La danse

Quand Martin et Seignolles entrent dans leur QG, en fin d'après-midi, ils découvrent une Souad triomphante, un large sourire aux lèvres, les pieds posés sur le bureau, les mains croisées sous la nuque.

– Jolies bottes, remarque Seignolles au passage. Croco ?

– Synthétique ! Lorsqu'on est écolo comme moi, on respecte les lézards et toutes les bestioles à écailles, à plumes ou à poil !

– Végétarienne aussi, alors ?

– Pas vraiment, non ! Viande crue... Très crue !

Martin s'est dirigé directement vers le tableau noir, s'est saisi d'une craie et, se retournant sur les deux enquêteurs :

– La récréation est terminée ! Passons aux choses sérieuses. Je vous propose de mettre en évidence les premiers points de notre affaire.

Regardant plus particulièrement Souad, il ajoute :

– Tout peut être dit, mais avec les formes !

Elle hausse les épaules et lui décoche un de ses regards dédaigneux dont elle a le secret. « Toi, mon vieux, avec tes airs de maître d'école, tes allures de play-boy sur le retour, tes petits sous-entendus et ton côté baroudeur-qui-a-tout-connu, je vais me faire un plaisir de te coucher dans mon lit au moment précis où je l'aurai décidé ! Un petit claquement de doigts, et Môssieur me tombera tout rôti dans les bras... Car tu me montres trop d'hostilité pour ne pas être un petit peu attiré par moi ! Et, tu vois, c'est chouette : je suis libre depuis la semaine dernière ! »

Seignolles a sorti son carnet, en tourne les pages comme s'il s'agissait d'une bible et commence son rapport cependant que Martin note les faits essentiels sur le tableau noir, tel un professeur consciencieux.

– Nous avons donc trouvé ce matin un cerf scalpé. Il gisait à flanc de montagne. La proximité du lieu de la découverte avec la grotte où Estelle est morte est un élément à prendre en compte. Mais cela peut très bien être le geste d'un chasseur qui ne désirait s'emparer que de ses bois. Ce genre de collectionneur existe, malheureusement ! Ce qui effacerait tout rapport entre les deux événements.

Souad intervient aussitôt :

– Sauf que le signe a été tracé sur le corps de la victime avec du sang d'origine animale. Le résultat des analyses est formel. Vous m'auriez donné la parole en premier, on aurait gagné un peu de temps !

Martin et Seignolles la dévisagent.

– Peut-on savoir assez vite s'il s'agit précisément du sang de notre cerf ? s'enquiert Martin.

– Bien sûr ! répond Seignolles. Il suffirait de le demander à l'institut médico-légal.

– Pas de problème, réplique Souad, maintenant que je suis dédiée aux paillasses et aux pipettes, je vais m'en occuper...

Seignolles étouffe un fou rire. Martin se contente de sourire.

– Ne vous inquiétez pas, la rassure-t-il, vous viendrez bientôt sur le terrain, je vous le promets.

– Donc, reprend Seignolles, si c'est le sang de ce cerf qui figure sur la peau d'Estelle, pourquoi avoir arraché les bois de l'animal ? Et que s'est-il passé dans cette foutue grotte ? On a évoqué le chamanisme, hier... Tout ce bazar semble confirmer une telle théorie, non ?

– Je n'en sais rien ! tranche Martin. Chamanisme, magie, sorcellerie, mystagogie, maraboutage... On peut établir une liste de suppositions longue comme le bras ! Il est prématuré d'imaginer quoi que ce soit. D'une part, avant d'avoir la certitude qu'il s'agit bien du sang de notre cerf, d'autre part parce que nous devons retrouver la trace de Cédric qui me paraît remplir un rôle essentiel dans le déroulement des événements...

– Vous pourriez peut-être me dire de qui on parle ! s'étonne Souad.

Martin et Seignolles prennent alors conscience d'avoir sauté une étape importante. C'est le gendarme qui résume leur rencontre avec Gwen, puis leurs découvertes dans la chambre de Cédric : les échanges de mails, les roses rouges séchées, les photographies...

Souad siffle d'admiration.

– De vrais limiers ! lance-t-elle. C'est cela, les hommes de terrain ! Moi, c'est plus prosaïque... D'après les premiers résultats de l'analyse toxicologique, Estelle est décédée des suites d'un arrêt cardiaque. Selon votre ami Baziret, elle aurait abusé d'un alcaloïde, une sorte de substance organique d'origine végétale qui produirait un effet psychotrope. Ce qui collerait plutôt avec le chamanisme...

– En gros, intervient Seignolles, elle a fait une overdose, quoi !

– Oui ! Sauf que la gamine, avons-nous constaté, n'était pas une toxicomane ! L'analyse de ses cheveux n'a révélé aucune accoutumance à quelque drogue que ce soit ! On peut parier que c'est dans cette grotte qu'elle a absorbé pour la première et dernière fois un stupéfiant. Une saloperie mal dosée !

Martin continue de noter les éléments les plus significatifs de l'échange entre ses deux collaborateurs, appréciant leur enthousiasme.

– A-t-on une idée du type de drogue ? Ne serait-ce pas du peyotl, par hasard ?

– Banco ! s'exclame Souad. Comment avez-vous deviné ?

– Une substance végétale... j'ai pensé à Aldous Huxley... C'est ce qui le faisait planer.

– Oui ! répond Souad. Par précaution, j'avais demandé une chromato...

– Parfait ! conclut Martin en reposant la craie ; on a avancé, depuis hier ! Mes félicitations ! Je vous propose d'aller boire ce fameux verre ensemble avant de repartir sur le sentier de la guerre !

Souad et Seignolles échangent un regard sceptique.

– Je suis désolé, s'excuse Seignolles, mais j'ai un engagement...

– Vous aussi ? demande Martin à Souad.

– Moi, non ! répond celle-ci. Je suis libre comme l'air.

– Dans ce cas, allons-y tous les deux. Quant à vous, Luc, on se retrouve demain matin à huit heures... Et essayez de dormir, cette nuit !

Tandis que Seignolles les salue d'un geste de la main en montant dans sa voiture, Martin et Souad gagnent le Comic's Bar, un café branché, avec musique rock, posters de films et reproductions de pages de bandes dessinées aux murs, situé à une centaine de mètres du commissariat. Un lieu régulièrement fréquenté par les plus jeunes policiers.

– Vous entrez dans des endroits pareils ? ironise Souad en poussant la porte.

– Pourquoi ne le ferais-je pas ?

– Je ne sais pas... J'ai du mal à l'imaginer...

Ils choisissent une table un peu à l'écart des baffles qui diffusent une musique trop forte. Elle commande un Coca, lui un café. Suit un silence un peu gêné. Souad a beau se trouver affranchie vis-à-vis des hommes, Martin l'impressionne. Malgré elle. Son âge, sans doute, mais aussi ce qu'elle suppose être son expérience professionnelle l'intimident. Elle n'est plus vraiment certaine de le faire craquer aussi facilement !

Martin la dévisage ostensiblement en souriant au point de la troubler.

– Alors ? attaque-t-il enfin. Satisfaite d'être dans la police ?

– Oui ! Surtout que j'y suis entrée pour faire du terrain !

– Toi, quand tu as une idée dans la tête...

Il réalise qu'il vient de la tutoyer. « C'est trop tôt, pense-t-il. Beaucoup trop tôt ! »

– N'est-ce pas votre cas ? À moins que vous ne jouiez parfaitement la comédie, mais vous affichez en permanence une solide détermination.

– Je le reconnais. Et j'avoue que c'est quelque chose que j'apprécie chez vous, même si vous n'avez pas toujours l'art et la manière de convaincre...

Elle hausse les épaules.

– J'ai dû tracer ma route toute seule, et souvent contre le vent. Je viens d'une famille de confession musulmane assez conservatrice où les femmes doivent se plier aux règles édictées par les hommes... Mon père est un brave type ; il n'envisageait pourtant pas une seule seconde que je fasse des études, même si mes résultats scolaires le permettaient. Ensuite il a fallu que je m'impose face aux copains de la cité qui ne comprenaient pas non plus pourquoi je perdais mon temps à la faculté... Après, ce fut un autre genre de sport ; je me suis lancée dans la physique et la chimie, et j'ai damé le pion à tant de mecs que je me suis attiré de belles rancœurs et de superbes jalousies... Enfin je suis entrée dans la police... Le gros lot : une nana qui voulait en remontrer aux mâles !

– Oui, et alors ? dit Martin. Qu'est-ce que vous cherchez à me prouver en me racontant tout cela ? Vous faire plaindre ? Vous aimeriez que je compatisse à votre sort de beurette... À votre malheur d'être plus intelligente que la moyenne et d'avoir lutté pour vous ménager une petite niche ? Je ne suis pas le bon client pour ce genre d'apitoiement. Vous avez bossé, vous en avez bavé, et alors ? Comme la plupart des gens. C'est normal... Vous savez, cela s'appelle la vie ! Et maintenant, je comprends mieux la raison pour laquelle vous prenez des airs de garçon manqué !

– C'est un style que vous vous donnez, ou vous êtes aussi désagréable avec tout le monde ? À moins que vous ne me réserviez un traitement de faveur ? En ce cas, je serais très honorée !

– Vous avez raison, je suis tel que vous me voyez.

– Eh bien, ça promet ! Quelques amis parviennent à s'attacher à vous ?

– Plus que vous ne pourriez l'imaginer. J'ai horreur des conflits !

– Vous le dissimulez remarquablement bien !

– Combien d'années avez-vous passées dans la police scientifique ?

– Cinq !

– Pourquoi ne pas y avoir fait votre trou ?

– J'ai besoin d'action !

« Toujours la même rengaine », pense Martin en buvant son café à petites lampées.

Cette fois-ci, ils évitent de se regarder. Brutalement, le brouhaha monte d'un cran avec l'arrivée d'un groupe de jeunes légèrement éméchés. Martin est obligé de se pencher par-dessus la table pour se faire entendre.

– Je n'oublierai pas ! Du terrain, vous allez en avaler, croyez-moi ! Mais, pour l'instant, j'ai réellement besoin de vos compétences. Il me semble que quelques clés de cette enquête se trouvent justement dans les pipettes que vous manipulez !

– Soit ! Vous m'exaspérez, mais j'ai confiance en vous !

Martin se force à esquisser un petit sourire.

– Vous pouvez ! Je tiens toujours parole !

Puis, c'est maintenant la musique que le patron, à peine plus vieux que ses clients, pousse au maximum du supportable pour Martin qui fait la grimace. Sympathy for the Devil... Trois couples se sont levés d'un même mouvement pour gagner la minuscule piste de danse circulaire placée en plein centre du café où ils se mettent à évoluer sous le regard envieux de Souad.

– Vous aimez danser le rock ? demande-t-elle en regrettant aussitôt son impulsivité. « Coincé comme il est, il va certainement m'envoyer sur les roses ! »

– Pourquoi pas ! réplique-t-il à sa grande surprise en ôtant son blouson, cela fait plus de dix-sept ans que je n'ai pas dansé ! Mais c'est certainement comme la bicyclette : ça ne s'oublie pas !

Souad reste assise, les yeux ronds. « Il se fiche de moi, là ? »

– Eh bien quoi ? s'étonne Martin avec un large sourire qui le rajeunit de dix ans.

– Rien ! répond Souad en se levant. Je croyais que...

Elle n'a pas terminé sa phrase qu'elle est empoignée doucement et entraînée sur la piste. Et les voici face à face, la main gauche Martin guidant Souad qui lui a offert sa main droite. Au premier kick, la jeune fille comprend que son partenaire a été un excellent danseur. Après deux ou trois passes, le couple est en parfaite harmonie, lui marquant sans la moindre faille les six temps, elle glissant et tournant sous son bras sans effort, virevoltant selon ses désirs. « Tour triple avec changement de main... Passage derrière les hanches... Et le spaghetti : l'une des figures les plus compliquées ! »

Le morceau achevé, ils reprennent leur place, la jeune fille remarquant que Martin ne transpire pas ni ne marque aucun signe d'essoufflement. En s'asseyant, elle le félicite :

– C'était super ! Vous deviez être un champion, il y a dix-sept ans !

– C'est la partenaire qui rend le danseur excellent, Souad !

– Merci. Mais vous savez que cette boîte est emplie de collègues ? Votre réputation risque d'en prendre un coup !

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas... Un vieux flic qui danse avec sa jeune collaboratrice... je me disais... Enfin, vous comprenez ?

– Et une gamine qui invite un vieux flic à danser ne risque-t-elle pas de passer pour une allumeuse ? Vous êtes trop jeune pour vous laisser abuser par de tels préjugés, non ?

Il m'a touchée ! reconnaît Souad en se levant d'un coup.

– Vous partez déjà ? s'étonne Martin.

– Excusez-moi ! On avait juste parlé d'un pot, n'est-ce pas ? J'ai promis à mes parents de dîner avec eux.

– Je comprends ! répond-il, incapable de dissimuler la pointe de regret dans sa voix. Demain à huit heures, au bureau.

Alors que Souad s'apprête à payer sa consommation, Martin l'en dissuade :

– C'est pour moi ! Vous voyez, c'est mon côté vieille France. L'homme invite... Un principe archaïque !

– Sympa, fait seulement Souad en s'échappant.

Car elle s'échappe véritablement. Elle court presque pour regagner le parking du commissariat. Elle se jette dans sa voiture, met le contact, s'extrait de son créneau, se lance dans l'avenue...

Elle a conscience d'avoir été piégée. « Dire que je pensais le faire tomber dans mes filets ! Et c'est lui qui m'a mis le grappin dessus... Voilà ce que voulait dire sa manière de danser le rock : tu vois, ma petite, c'est moi qui mène le bal, c'est moi qui conduis. Je ne suis pas dupe de ton jeu ! Je suis un vieux chat qui connaît la musique, et toi une minuscule souris que je peux croquer à ma guise ! »

Elle pousse la climatisation à fond. Elle a besoin de fraîcheur. De froid. Pour geler ce qui est né à son insu au creux de son ventre. Une boule toute brûlante qui s'est nichée là, hors de tout contrôle.

Le désir.

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