L'infiltration

Alors qu'elle traverse le campus de sa démarche au déhanchement savamment rythmé, Souad ne peut s'empêcher d'éprouver un vif plaisir à voir les garçons la dévisager du coin de l'œil, ou, pour certains, se retourner sur son passage. Il est vrai qu'elle a tout mis en œuvre pour attirer le regard sans pour autant se travestir. Mais elle a choisi jean et polo moulants, blouson de cuir et bottes. Elle a enfilé ses vingt-huit ans dans cette panoplie un tantinet provocante pour tester son charme et capter aussitôt l'attention. Elle doit gagner du temps... Il est impératif que l'on remarque d'entrée de jeu la petite nouvelle.

Toujours est-il qu'elle n'est pas insensible aux œillades que lui lancent les étudiants... Elles viennent renforcer sa joie, sa fierté, aussi, d'être enfin envoyée sur le terrain. Ce renard Martin a tenu parole. Dans quel but ? N'importe quelle jeune enquêtrice aurait pu endosser le rôle, et les raisons qu'il a avancées au juge Barrot ne servaient que de prétexte. On pouvait d'ailleurs tout aussi bien choisir un homme pour effectuer cette infiltration. À moins que Martin, à sa manière, ait seulement souhaité lui faire plaisir en l'amadouant ? En lui offrant ce qu'elle réclamait... ? « Les premiers pas qui doivent la conduire dans son lit ? »

L'opération a été montée en quelques heures avec le président du campus, mis dans la confidence. Inscription tardive à l'université au prétexte qu'elle a vécu jusqu'à présent à l'étranger. Fausse date de naissance enregistrée sur le dossier. Acceptation sans problème, au vu de ses diplômes, pour qu'elle intègre le TD de master physique-chimie dirigé par Gwen Leroy, dont Martin lui a brossé un portrait peu flatteur. Enfin, permission d'assister au premier cours de la chargée de TD comme une étudiante ordinaire.

On lui a procuré d'emblée livres et polycopiés, qu'elle a potassés rapidement, constatant avec soulagement qu'aucune notion ne lui poserait problème, sa mémoire réveillant d'elle-même les bases élémentaires qu'elle avait ingurgitées lors de ses études.

Arrivant devant la porte du labo de TD, elle se mêle au petit groupe d'étudiants qui attendent en bavardant. Très vite, elle réalise que la mort tragique d'Estelle demeure le principal sujet de conversation. La plupart de ces jeunes ont assisté aux funérailles et sont encore sous le choc. Elle s'inquiète soudain : « Certains m'ont peut-être aperçue au cimetière... »

– Bonjour, je m'appelle Souad. Je viens de débarquer et j'intègre votre cours...

Filles et garçons lui tendent la main ou se bornent à la saluer d'un mouvement du menton. Tous paraissent réellement la découvrir à cet instant, ce qui la rassure. « Il est vrai que je n'avais pas ce look-là, lors de l'enterrement de la gamine ! »

Maintenant, il s'agit de plonger en complète immersion. Trouver un garçon particulièrement vulnérable et sensible à son charme, sur lequel elle pourra facilement prendre de l'ascendant...

D'un regard circulaire, elle cherche sa proie. Que des adolescents, forcément bons élèves... et peu enclins à se droguer au peyotl ! « Quant aux filles, pour la plupart ce sont des gosses bien nées, bien habillées, propres sur elles ! Tout ce que je déteste ! Je les vois mal se faire un trip ! La petite rousse binoclarde, peut-être... » Néanmoins, elle s'attarde sur quelques visages, consciente de ne pas devoir se fier aux apparences.

Soudain, la porte de la salle de TD s'ouvre sur une superbe brune d'une trentaine d'années qui fait signe aux étudiants d'entrer.

Gwen Leroy.

Chacun rejoint sa place parmi les paillasses mises à leur disposition, enfile sa blouse, étale ses livres. Brouhaha de chaises, dernières bribes de conversation...

– Nous allons attaquer l'expérience n¼ 8, développée sur les pages 12 et 13 de vos polycopiés, annonce Gwen. Je vous mets en garde contre les difficultés que vous allez rencontrer ; il y a danger si vous ne suivez pas les recommandations à la lettre. Quand je parle de danger, ne pensez pas que vous déclencherez un Hiroshima ! Méfiez-vous cependant. Vous disposez de trois quarts d'heure pour réaliser l'expérience, et d'un quart d'heure pour en tirer les conclusions.

Puis, passant dans les travées, Gwen s'arrête à la hauteur de Souad qu'elle dévisage et jauge des pieds à la tête.

– Vous êtes la nouvelle, n'est-ce pas ? Le bureau m'a prévenue. Souad Boukhrane ?

Souad approuve d'un hochement de tête tandis qu'elle prépare minutieusement son matériel.

Gwen s'attarde auprès de l'enquêtrice, semblant réfléchir.

– J'ai lu votre fiche ; vous avez vingt et un ans, c'est cela ?

– Je viens juste de les fêter, ment Souad sans se laisser démonter, comprenant que Gwen la trouve certainement plus âgée.

– Et vous êtes arrivée à Toulouse la semaine dernière...

– C'est exact, je faisais mes études à Alger, à l'université des sciences et de technologie Houari-Boumedienne... Mon père a été muté récemment à Montauban. Toute la famille l'a suivi !

– Pensez-vous être au niveau ?

« Martin n'avait pas tort. Cette Gwen est une vipère ; elle met du venin dans les phrases les plus anodines. »

– Je ne sais pas encore, dit Souad en jouant les modestes. Nous verrons à la fin de l'expérience...

– Oui, je verrai !

Puis Gwen poursuit son chemin, ne s'intéressant manifestement qu'à certains étudaints. Deux filles et trois garçons devant chacun desquels elle s'arrête, dispensant conseils ou confidences rapprochées à l'oreille. Un comportement que Souad enregistre à la dérobée.

L'examen se déroule dans un parfait silence. Souad, pour qui l'exercice n'est qu'un jeu d'enfant, s'évertue à prendre son temps. L'expérience achevée, elle s'attarde à rédiger ses conclusions tout en observant son voisin de paillasse, concentré mais visiblement dépassé par le problème. Leurs regards se croisant, le garçon fait la grimace et murmure :

– Je suis complètement largué !

Souad n'a besoin que de quelques secondes pour jauger le jeune homme, établissant une expertise à l'emporte-pièce qu'elle affinera avec le temps. « Pas le beau gars, mais un charme évident. Comme beaucoup de grands bruns aux yeux verts. Un sourire de môme. Les cheveux trop longs sur les oreilles, ce qui lui donne un petit côté benêt qui le rend attendrissant ! Un jean délavé effiloché aux genoux. Une chemise blanche impeccable. Une grosse montre clinquante de prétentieux au poignet... Une chaîne en or autour du cou... Un timide qui a besoin de colifichets pour s'affirmer ! »

D'un hochement du menton, elle lui désigne sa propre feuille de conclusions qu'elle fait glisser doucement vers lui sur le carrelage de la paillasse. Il lui sourit de plus belle en saisissant le document qu'il recopie aussitôt fébrilement, ne cherchant même pas à vérifier les résultats. Puis, le lui rendant :

– Merci, souffle-t-il.

La sonnette retentit, faisant sursauter Souad qui avait oublié que les cours s'achèvent toujours sur ce son électrique agressif. Un mauvais souvenir de ses propres études !

Tous les étudiants passent alors devant le bureau pour y déposer leur feuille de résultats. Lorsque c'est son tour, Souad est interpellée par Gwen :

– Restez une minute, Souad, s'il vous plaît ! Je vais tout de suite examiner votre copie et vérifier si vous êtes réellement au bon niveau...

– Je vous en prie, dit Souad en s'écartant pour laisser passer son voisin.

Celui-ci lui murmure à l'oreille :

– Je t'attends dehors.

Elle lui décoche un clin d'œil approbateur en guise de réponse.

Gwen parcourt le devoir de Souad sans oublier la moindre formule, traquant la moindre erreur, la plus mince approximation... Enfin elle repose la feuille sur le bureau et, tentant de dissimuler sa contrariété sous un sourire contraint, elle s'oblige à dire :

– Étonnant ! Vous avez tout bon. Je vous félicite...

Sitôt dehors, Souad aperçoit le grand brun assis sur un banc ; elle se dirige directement vers lui en ondulant du bassin. À son approche, il bondit en lui tendant la main.

– Florent, se présente-t-il. Je te dois un pot, une séance de cinoche ou tout ce que tu voudras ! Grâce à toi, je ne passerai pas à côté de la validation de mon TD ! Je pataugeais...

– Souad ! À ton service, répond celle-ci. Qu'est-ce que tu proposes dans l'immédiat ? On ne dispose pas d'assez de temps pour un pot ou un ciné.

Il hausse les épaules, indécis.

– On peut aller s'allonger dans l'herbe au soleil ? Qu'est-ce que tu en penses ?

« S'allonger dans l'herbe ! Un truc de marmot... Je retombe en enfance, moi ! »

– Pourquoi pas ? accepte cependant Souad.

N'étant pas les seuls étudiants à avoir eu cette idée, ils cherchent un endroit libre et parviennent à découvrir un bosquet à l'abri duquel ils s'assoient l'un à côté de l'autre sur le gazon fraîchement coupé, Souad prenant garde néanmoins à ne pas trop se coller au jeune homme.

Florent entame la conversation en racontant sa vie de bourgeois toulousain qui a choisi physique-chimie comme il aurait pu porter son dévolu sur les maths. Doué pour les sciences exactes, plutôt motivé par la recherche, il s'est engagé dans cette voie sans grande conviction.

– Et toi ? demande-t-il à Souad.

Elle s'apprête à lui parler de sa cité de Bondy, quand elle se reprend :

– Mon père est ingénieur aéronautique. Une grosse tête ! Je dois tenir de lui ; j'apprends à une vitesse folle.

– J'ai cru comprendre. J'ai entendu que tu avais habité Alger.

– Oui, ces trois dernières années. On voyage pas mal...

« On s'en moque, de ces foutaises ! Je dois l'amener à me parler d'Estelle... Même si je dois y aller avec de gros sabots ! »

– Tout à l'heure, quand je suis arrivée, vous étiez bien en train de discuter de cette fille qu'on a retrouvée morte dans une grotte, non ?

– Estelle... En effet. Tu as entendu parler du professeur Sormand ?

– Naturellement. J'ai même lu quelques-uns de ses livres. Pourquoi ?

– Estelle était sa fille. Rudement intéressante et sympa. Elle aussi était douée pour les études. Une bûcheuse ! Mais avec un léger grain...

– Elle avait quand même un mec, non ? demande aussitôt Souad en profitant de l'occasion qui lui est donnée. Elle ne passait pas tout son temps à potasser !

Florent paraît surpris.

– Non ! Non ! Je ne crois pas. En tout cas, ce n'était pas officiel !

– Ah bon ? J'ai dû mal comprendre... Je pensais qu'elle était avec le gars qui a disparu...

Florent éclate alors de rire.

– Tu veux parler de Cédric ? Je crois qu'il aurait bien aimé se la faire, c'est certain. Il en mourait d'envie... Mais je peux t'assurer que, pour elle, il n'était qu'un pote ! Remarque, ils auraient fait la paire, tous les deux ! Aussi barrés l'un que l'autre !

– Bah ! On l'est tous un peu, non ? dit Souad en s'appuyant sur un coude.

– Non, mais là... Tu n'imagines pas, ces deux-là. Ils déconnaient grave, sur ce coup !

– Ah bon ? Quel genre ? De quel coup parles-tu ?

Soudain, Florent esquisse un léger mouvement de recul. Souad en est certaine, elle a mis le doigt sur quelque chose ! Elle se demande comment corriger le tir, quand son compagnon se lève vivement en consultant sa montre.

– Tu as vu l'heure ? J'ai la relativité restreinte qui m'attend, moi... Je dois filer !

Mais Souad a eu le temps d'apercevoir un minuscule tatouage encré dans le cou du jeune homme.

– Super mignon, ton tatouage ! s'exclame-t-elle en se levant à son tour et en découvrant le col de la chemise de Florent. Je pourrais avoir le même ? Que représente-t-il ?

Florent ne répond pas, regardant par-dessus l'épaule de Souad le groupe de cinq étudiants qui vient vers eux, mené par Gwen. Souad se retourne juste à temps pour saisir l'expression de colère de la jeune chargée de TD. De colère et d'inquiétude...

– Aucun intérêt ! bafouille Florent, cramoisi. J'étais bourré, le jour où on me l'a fait...

Laissant Souad, il se hâte de rejoindre Gwen.

« Un tatouage original, mon mignon ! Un 8 ouvert à ses deux extrémités avec un trait horizontal au sommet. »

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