La Loge Muette

Ce soir-là, la nuit est tombée rapidement sur Toulouse, à nouveau chargée d'épais nuages orageux, sombres, grondants, parcourus de longs éclairs. La pluie est proche ; elle oblige les promeneurs à presser le pas. Sur l'immense place du Capitole, des groupes de jeunes gens se hâtent de gagner les cafés avoisinants ou le McDonald's qui est le seul au monde de tous les fast-food de la chaîne dont le logo n'est pas jaune et rouge1...

Cependant, un homme ne se hâte pas. Il a garé sa voiture loin derrière lui et va d'un pas tranquille dans cette petite rue étroite dont il apprécie le pavage irrégulier, les façades médiévales préservées par les Beaux-Arts, le chêne-liège qui dépasse au sommet d'un muret fermant un minuscule jardin. Le silence, aussi... Loin du cœur de la ville. Loin du temps.

Il marche ainsi jusqu'à la dernière maison de cette rue qui se resserre en un étroit goulet. La dernière maison... Trois étages de pierres, de colombages et de minces et hautes fenêtres dont certaines ont conservé d'antiques vitraux. Et la porte faite d'épais entablements d'un bois gris, armée de larges bandes métalliques. Puis le linteau ou figure le nombre 1225 inscrit dans un cercle surmonté de deux traits parallèles verticaux.

Combien d'héraldistes ou de cabalistes régionaux n'ont-ils pas glosé sur ce symbole, sans jamais en découvrir le sens ! Lui, il sait. C'est le signe de ralliement de la Fraternité, de la Connaissance, du Grand Mystère...

L'homme frappe neuf coups à l'aide du vieux marteau qui pend sous l'huis. Quelques secondes d'attente, et s'entrouvre un judas derrière la grille duquel apparaît un visage d'ombre. Une voix demande très bas :

– Qu'en est-il ?

Le visiteur répond aussitôt :

– Il en a été ainsi, il en est ainsi et en sera toujours ainsi !

À ces mots, la porte est ouverte et immédiatement refermée après que l'inconnu est entré. Celui-ci, ignorant le portier, s'enfonce seul dans l'ombre d'un couloir qui le mène à une seconde porte qu'il ouvre cette fois lui-même.

Là, il doit emprunter un escalier aux marches inégales qui lui imposent de faire preuve d'une grande prudence pour ne pas chuter. Chaque pas est mesuré, car les lumières sont rares : de faibles veilleuses encastrées dans les moellons des murs.

L'homme parvient dans un tunnel voûté qui l'oblige à baisser légèrement la tête. Il a toujours apprécié l'humide odeur de moisissure de ce lieu, pensant aux nombreuses générations de ses prédécesseurs s'inclinant eux aussi, frôlant de leurs épaules les murs suintants, glissant parfois sur la mousse d'une des dalles ou trébuchant contre une de leurs arêtes...

Les premiers, en robe blanche et en sandales, l'épée au côté gauche...

Tout comme lui et ceux qui vont suivre ce soir ou qui se trouvent déjà dans la Loge Muette, ils ont débouché dans la modeste salle au plafond en ogive, semblable à une chapelle. Ils l'ont traversée siècle après siècle, usant le sol qui en a conservé une patine luisante.

Qu'ils fussent ducs ou charpentiers, clercs ou forgerons, ils se sont succédé inlassablement pour qu'aujourd'hui encore les Neuf se réunissent dans l'ombre du Secret.

Tout comme lui, presque à tâtons, ils sont parvenus à une troisième porte. Cette même porte vermoulue en maints endroits. Cloutée de gros crampillons, dépourvue de verrou. Ils l'ont poussée ainsi qu'il le fait ce soir. Elle a grincé un peu. Une plainte immémoriale. Un couinement de chat...

Semblables à lui, ils ont pénétré dans la Loge Muette, chichement éclairée de bougies nichées dans des alvéoles de manière à créer un jeu d'ombres et de lumières qui rend impossible l'identification des visiteurs à tout observateur étranger.

Mais nul autre que les Neuf n'entre sous la voûte de cette salle qu'occupe en son centre une table ronde en chêne, polie et cirée comme un miroir ne réfléchissant que les ténèbres.

L'inconnu réalise qu'il est le dernier arrivant ; les huit autres sont déjà assis à leur place et y patientent en silence.

– Qu'en est-il ? demande une première voix après un petit claquement de paume sur le plat de la table.

– Il en a été ainsi, il en est ainsi et en sera toujours ainsi ! reprennent les autres en chœur.

C'est à nouveau le silence. Complet, presque irréel. Les mains posées à plat sur la table noire, chacun attend. Ou prie. Le silence est l'un des éléments principaux du rituel de la Loge Muette. Tous méditent sans doute cette phrase du Fondateur : « C'est dans le Silence que le Créateur a uni la Matière à l'Esprit et qu'il a donné à l'Homme ses deux Mondes, celui du Bien et celui du Mal... »

Enfin, la première voix résonne à nouveau :

– L'Ordre est en danger... Son équilibre est menacé et il convient de réagir selon les règles et les coutumes de notre assemblée. La Vérité dont nous sommes les détenteurs attise la convoitise. Certains cherchent à s'approcher de ce qui leur est interdit, ignorant le danger qu'ils pourraient infliger à l'humanité. Nous devons tout mettre en œuvre pour les éloigner du Centre et les repousser dans l'obscurité.

La salle fait résonner chaque mot ; la dernière syllabe s'éteint dans un nouveau silence.

Une deuxième voix s'élève :

– Nous sommes tous au courant des récents événements ; nous en avons pris la mesure et sommes conscients des périls à venir si nous n'agissons pas au plus vite.

Puis, toujours entrecoupées d'importants silences, les voix se succèdent, apportant des propositions d'action, délivrant des noms de personnes, citant des lieux...

Lorsque les Neuf se sont exprimés, la première voix récite :

– Ce qui a été prononcé en cette Loge Muette est à jamais enfoui dans le Secret de notre esprit et de notre cœur. Ce qui a été dit n'a pas été tracé. Notre parole appartient à la mémoire et elle seule en est la gardienne. Est-ce ainsi ?

Les huit autres voix, féminines et masculines, entonnent ensemble :

– Il en est ainsi aujourd'hui comme hier ! Nous connaissons le châtiment infligé au traître.

La première voix ajoute :

– Celui qui nuit à son prochain aura les lèvres cousues d'un fil d'or !

– Il en sera ainsi demain ! scandent tous les autres en un chœur uni.

Ils se lèvent alors tous en même temps, mais demeurent quelques minutes à leur place. Un léger courant d'air joue avec les flammèches des bougies. Quelques lueurs dessinent furtivement un profil, une pommette, un front... Ce ne sont cependant que neuf formes fantomatiques qui entourent la table ronde, immobiles comme des statues.

Ensuite, chacun son tour, à quelques minutes d'intervalle, hommes et femmes se retirent selon le rituel. Le dernier arrivé sort le premier.

Celui-ci retrouve la rue aux pavés disjoints sur lesquels clapote maintenant une grosse pluie lourde. Il remonte le col de son imperméable et, toujours de son pas calme et lent, retourne vers sa voiture.

Lorsqu'il débouche de la ruelle, il croise bientôt des passants pressés, abrités sous des parapluies, des vestes ou des journaux, courant se réfugier sous les portes cochères ou dans les cafés.

Lui, monte dans son véhicule. De l'eau lui ruisselle dans la nuque. Il ne s'en soucie pas. Ses pensées l'entraînent bien au-delà de ce genre d'infime tracas ; elles atteignent un espace immaculé où la Vérité et la Connaissance régissent les lois de la Perfection.

1 Véridique.

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