Le stylographe

Depuis dix minutes, le juge Barrot ne décolère pas. Derrière son immense bureau, engoncé dans son costume anthracite, sa chemise légèrement bleutée au col empesé, sa cravate grise que moire un soupçon d'argent, il s'est empourpré et ne cesse de jouer avec son Montblanc qu'il décapuchonne, revisse, pose, reprend, dévisse à nouveau...

Martin reste imperturbable, bien droit sur sa chaise, son blouson plié sur ses cuisses. Seignolles, lui, croise et décroise les jambes, mal à l'aise.

– Je ne comprends pas ce qui a provoqué un tel revirement de votre part ! aboie Barrot. Lors de notre dernier entretien, vous trouviez absurde l'idée du lieutenant Seignolles de revenir sur ces disparitions !

– C'est vrai ! admet Martin. Mais, depuis, nous avons acquis de nouveaux éléments. Cédric Tissier a évoqué la présence de deux hommes dans la grotte. Deux hommes qui paraissaient l'avoir terriblement effrayé...

Barrot hausse les épaules et soupire :

– Ce ne sont que les élucubrations d'un patient en plein délire, extorquées de manière ubuesque par un médecin psychiatre qui se pique de médiumnité et de télépathie...

Martin ne dissimule pas même son agacement. Il lance un coup d'œil à Seignolles pour l'inviter à prendre le relais. Ce magistrat gominé, teint, soigné à l'excès, lui fait penser à un personnage d'opérette rendu respectable par la seule qualité de sa fonction.

– Monsieur le juge, peu importe par quel moyen nous sommes parvenus à faire parler Cédric Tissier ; il n'empêche que ce dernier a été profondément marqué par ces deux inconnus ! Cela mérite une enquête, ne trouvez-vous pas ? suggère Seignolles.

– Enfin, je ne vous comprends pas, tous les deux ! beugle Barrot en frappant son bureau de la paume de ses deux mains. Vous détenez une suspecte qui vous avoue avoir fourni la drogue qui a tué Estelle, on retrouve le même composant dans les veines de Cédric, et vous voilà embarqués dans des affaires de disparitions dont les plus anciennes remontent à trente ans... Quel est le lien ?

– Tout simplement parce qu'il subsiste beaucoup de zones d'ombre, monsieur le juge ! réplique Martin. En particulier le fait qu'Estelle, avec la dose que lui aurait donnée Gwen, ne pouvait pas mourir ! Mais aussi parce qu'il est curieux que nous n'ayons relevé qu'une trace de semelle sur les lieux, ce qui semblerait indiquer que ceux-ci ont été nettoyés... Parce qu'on découvre Cédric plusieurs jours après la mort d'Estelle, nu sur la place du Capitole, dans un accoutrement de carnaval. Comment a-t-il survécu ? Comment est-il arrivé là sans avoir été repéré auparavant ? Bref, pourquoi ne pas explorer d'autres pistes ? Il serait incompréhensible qu'on ne tente pas d'établir un lien avec des affaires similaires.

Le juge a écouté Martin sans sourciller, immobile comme une statue de cire aux joues fardées de rouge. Il décapuchonne pour la énième fois son stylo, fait glisser jusqu'au bord de son bureau le document administratif qu'il rechigne à signer...

– Soit ! finit-il par lâcher en paraphant le permis d'enquête. Je ne demande qu'à être convaincu.

Martin reste de marbre, pour ne pas trahir sa satisfaction, puis se lève et prend sèchement le document que lui tend Barrot.

– Merci, monsieur le juge ! dit-il en fourrant l'acte dans la poche intérieure de son blouson qu'il enfile à la hâte, signifiant par là qu'il n'a qu'une envie : déguerpir ! Nous ne manquerons pas de vous tenir informé...

C'est le sourire aux lèvres que Martin et Seignolles sortent du bureau.

– On a fini par l'avoir ! jubile Seignolles. Cependant, j'ai bien cru jusqu'au dernier moment qu'il ne se résoudrait pas à signer ce bout de papier ! J'avais l'impression qu'il mettait son nom au bas d'un pacte que le diable venait de lui proposer.

– Oui, justement, souligne Martin, cette réticence me paraît inexplicable ! Même si la disparition de plus d'une vingtaine de personnes n'offre pas forcément de corrélations directes avec notre enquête, cela mérite néanmoins quelque investigation.

– Que voulez-vous dire ? s'étonne Seignolles.

– Rien ! Mais sa réticence avait quelque chose d'anormal...

– Je crois décidément que vous n'avez jamais apprécié ce type.

– Ça se voit donc tant que ça ?

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