La peur de Virgile

Seignolles cherche des yeux le professeur Vals. Il questionne une infirmière qui lui répond que le directeur a dû aider les médecins à reconduire les malades dans leurs chambres pour leur prodiguer des soins, certains ayant été traumatisés par le drame.

– Et cet homme à l'arcade sourcilière ouverte ?

– Virgile ? Virgile Dupré... Il a certainement accompagné le professeur ; c'est son assistant. Souhaitez-vous que je les appelle ?

Seignolles hoche la tête.

– Ils ont sans aucun doute mieux à faire pour l'instant et seront plus utiles auprès de leurs patients que dans ce hall ; je les verrai plus tard.

Virgile vient en fait de rejoindre le professeur Vals dans le département qu'il a baptisé « la Cité interdite »... Qui d'autre que Vals et lui saurait en découvrir le passage secret ? Qui aurait suffisamment d'imagination pour deviner le genre de médecine que l'on pratique entre ses murs ? À quelles expériences on s'y livre ?

Comme il le craignait, Vals accueille son assistant avec cette colère froide qu'il redoute tant. Ce visage méprisant, parcouru de tics, ce regard empli de haine. Tout le portrait de son père ! Et Virgile, qui a détesté ce père jusqu'à ce qu'il le porte en terre, exècre aujourd'hui son mentor, le professeur Vals... Car il vient de commettre une erreur impardonnable et plie déjà le dos, prévoyant l'orage, comme il se courbait jadis sous les coups de son géniteur.

– Resserrez ses sangles ! commande Vals à la surprise de Virgile qui s'attendait à une condamnation sans appel.

Virgile se penche sur la table où Mélisse se débat mollement, l'esprit gourd, la conscience égarée.

La jeune fille reconnaît ces deux silhouettes qui officient dans l'ombre. Toujours les deux mêmes... La pièce ressemble à un laboratoire photographique : la lampe rouge éclaire à peine et s'éteint parfois durant de très brefs intervalles ; le ronronnement des appareils que rythment de courtes notes suraiguës provenant des moniteurs de contrôle... Et toujours ces deux fantômes aux gestes précis, mécaniques, tant et tant de fois répétés dans leur rituel épouvantable.

Mélisse attend.

Le feu dans ses veines, les griffes qui lui arracheront le cœur, la peur qui distillera son venin dans toutes les fibres de ses muscles, l'immonde dégoût d'elle-même se découvrant en train d'uriner, incapable de se contenir... Puis, venant de très loin, en une vague lente, une surprenante quiétude se répandra en elle pour la libérer de ses entraves. Elle éprouvera une exaltante sensation de légèreté, sera appelée par une chorale de milliers de voix aux timbres cristallins, cherchera à rejoindre ce mélancolique orphéon céleste et nagera ou volera en direction de cet univers.

Sans jamais l'atteindre... Jamais. Alors elle coulera, se noiera ou bien s'écrasera au sol... Il lui semblera mourir. Mais les deux silhouettes la ramèneront à la vie avec leurs instruments, leurs drogues, des décharges électriques qu'ils lui enverront dans le cœur, qui la feront renaître en hurlant et regretter comme chaque fois de n'être pas vraiment morte. Définitivement morte.

Le plus grand des deux hommes a ajusté fermement ses sangles ainsi que la ceinture qui lui scie le ventre ; Mélisse est incapable du moindre geste. Nue sur ce lit dont l'alèse lui colle au dos comme une mue qui refuserait de se détacher, elle ne peut plus rien, si ce n'est les écouter sans vraiment les comprendre.

– C'est ça, selon vous, agir dans la plus grande discrétion ? Toute la police est là, et ce soir on ne parlera que de ce drame sur FR3 ! On ne pouvait pas trouver mieux comme publicité, imbécile !

– Mais, professeur... J'ai fait comme vous m'aviez demandé...

– Vous ai-je demandé de balancer Cédric quasiment sous les yeux du docteur Extebarra ?

– Je ne comprends pas, professeur... Elle a surgi comme si elle avait deviné qu'il se passait quelque chose à l'étage.

– Vous n'êtes qu'un con, Virgile ! Tout ce que vous aviez à faire était de vous assurer que vous étiez seul, de détacher Cédric, de vous blesser pour laisser croire à une agression, de le jeter dans la cage d'escalier et d'appeler à l'aide en jurant que le môme s'était suicidé ! L'affaire était close !

– C'est exactement ainsi que j'ai agi.

– Non, puisque vous avez dû improviser de telle sorte que nous nous retrouvons maintenant avec le commandant Servaz dans les pattes.

– Impliquer le docteur Extebarra était le seul moyen, professeur... Je n'avais plus d'autre issue !

– C'est bien ce que je vous reproche ; votre cerveau n'est pas plus subtil que celui d'un reptile ! Si je ne peux même plus compter sur vous...

– Cela ne se reproduira plus !

– En effet, nous allons tout mettre en œuvre pour l'éviter...

Tout en parlant, les deux formes continuent d'accomplir leurs gestes rituels sur son corps ; Mélisse ressent la piqûre de l'intraveineuse qu'on lui plante dans le bras gauche...

Déjà le feu envahit son membre. Il va irradier jusqu'à l'épaule, gagner rapidement sa gorge, sa poitrine. Et mordre le second bras, l'estomac, les reins, sa vessie... C'est alors qu'elle urinera.

Dans cet ultime instant de conscience dont elle dispose encore, dans cet infime moment où son esprit conserve un peu de vie, elle perçoit quasi matériellement une autre peur que la sienne...

Celle du plus grand des deux hommes qui répond à l'autre :

– Je vous ai promis que ce genre d'incident ne se renouvellerait pas, professeur.

Sa voix se répercute en échos brisés dans les tympans de Mélisse qui tente de comprendre pour quelle raison cet homme-là est si effrayé, lui si fort, si puissant... Il éprouve une terreur d'enfant.

Elle cherche à se raccrocher quelques secondes à la réalité, à ces deux voix qui se heurtent, se fracassent comme du verre. Le brasier dans lequel elle plonge, ces flammes qui se tordent telles des âmes en souffrance, cet enfer de plaintes et de gémissements, lui scelle les oreilles et les yeux.

Mélisse sombre dans son cauchemar, emportant avec elle un peu de l'angoisse de l'homme qui la martyrise.

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