Martin jette un regard à sa montre. Une heure trente ! Florent incline la tête de côté, épuisé, livide, le front brillant de sueur. Il a achevé son long monologue d'une voix faiblarde, finalement réduite à un murmure qu'entrecoupaient de brefs sanglots. Car les deux enquêteurs ne lui ont posé que peu de questions. Juste quelques coups d'éperons pour le relancer...
Il leur a donc tout dit. La naissance du Cercle, ses orgies parmi les ruines de Clairac, les expériences de décorporation instrumentées par Gwen, qui ne conduisaient qu'au bad trip, un délire nauséeux qui laissait les cobayes dans un état psychotique misérable... Le signe, tracé autrefois par le cathare Robert Sicard... La clef devant leur permettre d'atteindre le deuxième monde...
Il leur a longuement parlé de Gwen qui a pillé les recherches du professeur Sormand. Mais il leur a juré qu'elle n'était pas dans la grotte le jour où Estelle et Cédric ont tenté le voyage... Lui non plus. Ni aucun membre du Cercle.
Enfin il a conclu en évoquant cette soirée, avec Souad qui a absorbé les deux morceaux de buvard, leur jurant que l'idée de se débarrasser d'elle venait de Gwen.
– Nous allons en rester là, annonce Martin. Nous connaissons la suite.
Florent demeure sans réaction. Son corps semble sans vie, tassé sur la chaise, la poitrine se soulevant à peine sous les à-coups d'une respiration imperceptible.
Seignolles se lève brusquement et empoigne le jeune homme à demi assoupi.
– Qu'est-ce que vous faites ? réagit Florent, les yeux embués de larmes.
– Au lit ! lui lance Seignolles d'une voix volontairement agressive. En cellule ! Tu excuseras le manque de confort, mais l'administration ne donne pas dans les quatre-étoiles !
Le prenant par le bras, il l'entraîne vers la porte que leur ouvre Martin.
– Tu seras déféré demain devant le juge d'instruction, lui explique le gendarme en le poussant sévèrement. Tu devras lui déballer à nouveau ton laïus. Tu n'as d'ailleurs pas fini de le répéter !
– Il faudrait prévenir mes parents, gémit Florent en pleurnichant.
– Ce sera fait.
– Je vous attends ici, Luc !
Martin apprécie cet instant de solitude et de silence qui lui est offert. Il se dirige vers l'une des fenêtres qu'il ouvre en grand pour laisser pénétrer l'air frais dans la pièce enfumée, saturée de relents de sueur.
À l'extérieur, la ville s'est quasiment endormie. Ne passent que de rares voitures dont le bruit de moteur lui parvient très atténué. Il reste là, debout devant la fenêtre, à respirer profondément. Insatisfait...
Les aveux de Florent n'esquissent qu'une partie des réponses aux nombreuses questions qu'il se pose depuis son arrivée à Toulouse et son entrée dans la grotte de Sainte-Engrâce. Ces aveux ne permettent pas d'expliquer pourquoi le colonel Legendre était aux obsèques d'Estelle, puis place du Capitole, enfin à l'université pour fouiller le bureau de Sormand...
Toujours à la fenêtre, Martin n'entend pas Seignolles rentrer dans la pièce. Il ne prend conscience de sa présence que lorsque celui-ci se place à son côté pour lui demander :
– Vous vous tâtiez pour savoir si vous alliez sauter ?
– Pardon ?
– Rien... c'était une plaisanterie ! Vous voyez, je suis comme vous : mon humour est pitoyable !
– Désolé, je ne pense pas pouvoir être bon public, cette nuit. Trop crevé ! Et puis, si je devais choisir un mode de suicide, je n'opterais pas pour la défenestration.
– On peut connaître votre choix ?
Martin sourit, se retourne sur Seignolles et dit :
– Je prendrais de bonnes chaussures de marche, mon anorak et un paquet de clopes... Et je grimperais n'importe quelle montagne dangereuse en empruntant une voie nouvelle qui me conduirait à une superbe plate-forme dominant une vallée. Alors là, seulement là, je plongerais !
– Une belle mort, admet Seignolles. Un peu comme celle de mon père.
– La sienne fut différente. C'était un accident.
Après un temps, le gendarme énonce très bas :
– C'est ce que je vous ai dit...
Martin attend que Seignolles ajoute une explication, une confidence... Comme rien ne vient, il demande :
– Le môme est sous les verrous ?
– Oui. Il a craqué en entrant dans la cellule et s'est remis à chialer. J'ai eu le sentiment qu'il prenait seulement conscience à cet instant de la gravité de ses actes.
– Votre avis sur ce qu'il nous a appris ?
Le gendarme prend quelques secondes de réflexion avant de répondre :
– Je n'en ai pas vraiment. Ou plutôt si : une vague impression qui me met mal à l'aise. D'accord, ces gamins se droguent, dealent, s'inventent des délires ésotériques sur les cathares, s'envoient en l'air dans des partouzes orchestrées par leur prof de TD... mais ce ne sont pas pour autant des criminels ! La véritable responsable, c'est Gwen Leroy qui leur lave le cerveau à grands jets d'acide !
Martin acquiesce d'un hochement de tête.
– Je ressens un peu la même chose que vous... Néanmoins, nous tenons l'extrémité du fil de la pelote... s'il n'y a qu'une seule pelote à dérouler !
– Vous pensez que nous enquêtons sur plusieurs affaires à la fois, n'est-ce pas ? Et que celles-ci se chevauchent, se dissimulant mutuellement !
– C'est probablement le cas, souligne Martin. Cependant, j'ai l'impression qu'il existe un point de jonction où ces affaires se croisent. Elles sont toutes reliées quelque part.
– Raphaël Sormand ?
Martin se doutait que Seignolles proposerait ce nom. C'était inéluctable. Il s'étonne de s'entendre répondre :
– Peut-être pas Sormand...
– Là, vous me surprenez ! Depuis le début de notre enquête, il est pour vous le suspect principal, l'origine de tout, le Mal incarné !
Nouveau sourire Martin.
– Vous avez raison, Luc. Il est effectivement à la naissance de cette quête insensée du deuxième monde. Pourtant, j'ai désormais la conviction qu'il est étranger aux événements actuels. Ce sont ses travaux qui ont été dévoyés ! Gwen Leroy les a corrompus ; nous en avons la preuve. Je redoute par contre qu'elle ne soit pas la seule ! Nous ne faisons que patauger à la surface d'un bourbier... Une bestiole bien plus grosse et dangereuse que cette dingue de prof est tapie dans la vase.
Seignolles quitte la fenêtre et retourne s'asseoir à son bureau sur lequel il étend ses longues jambes. C'est en détachant distinctement chaque syllabe qu'il livre le nom auquel ils pensent tous deux :
– Le colonel Legendre !
Il s'imaginait que Martin insisterait, mais ce dernier change de sujet comme s'il n'avait pas entendu :
– Nous irons voir le juge Barrot tous les deux à neuf heures pour obtenir un mandat de perquisition de l'appartement de Gwen et l'informer qu'on doit arrêter celle-ci. Il faudrait aussi envoyer une équipe de techniciens à l'église de Clairac. Et je ne veux surtout pas de publicité autour de l'arrestation de Florent, afin de ne pas alerter la gourou.
– Entendu, chef. Je vous propose de lever la séance... Nous sommes l'un et l'autre au bout du rouleau, et nous devons récupérer un peu. Quelques bonnes heures de sommeil ne seront pas du luxe.
Martin referme la fenêtre et traverse la pièce en attrapant son blouson à la volée.
– Excellente initiative, Luc. Allez vous coucher ; quant à moi, j'ai une dernière petite chose à faire.
– À cette heure ? Bon Dieu, vous ne dormez donc jamais ?
– Très peu, en effet.
Ce n'est qu'une fois dehors que Martin, avant de monter dans son véhicule, demande à Seignolles :
– Dans quel hôpital Souad a-t-elle été conduite ?
– Vous voulez aller la voir maintenant ? La petite doit dormir...
– Dans quel hôpital, Luc ?
– L'hôpital Joseph Ducuing, rue de Varsovie. Au 15, je crois.
– Merci et bonne nuit.
Martin se met au volant. Seignolles reste sur place à le regarder, s'interrogeant : « Tel que je le connais maintenant, il va s'asseoir sur une chaise et regarder Souad dormir. Il restera jusqu'au matin en crevant d'envie de fumer. Ce sera sa punition ! Oui, c'est cela : il se reproche encore d'avoir risqué la vie de la petite... Mais ce type se reproche tant de choses qu'il lui faudrait rester une éternité assis sur une chaise sans fumer pour attendre la rédemption ! »