.
– Ce n'est pas votre seule erreur, monsieur ! Vous ne pouviez pas savoir que je serais secondé par trois excellents enquêteurs : Souad Boukhrane, Luc Seignolles et...
– Et... ?
– Et Alexandra Extebarra ! C'était elle, le grain de sable dans votre belle machine ! Vous n'aviez pas compté avec ses facultés extrasensorielles : la télépathie, la précognition... Mais cela non plus ne possède aucune réalité, n'est-ce pas ? Je l'ai inventé, tout comme j'ai inventé le colonel Legendre, votre présence parmi ces tombes et le financement des travaux de Sormand par vos services !
Cette fois, Martin est décidé à ne plus prolonger la conversation avec cet homme qui n'existe pas. Il se dirige en pressant le pas vers la sortie du cimetière.
L'homme du ministère n'a pas bougé. Il regarde Martin partir et attend qu'il ait disparu pour sortir son téléphone portable d'une poche de sa veste.
Il appuyie sur une touche et porte l'appareil à son oreille.
– C'est fait, annonce-t-il. Non, colonel, il ne parlera pas ; je peux vous l'assurer. Il respectera la consigne... Il ne risquera pas la vie de ses proches... Pourquoi ? Vous me demandez pourquoi, colonel ? Mais voyons : tout simplement parce qu'il est le contraire de ce que nous sommes... Lui, Martin Servaz, est un homme d'honneur et de devoir !
L'inconnu raccroche. Son sourire a disparu définitivement de son visage affable qu'une brusque contrariété a figé en un masque de souffrance.
Ne pas exister n'évite pas la honte.