Le tube de barbituriques

Toutes sirènes hurlantes, Martin et Seignolles reviennent au QG sans échanger une seule parole, chacun absorbé dans ses pensées. Lesquelles convergent dans la même direction. Vers un nom...

« À moins, se dit Martin, que celui qui contrecarre notre enquête ne soit que l'avant-garde d'une coterie plus importante ? Nous devons peut-être faire face à un véritable groupe organisé... Rien de tel pour alimenter ma grosse fabrique de paranoïa qui ne demande qu'à tourner à plein régime ! Quelle belle clique que ces Legendre, Barrot et consorts... ! Ces cafards retors et madrés qui se complaisent dans les coups tordus ! Combien y en a-t-il d'autres derrière eux ? Quelle est la taille de cette armée de cloportes ? »

En sortant de voiture, Seignolles résume laconiquement le cours de ses réflexions d'un « Bon Dieu, je n'arrive pas à y croire ! » dont la franche simplicité fait sourire Martin.

– Mon cher Luc, vous allez devoir apprendre à travailler en eaux troubles. Je vous conseille de retenir dès maintenant votre respiration, car j'ai le sentiment que nous sommes appelés à descendre en apnée pendant un certain temps...

– J'ai l'impression que ça vous amuse ! s'offusque le gendarme.

– Je trouve que, paradoxalement, cette situation a au moins le mérite de dévoiler certaines cartes du jeu crapoteux dans lequel nous nous débattons.

Dédaignant l'ascenseur, Seignolles s'élance dans l'escalier ; Martin, que sa course à travers vergers et potagers a exténué, lui emboîte le pas en serrant les dents, le cœur lui remontant dans la gorge à chaque battement.

Ils retrouvent Souad debout devant le tableau des informations, bras croisés sur la poitrine, pareille à une écolière studieuse considérant avec application une opération complexe à résoudre. Elle tourne à peine la tête à leur arrivée. Juste un regard en biais qui l'informe que Martin, plus pâle qu'à l'ordinaire, les yeux cernés, se précipite à son bureau pour se laisser tomber sur sa chaise.

Seignolles, se dirigeant vers la machine à café, entreprend le résumé de leur aventure au domicile de Lebrun...

Tasse à la main, ayant achevé son récit, il est surpris de la réaction de Souad qui s'esclaffe alors qu'il s'attendait à ce qu'elle manifestât quelque compassion...

– C'est toi, Martin, qui m'as dit que Sormand vous avait comparés tous les deux à Laurel et Hardy ? Il n'avait pas vraiment tort... Je vous vois, en train de courir aux trousses de votre type ! Emmenez-moi avec vous lors de votre prochaine expédition : je meurs d'envie d'assister à votre nouveau numéro de duettistes !

Mais Souad comprend rapidement que l'heure n'est pas à la plaisanterie ; Martin n'a pas esquissé le plus petit sourire et Luc a adopté sa tête de bulldog contrarié. Le premier a d'ailleurs entrepris d'examiner son poste téléphonique, tandis que le second s'est mis à inspecter les murs, les meubles, les lampes et tous les objets contenus dans le bureau.

– Je peux savoir ce qui vous prend ? interroge la jeune femme.

– Je crois que tu as parfaitement compris, lui rétorque Martin. Je t'invite à chercher si un ou plusieurs « mouchards » n'ont pas été semés dans cette pièce.

– Mince, nous en sommes à ce point-là ? s'étonne Souad en s'emparant à son tour de son téléphone. Qui aurait intérêt à nous mettre des bâtons dans les roues ? La DGSE ?

– Entre autres..., murmure Martin en faisant signe à Souad de baisser la voix.

Au terme d'une inspection minutieuse, à peine rassurés de n'avoir détecté aucun micro, ils se remettent néanmoins tous les trois au travail. Martin s'adresse à Souad :

– J'ai lu ton rapport sur Gwen. En conclusion, tu crois à sa culpabilité ?

– Jusqu'à hier, je l'aurais juré... Maintenant, je suis davantage perplexe. Le dosage des bougies corrobore ses dires. Il n'était pas suffisamment élevé pour tuer la petite. Et le soir où Estelle est morte, Gwen se trouvait chez Sormand...

– Elle a pu influencer des étudiants du Cercle pour qu'ils se chargent de Cédric et d'Estelle, suggère Seignolles.

– Pour quelle raison ? objecte Martin. Ils ont tous été interrogés. À un moment ou à un autre, je pense qu'un coupable aurait craqué ou se serait coupé... Non ! Les deux inconnus qui ont intimidé Lebrun me paraissent être des suspects bien plus crédibles !

Martin s'apprête à reprendre la parole quand on frappe à la porte. Un petit homme tirebouchonné dans un costume sombre qui godaille sur ses chaussures, une sacoche de cuir brun pendant au bout de son bras gauche, passe une tête de hérisson par l'entrebâillement.

– Oui, maître ? demande Souad.

– Je quitte à l'instant ma cliente, Mlle Leroy. Je tenais à vous prévenir que, finalement, elle plaide coupable.

– Elle est revenue sur sa déposition ? s'étonne Martin.

– Oui ! confirme l'avocat. Elle reconnaît avoir fourni en toute conscience à Estelle Sormand une dose massive de peyotl dans le but de la tuer...

Martin regarde Seignolles avec une expression d'incompréhension que lui renvoie ce dernier, sourcils levés, yeux arrondis de surprise.

– Qu'est-ce qui l'a fait se rétracter aussi brusquement ? interroge Souad.

– Le remords, sans doute, allez savoir !

Puis, après leur avoir adressé un salut de son menton pointu, l'avocat s'éclipse.

Souad se retourne vers Martin et Seignolles. Celui-ci demande :

– Qui était ce lutin, Souad ?

– Maître Jansen, l'avocat en charge du dossier de Miss Gourou. Il s'est présenté quand vous étiez absents ; je l'ai autorisé à s'entretenir avec elle...

– Eh bien, constate Martin, il a du pain sur la planche ! Je sais qu'il ne faut pas juger les gens sur leur allure, mais le bonhomme ne me semble pas avoir l'étoffe suffisante pour éviter à sa cliente la peine maximale...

Martin est interrompu par la sonnerie de son portable qu'il colle immédiatement à son oreille.

– Oui ? fait-il.

Ses deux collègues le voient changer d'expression. Les deux grands sillons de son front se creusent subitement. Et, raccrochant :

– Il vient d'y avoir un drame aux Sorbiers... Cédric !

– Quoi, Cédric ? s'inquiète le gendarme.

– Une chute dans les escaliers... Je file à la clinique et vous tiens au courant.

Avant même que Seignolles et Souad aient eu le temps de poser d'autres questions, il est dans le couloir.

– Il aurait pu nous proposer de l'accompagner ! regrette Souad.

– Tu ne comprends donc pas ? ironise Seignolles. Les Sorbiers... Le docteur Extebarra... C'est un peu son domaine réservé !

« Justement, pense la jeune femme, j'ai tout à craindre d'Alexandra Extebarra ! Un vieil amour, c'est comme les braises qui couvent sous la cendre. Ça ne demande qu'à reprendre. »

Une moue boudeuse aux lèvres, elle abandonne son bureau.

– Je vais aller rendre visite à Gwen. J'aimerais bien qu'elle me donne la raison de son changement de stratégie.

– Je t'attends... Je suis aussi impatient que toi, d'autant plus que son aveu exonère de leur culpabilité les deux inconnus de la grotte, ce qui nous pose un nouveau problème...

Quand Souad pénètre dans la cellule de Gwen, elle trouve celle-ci allongée sur son lit, face au mur ; elle ne manifeste aucune réaction lorsque la policière l'interpelle.

– Tu peux interrompre ta sieste et me consacrer un peu de ton précieux temps, Miss ?

Aucune réponse. Gwen n'esquisse pas le moindre mouvement. Souad s'approche et la secoue par l'épaule.

– Tu te fiches de moi ?

Elle retourne de côté le corps inerte avec appréhension et fait un bond en arrière en découvrant le visage exsangue de la chargée de TD. Yeux révulsés, lèvres entrouvertes crispées en une douloureuse grimace, une bave écumante coulant le long du menton, les tendons du cou saillants, tels ceux d'une écorchée...

Souad alerte immédiatement l'officier de permanence qu'elle charge d'appeler le Samu, et joint Seignolles sur son portable. Le gendarme ne met pas deux minutes pour arriver et trouver sa collègue penchée sur Gwen, l'oreille collée à sa poitrine.

Se redressant, Souad constate :

– Elle respire à peine. Elle est en train de mourir !

Seignolles se baisse pour ramasser un tube de barbituriques vide.

– Oui, je l'ai remarqué, dit Souad. Comment a-t-elle pu le dissimuler sur elle ? Elle a été fouillée, non ?

– Naturellement ! C'est une mise en scène... Une très mauvaise mise en scène ! Mais qui devrait suffire à contenter et nos supérieurs et la presse.

Souad commence à comprendre. Elle redoute ce que va lui répondre Seignolles.

– Jansen ?

Le gendarme hoche la tête en signe d'assentiment et précise :

– Dès que tu es sortie du bureau, j'ai donné quelques coups de fil. Je n'ai pas la prétention de connaître tous les avocats de Toulouse, mais ce nom ne me rappelait rien du tout... Et Dieu sait si j'en ai vu défiler, des baveux !

– Je me suis fait feinter, c'est cela ?

Seignolles lui passe un bras autour du cou et, d'une voix tendre, consolatrice, lui dit :

– Tu ne pouvais pas deviner, petite. Ce salopard t'a présenté ses papiers et tu n'avais aucune raison de te méfier. Mais il n'y a jamais eu de Jansen au barreau de Toulouse. Ni même ailleurs...

Le son lointain d'une sirène d'ambulance parvient jusqu'à la cellule. Souad regarde Gwen gisant sur le bat-flanc, le bras gauche dans le vide, sa belle main aux longs doigts et aux ongles peints frôlent le sol.

La mort a entrepris son œuvre ; elle a plaqué un masque cireux sur le visage aux traits légèrement asiatiques, y déposant déjà sa laideur.

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