La fuite

Les rayons du soleil levant se coulent à travers les sombres frondaisons des épicéas dans un silence pesant, seulement troublé par quelques pépiements et bruissements divers. Par le sifflement de la bise qui s'agite dans les branches...

Ce silence ressemble à celui de la fin du monde, ou peut-être à celui qui précède sa renaissance. Un silence anormal, angoissant. Poisseux. Sans doute parce que l'homme est absent de ces lieux. Et que la nature retient son souffle... En attente de l'accomplissement d'un événement inhabituel, dérangeant, voire profanatoire. Et c'est ce qui est effrayant : cette promesse de violence.

Bientôt le soleil apparaît au-dessus des cimes, énorme, dispensant une lumière froide sur les sommets enneigés des montagnes environnantes qu'on aperçoit de loin en loin au-delà de la végétation mouvante.

Dans un ciel encore pâle, deux aigles tournoient déjà à la recherche d'une proie, tandis qu'au-dessus d'eux les brumes de l'aube s'étirent avant de s'effilocher en longues traînées paresseuses. C'est bien la seule note rassurante de cet instant. Au moins peut-on avoir la certitude que la journée sera belle, que les animaux, les oiseaux, les insectes qui peuplent la forêt auront leur soûl de chaleur.

Droit devant, un ruisseau capricieux, gonflé d'une eau pétillante et chantante, sinue entre des roches couvertes de lichens, disparaissant et jaillissant au gré des caprices du terrain.

Un poète bucolique trouverait en ce paysage de quoi enrichir ses rimes ; le chasseur, et même le promeneur le moins averti des choses de la nature, y pressentiraient comme une mise en scène, comme le théâtre d'une prochaine et soudaine catastrophe. Tout est trop parfait, trop beau, trop évident pour que le Mal ne se niche pas quelque part. Terré derrière les pierres affleurant, les troncs chargés de sève ou sous le tapis duveteux de mousse et d'épines humides. Oui, le Mal est présent. Le diable en personne, invisible et ricanant de la macabre farce qu'il s'apprête à commettre...

Soudain, un premier choc, sourd, pesant, suivi d'un second, puis d'autres se succédant rapidement à un rythme syncopé... Un halètement saccadé, caractéristique de l'épuisement. On devine que quelque chose d'indéfinissable approche – un homme ? un animal ? –, traqué, indifférent à l'escarpement, au soleil. Le raffut de cette cavalcade solitaire, ponctuée de bonds et de dérapages, amplifiée par l'écho, évoque celui d'une course éperdue où l'on cherche à échapper à d'implacables poursuivants. Peut-être celle aussi où l'on se précipite vers son destin...

Cette fois-ci la forêt se tait. Complètement. Les oiseaux ont renoncé à chanter. Le vent est tombé. Même la terre ne respire plus... Et soudain, l'animal surgit en pleine lumière, musculeux, altier, décidé et libre. La tête droite, surmontée de bois aux multiples ramifications qui imposent sa puissance et son expérience. Le corps brillant d'une sueur argentée. Le regard fixe tendu vers l'horizon.

D'un saut gracieux, il passe au-dessus du ruisseau, se rétablit sans faillir sur le sol tapissé de lichens, puis, prenant appui sur un tertre surplombant la vallée, il bande ses muscles et s'élance haut vers le ciel en un bond prodigieux, avant de chuter et de disparaître dans le gouffre.

Dans les ténèbres...

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