Samedi. Martin est le premier arrivé au QG : une habitude adoptée depuis quelques jours. Ses nuits sont de plus en plus courtes. Exemptes de rêves. De brefs comas ! Tout juste a-t-il songé à Souad en ouvrant les paupières. Puis il a pris une douche presque froide pour tonifier son corps, lui faire oublier le whisky et les cigarettes de la veille. Il s'est rasé en remarquant dans le miroir les cernes mauves qui lui creusent maintenant le regard. Il a choisi un jean, une chemise blanche, des mocassins et son vieux blouson de cuir.
Dès qu'il est entré dans le bureau, il s'est préparé un café et a allumé sa première cigarette pour venir se planter devant le tableau des informations. Sans vraiment réfléchir, il parcourt tous les éléments que Souad, Luc et lui y ont punaisés... C'est désormais devenu un rituel quasi inutile. Sa mémoire a photographié ce puzzle et il en connaît les moindres détails. La plupart des connexions ont d'ailleurs été établies entre les différentes pièces.
Soudain, on frappe à la porte. C'est le préposé au courrier, un jeune policier timide qui le salue gauchement en lui tendant un petit paquet d'enveloppes.
– Vous êtes là depuis peu ? lui demande Martin en souriant pour le mettre à l'aise. Je ne vous avais pas encore vu.
– Oui ! En stage, avant de passer le concours de commissaire.
Martin l'observe, songeant que la hiérarchie va finir par recruter le personnel dès la maternelle.
– Motivé ?
– Oui, monsieur !
– Je n'en ai pas l'air, mais je suis commandant, mon garçon.
– Excusez-moi, commandant.
– Et qu'est-ce qui vous a incité à entrer dans la police ?
Le jeune homme rougit légèrement avant de répondre :
– C'est mon père... Il est divisionnaire.
Subitement, Martin remarque quelques particularités dans la physionomie du garçon.
– Votre père ne serait pas le divisionnaire Bornand, des fois ?
– En effet, commandant.
– Je parie que votre grand-père était flic, non ?
– Oui, commandant. Comment avez-vous deviné ?
Martin s'interdit d'éclater de rire.
– Le flair ! Rien que le flair !
Le jeune homme se retire non sans se dire que ce commandant en jean et blouson s'est certainement moqué de lui.
Martin se rend à son bureau pour dépouiller le courrier. Une enveloppe en papier kraft retient particulièrement son attention. Postée dans un bureau du centre de Toulouse, elle ne porte pas l'adresse de l'expéditeur et une main nerveuse a tracé au recto, au feutre rouge : IMPORTANT !
Il ouvre le pli pour en sortir un DVD logé dans une pochette en plastique ainsi qu'une luxueuse brochure publicitaire sur la centrale de Buzet et le groupe Domani... Aucun mot n'accompagne l'envoi.
Il jette un coup d'œil sur la plaquette et, intrigué, se prépare à glisser le DVD dans le lecteur de son ordinateur quand Souad et Seignolles font leur entrée dans le QG.
– Vous avez passé la nuit ensemble ? plaisante Martin.
– Tout juste, répond placidement Souad. J'ignorais que la ville possédait autant de bars gays. Tu devrais venir avec nous la prochaine fois, patron !
– Et vous, remarque Seignolles, vous alliez vous offrir une petite projection privée ?
– Un correspondant anonyme nous a fait livrer ce DVD ; je meurs d'envie d'en connaître la raison.
Seignolles jette un coup d'œil sur la brochure publicitaire de Domani.
– Un complément à notre excursion d'avant-hier ?
Ils se penchent tous trois sur l'écran pour regarder un certain Richard Zimmer se présenter comme étant le directeur de la centrale de Buzet ; il entame un speech technique sur une musique de fond un tantinet grandiloquente, tandis que défile en arrière-plan un diaporama décrivant les différentes étapes allant du barrage qui stocke une énorme quantité d'eau que l'on distribue ensuite dans les « conduites forcées », pour atteindre les turbines qui enclenchent l'alternateur chargé de produire le courant alternatif...
– Rasoir ! souffle Souad.
« En 2010, poursuit Zimmer, une nouvelle tranche de travaux permettra de fournir une puissance de six cents mégawatts, soit la moitié de la consommation de la ville de Toulouse... »
Zimmer évoque ensuite le transport du courant électrique issu du transformateur. Souriant de toutes ses dents artificiellement blanchies, le cheveu blond coupé court, le directeur de la centrale parle désormais sur des images de forêts et de collines aux couleurs saturées, se détachant sur un ciel céruléen que traversent des oiseaux filmés au ralenti...
« Chez Domani, continue Zimmer, le respect de l'environnement est plus qu'une volonté : c'est une seconde nature ! Le choix du développement durable... »
Excédé, Martin interrompt le reportage.
– On s'en fout..., dit-il, ce qui compte, c'est ce que j'ai aperçu sur la plaquette. Cette centrale est en fait détenue à cinquante et un pour cent par Domani, un groupe industriel franco-italien dont les activités touchent à tout, sauf à l'énergie.
– Et alors ? demande Seignolles.
– Eh bien, ça me démange le museau... Je trouve insolite qu'un groupe ait investi dans une centrale alors que ce n'est pas le cœur de son métier.
– En tout cas, au vu de ce que j'ai recherché sur ce consortium, dit Seignolles, il est extrêmement bien intégré à Toulouse. Il subventionne plusieurs clubs sportifs et des associations en pagaille...
– Le bon moyen pour se constituer un réseau, non ? hasarde Souad.
– Bien vu ! concède Martin. Ce qui me donne à penser qu'il s'agit là d'une couverture... Surtout quand le logo de ce mystérieux conglomérat représente un 8 !
– J'avoue que je suis de plus en plus convaincu..., admet Seignolles. Si l'on creusait encore un peu, il se pourrait qu'on découvre un zeste de Domani dans le capital des Sorbiers...
– Pourquoi pas ? Ça se tiendrait. En tout cas, il y a un lien évident entre le professeur Vals et la centrale. Mais, que vient faire la production d'électricité dans l'affaire des disparus ?
– Il n'y a qu'un moyen de l'apprendre, leur suggère Souad, on y va et on perquisitionne les bureaux !
Martin la dévisage en souriant.
– Toujours aussi impulsive !
– Je me contente de suivre ton exemple, chef. Je t'ai vu à l'œuvre, depuis le début de cette enquête : tu as plutôt tendance à foncer tête baissée !
– Soit, reconnaît Martin. Seulement, pour une fois, je propose une approche plus fine... On va réquisitionner leurs bandes vidéo de sécurité sous prétexte qu'on a tout lieu de croire que l'assassinat de Vals s'est perpétré à l'intérieur de la centrale. On alléguera le témoignage du garde forestier...
Seignolles décroche alors le combiné de son bureau.
– Que fais-tu ? s'inquiète Martin.
– Je demande une commission rogatoire...
– Mais, bon Dieu, c'est une manie ! Raccroche ! Tu veux donc que Legendre nous attende là-bas et nous barre le passage ? Je préfère qu'on agisse dans le cadre d'une enquête de flagrance... Même si ce n'est pas le cas !
Les joues de Seignolles rosissent légèrement ; il ne supporte pas que Martin lui aboie dessus. Il repose sèchement le combiné et soupire :
– C'est vrai que, parfois, je me comporte comme un manche ! J'en oublie qu'on se débat dans un sacré panier de crabes...
Souad se jette à son cou pour lui claquer un gros bécot sur la joue.
– Non, mon grand, tu es seulement victime de tes réflexes de gendarme honnête !
– Pour l'occasion, propose Martin, nous allons demander le renfort de quelques enquêteurs au divisionnaire. Et que personne ne parle plus de commission rogatoire !
– J'ai retenu la leçon, murmure Seignolles, penaud.