L'orage

C'est une explosion. La déflagration espérée qui se répercute d'est en ouest en un écho prolongé ; puis une pluie serrée, verticale et claquante, s'abat sur Toulouse.

Alexandra roule au travers de ce mur liquide, ses essuie-glaces ne chassant que pour de trop brefs instants les masses d'eau qui brouillent son pare-brise.

Elle ne souhaite pas rentrer tout de suite à son domicile où l'attendent Marie et Margot, certainement impatientes de lui demander comment s'est passée cette première demi-journée aux Sorbiers. Son nouveau job !

Que pourra-t-elle leur répondre ? Qu'elle a été victime d'une hallucination... Le cerf fuyant l'attaque d'un loup au pelage noir et aux yeux de feu ! Qu'une gamine à moitié nue l'a prise en otage et a bien failli lui percer la gorge ! Que cette patiente s'était adressée à elle directement dans son esprit !

Mais, surtout, elle va devoir parler à Marie de la mort d'Estelle, la fille de Raphaël Sormand... Celui qui est à l'origine du drame qui lui a fait perdre l'usage de ses jambes, dix-sept ans plus tôt !

Non, elle ne peut pas rentrer maintenant. Il lui faut d'abord reprendre le contrôle d'elle-même pour soutenir le regard souvent trop curieux de Marie. Car cette dernière la connaît si intimement qu'elle semble parfois lire au plus profond de son âme.

Alexandra en vient à s'interroger sur la nature de l'affection qui l'unit à Marie. Sont-elles devenues deux sœurs inséparables, l'une dépendant de l'autre en raison de son infirmité ? À moins que Marie ne se soit coulée progressivement dans le rôle d'une mère... Discrète et cependant possessive. Attentionnée et néanmoins directive.

S'étant égarée dans la banlieue toulousaine, trop accaparée par ses pensées, elle conduit prudemment sous le déluge, attendant le prochain carrefour qui lui fournira une indication sur la direction à prendre.

Non sans peine, elle parvient à retrouver son chemin et se gare devant sa nouvelle maison. Elle débloque le fauteuil qui lui sert aussi de siège de conductrice et enclenche le mécanisme chargé d'abaisser la plate-forme en plan incliné qui lui permet de descendre de son véhicule.

Elle traverse le jardin et, trempée, sonne. Marie ouvre, un sourire aux lèvres et un air de reproche dans le regard.

– Déjà de retour ? Tu aurais pu klaxonner, je serais venue te chercher avec un parapluie. Regarde dans quel état tu es !

Alexandra grimace une moue de petite fille fatiguée.

– Je commence doucement... Et je te le répète, Marie : tu n'es pas ma bonne ! Je vais aller me changer et te rejoindrai dans la serre dans un quart d'heure ; j'ai grand besoin d'un bon massage. Où est Margot ?

– À l'étage. Veux-tu que j'aille la chercher ?

– Je la verrai plus tard...

Marie accompagne Alexandra jusqu'à sa chambre en poussant le fauteuil roulant, la règle étant de ne pas utiliser le moteur dans la maison.

– Je te laisse, dit Marie devant la porte. Tu es certaine que tu n'as pas besoin de moi ? Je pourrais t'aider à te déshabiller.

– Je t'en prie, Marie... J'ai envie d'être seule un moment.

Dans sa chambre, Alexandra remarque aussitôt que la pluie qui frappe les vitres de sa fenêtre tombe maintenant à l'oblique, agressive. La pièce résonne de son fracas.

On n'aperçoit qu'indistinctement les premiers sapins de la forêt, à l'arrière-plan.

La jeune femme demeure quelques minutes dans ses vêtements trempés à regarder droit devant elle, bien au-delà des bois...

« C'était bien un loup, pense-t-elle. Un loup énorme formé par la nuit elle-même. Et le cerf le craignait comme les hommes redoutent la mort. »

Puis elle entreprend de se dévêtir dans la salle de bain et, malgré la difficulté de la tâche, se félicite de ne pas avoir accepté l'aide de Marie. Elle décide de reporter une douche chaude à plus tard, s'essuie le corps, se sèche les cheveux, choisit une simple blouse dans son dressing, et chausse des mules.

Ce n'est qu'une fois certaine d'être suffisamment sereine pour affronter une conversation avec sa tendre Marie qu'Alexandra quitte sa chambre pour regagner la serre.

– Eh bien, ma chérie, bonne journée ? demande Marie sans se retourner, préparant l'onguent qu'elle va appliquer sur les jambes de la jeune femme.

– J'ai connu mieux, répond Alexandra d'un ton morne.

Marie devine aussitôt que son amie est contrariée. Elle attend quelques secondes, Alexandra ne pouvant remarquer son sourire ni ses yeux de chatte tout brillants.

– Tu sais qu'Estelle Sormand est morte ? demande celle-ci.

– Je sais.

– Comment l'as-tu appris ?

– Par la radio... Sormand n'est pas n'importe qui !

Puis, nouveau silence. Marie continue de touiller l'onctueuse mixture grise dans son mortier, le dos toujours tourné à Alexandra qui observe la microvégétation, surprise de n'avoir jamais demandé aucun des noms de toutes ces plantes et fleurs séchées.

Soudain, se retournant promptement, les sourcils froncés assombrissant son regard, Marie dit :

– Tu ne dois pas t'en mêler !

– Je ne dois pas m'en mêler ? s'exclame Alexandra. Mais il est trop tard, Marie. Je suis en plein dedans ! Cesse de te montrer aussi naïve. Mon cauchemar – non, ma vision – était comme une allégorie du drame ! Je suis à peine revenue à Toulouse qu'une jeune fille meurt dans une grotte près de Sainte-Engrâce ! Tu ne trouves pas cela étonnant ? Serait-ce simplement le fait du hasard ?

– J'admets..., acquiesce Marie du bout des lèvres. C'est effectivement troublant. Mais cela ne change rien ; il est dans ton intérêt de te tenir à l'écart de ces événements !

Alexandra ricane.

– En gros, tu veux que j'agisse comme s'il ne s'était rien passé ?

– Oui ! réplique fermement Marie en lui faisant face. Tu as assez souffert comme cela. L'urgence, aujourd'hui, c'est de te protéger. Ainsi que Margot. Tu as mis tant d'années à te reconstruire ! Ne bousille pas tout, je t'en supplie !

– J'irai à l'enterrement d'Estelle..., annonce Alexandra comme une décision sans appel.

Marie hausse les épaules en tirant à elle le tabouret pour s'asseoir et commencer à masser les mollets de la jeune femme.

– Alors, tu fonces droit dans le mur ! dit-elle.

Alexandra sent la colère la gagner. Voilà ce qu'elle redoutait... Les fameuses admonitions de Marie, toujours jetées comme des sentences ou les prédictions d'une pythie infaillible ! Derrière un demi-sourire ironique.

Mais ce n'est pas elle qui a vécu cette épouvantable matinée ! Ce n'est pas elle qui a eu les deux jambes fracturées par l'éboulement de cette maudite grotte où Sormand les avait emmenés pour réaliser l'expérience ! Ce n'est pas elle qui a vu son amour se briser au milieu des roches éboulées !

– Que cela te plaise ou non, j'irai ! reprend Alexandra en imprimant de l'autorité à sa voix habituellement douce et basse. Ce n'est pas pour Raphaël Sormand que j'assisterai aux funérailles, tu le sais fort bien ! C'est pour sa fille et pour Claudia...

Marie semble excédée. Elle pose le mortier à ses pieds, bondit à bas de son tabouret et brave ostensiblement Alexandra :

– Sormand, c'est avant tout le passé que tu as toujours cherché à exorciser. Te rendre à cet enterrement, c'est faire remonter ce passé à la surface, lui redonner la chair qu'il avait perdue. En plus, ce sera l'occasion de croiser l'autre. Comme s'il ne t'avait pas fait assez de mal comme ça !

– Cesse de l'appeler l'autre ! Il a un nom !

– Il n'en a pas pour moi ! rétorque froidement Marie. Non seulement il a été complice de ce qui t'est arrivé, mais il s'est comporté comme un lâche en ne te donnant jamais plus de ses nouvelles !

– Eh bien, l'autre et moi, nous nous aimions. Passionnément !

– Cela ne l'a pas empêché de t'abandonner... Oh, puis tiens ! Je préfère me taire !

Marie tourne sur elle-même, attrape un pot et commence à effeuiller rageusement les plantes séchées qu'il contient.

Alexandra hausse les épaules et fait pivoter son fauteuil.

– Tu es une tête de mule ! Quoi que tu penses de Sormand et de l'autre, comme tu le dis si bien, j'irai à l'enterrement ! Même si mon passé m'éclate au visage !

– Dans ce cas, insiste Marie, je t'accompagnerai.

Faisant mine de ne pas avoir entendu, Alexandra quitte la serre. Elle perçoit des pas décroître dans la direction de la cuisine.

Margot ? se demande-t-elle, inquiète. Margot aurait-elle écouté leur conversation ?

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