L'embarras du juge Barrot

Le lundi matin, alors qu'il se rend d'un pas pressé à une audience, Barrot ne peut s'empêcher de repenser à la réunion de la veille au soir, à la centrale. Il en a conservé un certain malaise qui a perturbé son sommeil. Pourtant, qu'a-t-il à craindre ? L'Expérience est en passe d'être réalisée dans d'excellentes conditions, et surtout les policiers tournent en rond, tels des chiens se mordant la queue...

Pour l'heure, s'il s'en réfère à leurs rapports, il ne doit rien redouter. Servaz n'avance que des hypothèses. Il suppute que Vals a été éliminé à Buzet, mais ne dispose d'aucune preuve. Il se heurte aux bandes de surveillance falsifiées. Et pour le reste, tout le reste, la Loge Muette, le complot, l'Expérience, il vaticine entre mille et une présomptions. Toujours dans l'incapacité de les étayer.

Quant aux « disparus », les médecins assistent impuissants à leur déclin, les voyant s'affaiblir de jour en jour sans parvenir à en cerner la cause. Privés du traitement de Vals, tous sont condamnés à brève échéance... La dégénérescence de leur masse osseuse ainsi que le processus de gérontisation dont ils sont atteints sont irréversibles. L'un des principaux effets du « mélange » de Vals est le syndrome de Hutchinson-Gilford, la progéria ! Le « mélange » qui a coulé depuis des années dans leurs veines a altéré leur code génétique, touchant le chromosome 1 dont il a transformé la protéine, responsable de leur vieillissement prématuré.

Les derniers survivants des expérimentations secrètes pratiquées aux Sorbiers ne sont plus que des spectres au seuil du trépas. De frêles fantômes à l'organisme usé et à l'esprit brûlé.

Vals leur a imposé tant de « voyages » aux confins de la mort, les en ramenant chaque fois plus affaiblis, que le peu de vie qui leur reste ressemble à la flamme fragile d'une bougie couchée par la tempête. Le « mélange » agit particulièrement sur la glande pinéale, ce minuscule organe, vestige chez l'homme de son système cervical primitif. Ce « troisième œil » qui réagit encore à la lumière après des millions d'années d'évolution ! Et qui a conservé certaines de ses facultés primordiales que les drogues sont en mesure de décupler. Cette petite excroissance est en effet une véritable usine, un extraordinaire neurotransmetteur ! Un magnifique alambic qui distille de lui-même quelques tryptamines endogènes que charrie le sang humain...

Il se souvient de ce que Vals lui avait enseigné : « Dans le Livre des Révélations, il est dit que l'Élu connaîtra Dieu personnellement ; son nom sera dans son front ! Et, justement, avait ajouté le professeur, c'est là que se trouve la glande pinéale, ce “troisième œil” qui voit au-delà du temps et de l'espace, si nous lui en offrons les moyens... Depuis des millénaires, combien de cultures ont-elles recherché ce fameux “œil”, Barrot ? – Je vois à quoi vous faites allusion, lui avait-il répondu. Toutes ces traditions qui imposent le port d'un point rouge au milieu du front ? – Bien sûr ! Or cet œil-là est capable de s'ouvrir sur le deuxième monde... »

Bientôt, se dit Barrot en poursuivant son chemin, tout sera accompli ! Il en sera ainsi !

Ce projet merveilleux, cette entreprise admirable, mené depuis des siècles, va enfin se concrétiser... Dans moins de trois jours, un esprit humain accostera dans le deuxième monde !

Le sourire est revenu sur le visage lisse et rose du juge. Sa démarche a repris son rythme dansant et maniéré. Il serait presque heureux. Du moins pensait-il l'être quand, à l'angle du couloir, il tombe nez à nez avec ce satané flic, ce foutu Parisien...

Son sourire se craquelle, la roseur de ses joues s'estompe et une sueur soudaine lui glisse entre les omoplates. Deux secondes pour se reprendre, recouvrer son assurance, paraître naturel et tendre la main à l'intrus.

– Commandant ! Nous n'avions pas rendez-vous, n'est-ce pas ?

– Non, monsieur le juge. Votre secrétaire m'a simplement indiqué où je pourrais vous trouver...

– Ah ! Auriez-vous quelque information importante à me communiquer ? C'est au sujet du professeur Vals ?

– Rien de ce côté-là... Il semblerait qu'il se soit rendu invisible au moment de pénétrer dans l'enceinte de la centrale de Buzet.

– Ou vous vous êtes trompé !

Martin fixe sévèrement son interlocuteur.

– J'opterai plutôt pour un remarquable maquillage des bandes vidéo... Et je pense que nos experts sauront me donner raison. Ce qui prouvera que les assassins bénéficient de complicités dans cette centrale.

Le juge jette un coup d'œil à sa montre et reprend son chemin, talonné par Martin.

– Pourquoi teniez-vous à me voir, commandant ?

– Je souhaitais parler d'Oscar, votre neveu...

Barrot se crispe puis se ressaisit aussitôt en s'astreignant à offrir un large sourire à Martin.

– Mon neveu ?

– En effet. Vous avez obtenu qu'il vous soit confié, malgré la volonté des médecins qui préféraient traiter le cas des disparus dans sa globalité. Comment se porte-t-il ?

Barrot se reproche de répondre trop hâtivement, comme pour se débarrasser du sujet.

– Mieux ! Beaucoup mieux... Il se remet doucement.

– Il a de la chance ! ironise Martin. Aux Sorbiers, ses semblables dépérissent à vue d'œil. L'un d'eux est d'ailleurs entré dans un coma profond et nous craignons qu'il ne passe bientôt de vie à trépas.

– J'en suis sincèrement désolé. Oscar, lui... Oscar a toujours été un garçon résistant. Et l'équipe médicale à laquelle je l'ai confié est très efficace.

Martin le dévisage sans chercher à dissimuler sa surprise.

– C'est pourquoi je crois qu'il serait utile que nous puissions voir Oscar et vérifier que...

– Ah, ça non ! le coupe brutalement Barrot. Sa santé s'améliore, certes, mais il n'est pas en mesure de supporter des visites qui le fatigueraient inutilement.

– C'est compréhensible, admet Martin. Néanmoins, il serait charitable de votre part de demander aux praticiens qui soignent votre neveu de communiquer leurs rapports à leurs confrères des Sorbiers. La confrontation de leurs méthodes serait sans doute riche d'enseignements, ne trouvez-vous pas ?

Cette fois, le rose des joues du juge a totalement disparu et ses lèvres ont bleui. « Ce fouineur soupçonne-t-il quelque chose ? Il vient de me tendre un piège dans lequel je suis tombé sans me méfier... Je vais devoir demander à Legendre de me fournir des “rapports médicaux” pour les remettre en pâture à ce chien de chasse de Servaz ! »

– Je vous transmettrai effectivement les informations nécessaires, promet Barrot en espérant conclure ainsi l'entretien.

Martin s'obstine cependant à ronger son os :

– Que je ne puisse interroger Oscar dans l'immédiat, je l'admets, monsieur le juge ; par contre, peut-être pourrais-je le faire dans quelques jours, puisque vous m'assurez qu'il se remet. Le témoignage des disparus est primordial, si nous voulons progresser dans notre enquête et accéder à l'étage supérieur...

– L'étage supérieur ? s'étonne Barrot.

– Vals ne pratiquait pas ces épouvantables expériences pour son propre compte ; ceux qui l'ont éliminé l'ont fait pour le sanctionner d'avoir été démasqué, mais surtout dans le but de se protéger.

Dans son dos, la chemise du juge est trempée.

– Qui croyez-vous atteindre ? demande-t-il.

– Je l'ignore encore, monsieur le juge... Un groupe ? Une organisation secrète ? Une secte ? Une officine gouvernementale occulte ?

– Vous êtes un grand imaginatif, commandant !

– Non, justement. On a plutôt tendance à me reprocher mon pragmatisme... Ce qui, à mes yeux, constitue une qualité, chez un enquêteur.

– Bien, bien..., fait le juge d'un ton las en consultant de nouveau sa montre. Je suis désolé, commandant, je dois me rendre à une audience. Nous reparlerons de tout cela plus tard, si vous le permettez.

– Naturellement.

Barrot tend une main humide et huileuse à Martin, puis pivote sur ses talons tel un pingouin cherchant l'esquive.

– Au fait, monsieur le juge...

Barrot se retourne à contrecœur.

– Oui ?

Martin prend un certain temps avant de lancer :

– Vous ferez mes amitiés au colonel Legendre, que je m'étonne de ne plus trouver sur mon chemin depuis quelques jours.

Barrot ne trouve rien à répondre et se hâte d'ouvrir la porte de la salle d'audience où il est attendu.

Martin demeure quelques secondes sur place et porte à ses lèvres une cigarette qu'il allumera dès qu'il sera hors du palais de justice.

Le juge a laissé après lui un peu de l'odeur de sa transpiration. Celle de la peur.

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