Le cercle des disparus

Il est vingt-trois heures, ce lundi, quand Alexandra prend son service de nuit aux Sorbiers. Elle a fait une longue sieste après le déjeuner et s'est de nouveau reposée une heure avant le dîner. Refusant que Marie la masse, elle a consacré le reste de son temps à Margot qui, pour sa part, semble de plus en plus taciturne et secrète. Mais toujours aussi affectueuse à son endroit, alors qu'elle évite manifestement Marie.

Elle aussi, d'ailleurs. Un lien qu'elle aurait cru indissoluble s'est cassé... Sans doute depuis le soir où Martin est venu lui rendre visite et que Marie a épié leur conversation.

Dans le hall, le vigile l'accueille avec chaleur :

– Bonsoir, docteur.

– Appelez-moi Alexandra, Martin... Depuis le temps !

– Bien, madame Alexandra. En forme, pour la longue veille ?

– À peu près.

Martin pousse le fauteuil jusqu'à l'ascenseur et aide la jeune femme à manœuvrer pour entrer dans la cabine.

– Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous me sonnez, madame Alexandra !

– Promis, Martin. Je vous remercie.

L'ascenseur s'élève en émettant un petit sifflement, puis s'arrête à l'étage des salles d'activités qu'Alexandra a choisi. Elle n'a aucune envie de se rendre à son bureau, qu'elle déteste, la nuit. La solitude y est si concentrée qu'elle en devient presque palpable. Outre que c'est là qu'elle a entendu le dernier appel de Cédric... Son bureau est devenu une tombe !

Alexandra préfère longer les couloirs aux lumières tamisées qui ne dessinent aucune ombre, baignant murs, sols et plafonds d'une teinte égale.

Elle aime cette heure où les patients dorment, leurs rêves portés par des euphorisants. L'heure où les esprits tendent à leur insu des tulles transparents sur lesquels se dessinent des images apaisantes qu'Alexandra capte de temps à autre.

Elle évitera la « salle des disparus » qu'une équipe spéciale surveille. Elle préfère passer un moment dans cette grande salle de loisirs où les malades puisent quelque contentement et redeviennent humains en replongeant dans leur enfance.

C'est ainsi : le cerveau adulte en souffrance doit s'affranchir des phobies qui le gangrènent en surface. En profondeur, loin, très loin, sommeille souvent un gosse qui ne demande qu'à pleurer pour libérer sa peine.

Retrouver cet enfant oublié est la tâche la plus ardue qui soit donnée au praticien. Tant d'adultes assassinent celui qu'ils ont été... Comment renaître, alors ?

Alexandra navigue entre les tables, goûtant l'épais silence à peine éraflé par le roulement des roues caoutchoutées du fauteuil sur la moquette.

Elle s'arrête devant le jeu d'échecs de ce patient qui reproduit inlassablement la même combinaison qui le condamne à perdre. Les pièces sont exactement en place. Encore une fois, l'homme s'est vaincu !

Elle se souvient de sa première journée aux Sorbiers... De l'agression de Mélisse à son encontre, de sa fuite, du salut qu'elle trouva dans cette pièce. Là précisément, à cet endroit. Là où elle a aussi appris par la télévision que la fille du professeur Sormand avait été retrouvée morte dans une grotte !

Elle a calé son fauteuil devant l'échiquier où se reflète un peu de la lumière tombant de la veilleuse du plafond ; elle imagine comment bouger le roi pour éviter l'échec et mat. Elle retient son geste afin de ne pas contrarier le joueur qui reprendra le lendemain son éternelle partie perdante.

Un léger son dans son dos. Le frottement d'un pied nu sur le sol, qui la fait frissonner de peur. On s'approche derrière elle... Elle n'ose se retourner. Pas tout de suite. Elle doit d'abord s'assurer qu'elle n'a pas imaginé ce bruit. Mais il se reproduit. Un pas lent...

Elle se décide et imprime un demi-tour à son fauteuil.

Mélisse est là qui la regarde de ses grands yeux d'animal soumis. Et lui sourit. Elle porte le pyjama dont les « disparus » sont désormais revêtus. Toute maigre, elle flotte dedans comme un fantôme.

Une deuxième silhouette passe la porte, fragile et diaphane. C'est Virginie, autre jeune femme victime de Vals, qui rejoint Mélisse pour lui donner la main.

Une troisième apparition : Quentin. Blême et squelettique, il prend la main de Virginie.

Lorsque Louis, Oscar et André entrent à leur tour, se donnant tous la main, Alexandra comprend ce qu'ils veulent faire : un cercle ! Ils forment un cercle autour de la jeune femme. Ils l'enserrent en lui souriant tous, leurs regards sombres plongeant en elle pour déverser dans son esprit un flot d'amour et de bonté. Un sentiment plus dense que tous ceux qu'Alexandra a jamais éprouvés. C'est une chaleur dorée, suave, riche de déférence et de gratitude...

Ils la remercient de les avoir découverts, guidée par la voix de Mélisse qui l'appelait à l'aide alors que Virgile se préparait à l'assassiner avant de leur faire subir le même sort.

Ce chœur lui chante une ode muette, admirative, et Alexandra se rend compte que ce sont leurs âmes qui s'expriment. Qui se projettent vers la sienne pour l'étreindre, lui communiquer un bonheur d'une rayonnante intensité.

Cependant, derrière cette dévotion, perce une pointe de menace. L'un d'eux tente de la prévenir d'un danger imminent. Une séparation...

Alexandra ressent un léger pincement au cœur. Il lui a paru qu'il s'agissait de Margot... Oui, l'un des disparus la met en garde. Au sujet de sa fille !

Aussi Alexandra lance-t-elle son esprit dans la direction d'où provient cette alerte, quand le charme est brisé par une porte qui claque dans son dos.

– Oh, excusez-moi, madame Alexandra, dit le vigile. Cette maudite porte vitrée est si lourde... J'oublie toujours de la retenir.

– Martin...

Alexandra cherche des yeux les disparus.

– Je faisais ma ronde, poursuit Martin. Je vous ai vue là, toute seule, et je me suis permis...

– J'étais vraiment seule ? s'enquiert Alexandra en frissonnant soudain de froid.

– Pour le cas, plus seule, ça n'existe pas !

La grande salle d'activités est vide. La lumière diffuse, le jeu d'échecs...

– Tout va bien, madame Alexandra ?

– Oui, Martin.

– Je vous disais : je me suis permis d'entrer parce que je vous trouvais un peu tristounette, dans votre fauteuil, perdue au milieu de ce bazar...

Alexandra esquisse un sourire.

– Vous êtes très gentil et attentionné. Je réfléchissais... Non, il serait plus juste de dire que je rêvais !

– C'est bien, conclut Martin. Rêver, ça soulage... C'est une bonne soupape ! Vous voyez, des fois, je me dis que le rêve, ce n'est pas ce qu'on croit.

– Ah ?

– Le rêve, ça pourrait bien être la vraie vie... Et la vie, un foutu cauchemar !

– Qu'est-ce qui vous fait penser cela ? s'amuse Alexandra.

– On meurt rarement, dans les rêves... Et on y espère beaucoup.

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