L'affable monsieur Zimmer

Le convoi de police est constitué de six véhicules. Seignolles a pris le volant de la voiture de tête et impose l'allure de sa conduite appliquée, respectant minutieusement la signalisation. Martin a demandé qu'on n'utilise ni gyrophare ni sirène. Le cortège monte ainsi vers la centrale de Buzet à son train d'enterrement...

Martin profite de ce répit pour feuilleter le rapport que Baziret lui a remis à la suite de l'autopsie du professeur Vals, et qu'il commente à voix haute :

– Le mode opératoire a été le même que pour Virgile Dupré : strangulation à l'aide d'un lacet... À noter que les deux victimes n'ont sans doute pas cherché à se défendre !

– Tu veux dire qu'elles étaient consentantes ? s'étonne Souad. Qu'elles ont accepté leur châtiment ?

– Baziret semble l'assurer.

Sans quitter des yeux la route, Seignolles dit :

– Ce qui conforterait la théorie de la secte !

Martin, continuant à tourner les pages du rapport :

– Le bourreau a œuvré avec une méticulosité parfaite ! Il n'a laissé aucune trace sur les corps des deux victimes. C'est à croire qu'il a agi en combinaison stérile ! Pas le plus infime soupçon d'ADN. Rien à se mettre sous la dent !

Souad soupire :

– Elle commence à me foutre la frousse, cette Loge Muette !

Martin se tourne vers elle :

– Nous la cernons, Souad. Nous allons bientôt l'empêcher de poursuivre ses petits travaux de couture !

Enfin, au terme d'un trajet qui a paru une éternité à Martin, le convoi pénètre sur le parking de la centrale.

Quelques employés qui profitent d'une pause pour fumer à l'extérieur s'étonnent de voir sortir des véhicules gendarmes et enquêteurs en civil qui se précipitent aussitôt dans le vaste hall d'accueil.

Les vigiles en faction ne peuvent que s'effacer devant cette armée déboulant au pas de charge.

Une hôtesse quitte son comptoir et, picotant le sol de ses hauts talons, se rue à la rencontre Martin qui mène la troupe. Elle tente d'interposer son mètre cinquante-cinq et ses quarante-sept kilos, en vain.

– Mais, monsieur... Je dois prévenir le directeur que...

– Justement non ! réplique froidement Martin en indiquant à un agent de surveiller le standard où une réceptionniste s'apprête à téléphoner. Mademoiselle, ayez l'obligeance de me dire où je puis trouver M. Zimmer.

– Au cinquième étage, monsieur le...

– Commandant, précise Martin.

La cohorte de policiers investit les ascenseurs. Quelques secondes plus tard, sur le palier, ils bloquent les issues, interdisent à quiconque d'entrer dans les bureaux ou d'en sortir.

Suivis de Souad, Martin et Seignolles pénètrent dans la pièce ultramoderne occupée par Zimmer, sous l'œil effaré d'une secrétaire qui ouvre grand la bouche pour n'en laisser sortir qu'un ridicule petit cri d'étonnement.

Zimmer, image conforme à celle du DVD, dents blanches, yeux bleus, cheveux blonds coupés ras, déplie son corps d'athlète pour se lever de son fauteuil, et, comme si l'intrusion de la police dans son sanctuaire lui paraissait un événement naturel, fait quelques pas à la rencontre des officiers de police.

– Commandant Servaz, police judiciaire ! annonce Martin en lui tendant sa carte. Nous venons perquisitionner votre usine dans le cadre d'une enquête de flagrance concernant la mort du docteur Vals, directeur de la clinique des Sorbiers.

– Franck Zimmer, se présente cordialement le directeur en offrant une franche poignée de main à Martin. Je suis le responsable de cette centrale, commandant... Mais vous devez déjà le savoir, n'est-ce pas ? Auriez-vous l'amabilité de m'éclairer sur cette intrusion ? Et de me présenter les documents adéquats...

– Dans ce type de procédure, monsieur Zimmer, nous prenons la liberté d'intervenir sans prévenir.

– Je vois... Vous misez sur l'effet de surprise ! Il n'empêche que je suis en droit de vous demander quelques précisions. Vous venez de me parler du professeur Vals : s'agit-il de cet homme qui a été retrouvé noyé dans la Garonne ? Ce sinistre personnage qui retenait des gens portés disparus dans son établissement ?

– En effet. Notre enquête nous a conduits à penser qu'il a été assassiné dans ces murs !

– Quelle surprenante supposition ! ironise Zimmer. Dans ces murs ? Je trouve cela plutôt incongru. Mais sans doute avez-vous vos raisons pour émettre une telle hypothèse.

Martin ne répond pas ; il se tourne vers Seignolles :

– Lance les hommes, lui dit-il. Mets Julliard sur l'administration et la comptabilité, Michel à l'extérieur. Tu supervises... Souad et moi, on va faire un tour dans les locaux de la sécurité.

Tandis que Seignolles quitte le bureau, Martin revient vers Zimmer, lequel demeure imperturbable, ne manifestant aucun signe de mauvaise humeur ni d'impatience. Il se tient devant la large baie vitrée donnant sur le barrage.

– Puis-je me rendre utile, commandant ? demande-t-il d'un ton affable.

– Absolument ! Veuillez nous accompagner au PC de sécurité et nous permettre d'accéder à toutes les vidéos de surveillance.

– Cela ne pose aucun problème, commandant ! fait Zimmer en ouvrant la porte et en s'effaçant civilement pour laisser passer Souad.

Le PC de sécurité se situe au deuxième sous-sol. C'est une petite pièce aux murs couverts d'écrans où officient trois techniciens en blouse blanche. Martin remarque d'emblée une légère odeur de renfermé flottant dans cet espace confiné. « Une odeur de vestiaire ! »

– Montrez-moi toutes les bandes de surveillance de l'intérieur et des alentours de l'usine depuis environ un mois, s'il vous plaît.

– Cela risque de prendre un certain temps, indique Zimmer.

– Passez-les en accéléré... mais modérément !

Puis, s'approchant du mur de moniteurs, il pointe le doigt sur l'écran de surveillance retransmettant les images du passage que Seignolles et lui ont découvert le jeudi de la semaine précédente.

– Cette vidéo..., dit-il. Présentez-moi les films de la semaine dernière.

L'un des techniciens s'exécute sous le regard tolérant de Zimmer, toujours aussi impassible.

Lundi, mardi, mercredi... Vals n'apparaît pas.

– Vous ne vous êtes pas trompé de semaine ? s'inquiète Martin.

– Non, monsieur. Voyez en haut de l'écran... Date et heure s'affichent. Il n'y a aucun doute possible.

– Il n'y a rien d'étonnant à ce que nous ne voyions personne sur ces bandes, commandant. C'est un accès de service pour ainsi dire inconnu, qui n'est que très rarement utilisé par l'équipe de sécurité au cours de rondes mensuelles... au cas où la clôture subirait des dommages occasionnés par des sangliers.

Souad, remarquant l'impatience et la déception Martin, avance :

– Ces films pourraient-ils avoir été empruntés et falsifiés... ?

– C'est une possibilité, admet le technicien. Une dizaine de personnes dûment autorisées peuvent pénétrer dans ce local. Mais elles doivent s'identifier à l'entrée de la salle à l'aide d'un code et de leurs empreintes digitales.

Puis vient la bande vidéo du jeudi...

Soudain, l'opérateur ralentit et agrandit une image. On y voit nettement Seignolles et Martin atteindre la porte grillagée au bas du coteau qu'ils viennent de gravir. Martin manque de glisser entre deux rochers... Souad esquisse un sourire, et Zimmer commente :

– Vous avez bien failli tomber, commandant... C'est effectivement un endroit dangereux. Vous auriez dû me prévenir, je vous aurais indiqué un itinéraire moins périlleux.

Légèrement embarrassé, Martin répond :

– Le lieutenant et moi suivions justement des traces de pas conduisant à cette porte cadenassée. Les empreintes laissées dans la boue prouvaient que l'inconnu – le professeur Vals ? – avait franchi cette clôture.

Le sourire de Zimmer s'efface.

– En êtes-vous certain ? Je n'ai pas ordonné de ronde la semaine dernière.

– Quelqu'un est néanmoins passé avant jeudi, souligne Martin. Et je m'étonne qu'il ne soit pas visible sur ces bandes. Le lieutenant Boukhrane a émis l'hypothèse que ces bandes auraient pu être trafiquées, et ça me paraît une éventualité tout à fait concevable. Je vais demander à deux inspecteurs de poursuivre le visionnage de toutes vos bandes, monsieur le directeur ; ils resteront le temps nécessaire... Et, si je peux me permettre, j'aimerais que vous nous fassiez visiter votre centrale.

– Je suis désolé, commandant, je n'ai guère le temps de vous servir de guide ; je me contenterai de vous conduire auprès de M. Friedel, notre directeur technique, qui se fera un plaisir de vous faire un cours sur nos installations.

Il leur faut dix bonnes minutes de marche pour rejoindre Mathieu Friedel qui se trouve en compagnie de deux ingénieurs dans la salle des turbines. Il arbore une trentaine juvénile, des cheveux bruns en bataille, de petites lunettes rondes qu'il porte sur le bout du nez, un menton fuyant creusé d'une large fossette.

Il accueille les visiteurs avec l'enthousiasme débordant des passionnés, se lançant d'entrée de jeu dans un exposé minutieux sur l'appareillage mécanique qui anime la roue motrice, appelée « vulgairement » turbine, souligne-t-il.

– Il serait plus convenable de la nommer rotor, précise-t-il. En réalité, ces deux machines sont des turbines Kaplan, les plus appropriées au débit de l'eau que nous leur apportons.

Martin lève les yeux au ciel.

– Ce que vous nous apprenez là est passionnant, monsieur Friedel ; en temps ordinaire, j'aurais suivi votre conférence avec grand intérêt ; malheureusement, nous sommes venus pour que vous nous montriez cette usine sans rien omettre, pas même les placards à balais !

Friedel se rembrunit et, manifestant sa déception, entraîne Souad et Martin d'un sec « Suivez-moi ! »

La visite se déroule alors au pas de charge : montées d'escaliers métalliques, traversées d'interminables galeries, suivis de labyrinthes...

Martin arrête Friedel alors qu'ils viennent de passer devant une porte marquée d'un agressif éclair jaune.

– Pourquoi n'entrons-nous pas ici ?

– C'est le transformateur, commandant.

– Parfait, jetons-y un coup d'œil !

Friedel ébauche un sourire en coin.

– Il faudrait d'abord couper le courant !

– Eh bien, allez-y !

Détachant chaque syllabe comme s'il s'adressait à un enfant, Friedel martèle :

– Vous ne saisissez pas ce que je veux dire, commandant. Couper le courant, c'est priver d'électricité toute une partie de Toulouse !

Martin insiste néanmoins, malgré Souad qui lui a pris le bras pour l'inciter à renoncer.

– Faites-nous entrer là ; je vous promets que nous ne toucherons à rien !

– Que vous touchiez ou non à quelque chose, commandant, reprend patiemment Friedel, vous prendriez de toute manière quarante mille volts produits par l'arc électrique. Je ne peux donc vous laisser entrer.

– J'en prends la responsabilité, persiste Martin, le front buté.

– Non, monsieur ! Je ne peux le faire que sur l'ordre écrit d'un juge ! Un protocole particulier devra ainsi être observé, et la population prévenue d'une coupure de courant à une certaine date, à une heure donnée et pour un certain temps ! On ne décrète pas de la sorte de priver une ville de son électricité... Je ne suis absolument pas habilité à prendre cette décision. De plus, ce n'est pas aussi simple que vous l'imaginez ; il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton pour couper le jus !

Souad exerce une pression des doigts sur l'avant-bras Martin.

– Commandant, M. Friedel a raison. Si nous pénétrions dans cette salle, nous serions aussitôt transformés en poussière de charbon ! Laissons tomber ! Pour l'instant...

Leur visite s'achève au rythme où elle a commencé, Friedel souhaitant évidemment se débarrasser au plus vite de ces visiteurs.

Revenus dans le hall, Martin et Souad retrouvent Seignolles et l'ensemble des enquêteurs. Prévenu de leur départ, Zimmer est venu les saluer avec son sourire publicitaire.

– Alors, commandant, avez-vous trouvé quelque chose ?

– Non, monsieur le directeur ! Je crains cependant de devoir revenir... Je persiste à penser que les bandes vidéo ont été trafiquées. Quelqu'un – Vals ou qui que ce soit d'autre – a emprunté cette fameuse porte que vous n'utilisez pour ainsi dire jamais.

– Vous portez là une accusation grave, dit Zimmer sans se départir de son sourire définitivement greffé sur son visage lifté. Pourtant je me tiendrai à votre disposition pour vous donner entière satisfaction. Vous avez vu que mon seul travail consiste à produire de l'électricité. Si cette abominable créature qu'était le professeur Vals a eu la malencontreuse idée de s'aventurer dans l'enceinte de la centrale pour se faire trucider, je n'en porte pas la responsabilité. Mais, naturellement, mon personnel se soumettra à tous les interrogatoires auxquels vous le convierez.

– Je vous en remercie, conclut froidement Martin en se dirigeant vers la sortie.

Dehors, les policiers trouvent la pluie. Une averse fine, prélude à un automne précoce.

Martin monte dans la voiture à la place du conducteur.

– Je prends le volant, cette fois.

Il a hâte de revenir au QG boire un café et fumer.

– Nous nous sommes déplacés pour rien ! ose Seignolles.

– Pas vraiment, le contredit Martin en mettant le contact. Non, pas vraiment... Il y a quelqu'un dans cette usine qui a bidouillé les bandes vidéo ! Les fantômes ne laissent pas de traces de pas dans la boue, Luc. Le garde forestier a croisé Vals, ce que tu as confirmé en m'assurant qu'il avait pris sa voiture... Et Vals n'apparaît pas sur les films ! Ni lui ni personne d'autre que nous deux, le jeudi.

Au même moment, dans un couloir de la centrale, Mathieu Friedel, après s'être assuré qu'il est seul, compose un numéro sur son téléphone portable.

– Ils sont partis, colonel... Oui... Ils reviendront sans doute bientôt... Non... Les bandes vidéo ont été traitées ; pas de problème de ce côté-là... Oui, dimanche soir... Vous maintenez la réunion ? Bien.

Puis il raccroche, fourre son téléphone dans sa poche et reprend la direction de la salle des turbines. Tous les traits de son visage expriment une profonde contrariété. « Nous allons devoir agir rapidement ! Très rapidement... Au risque de compromettre l'Expérience ! »

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