Le doute

Mardi, huit heures.

Cette fois, elle a osé ! Alexandra s'est décidée à récupérer un peu de l'onguent que Marie a coutume de préparer dans son mortier et avec lequel elle lui a massé les mollets et les cuisses dix-sept ans durant.

La jeune femme en a recueilli une petite cuillerée qu'elle a mis dans un pot de crème préalablement lavé à l'eau de javel, puis abondamment rincé. Elle veut savoir...

Elle doit comprendre pourquoi depuis quelques jours, depuis qu'elle a refusé de se faire masser par Marie, elle ressent des picotements dans les jambes et éprouve même parfois des sensations : chaleur et froid alternés... Une esthésie nouvelle, très lointain souvenir de perceptions que sa mémoire avait reléguées dans une nuit sans fond.

Considérant le pot de crème qu'elle vient de reboucher, le faisant tourner dans sa main, elle ne peut repousser le sentiment de culpabilité qui l'oppresse. Car la voici qui doute de Marie ! La compagne de chaque instant, l'amie qui l'a réconfortée, soignée, choyée, l'entourant de sa bonne grosse affection de matrone, au point de l'étouffer quelquefois...

Douter d'elle jusqu'à imaginer cette horreur ! Douter si fort qu'elle en a perdu le sommeil, s'interrogeant sans cesse sur les raisons qui auraient poussé Marie à commettre cette chose épouvantable...

Cependant, Alexandra perçoit comme un retour de la vie dans ses jambes. Elle a vu ! Elle a vu son gros orteil droit bouger, ce matin. Et, quand elle a posé les pieds sur le sol en s'aidant de ses bras et de ses mains, comme elle a l'habitude de faire, elle a failli pleurer de joie au contact tiède du parquet de sa chambre.

Ensuite Marie est entrée, boudeuse et renfrognée, et a proposé ses services. Alexandra a accepté qu'elle l'aide à se laver et à s'habiller, mais a refusé ses soins, arguant qu'elle avait pris conscience de leur inutilité. Marie s'est rembrunie et a bougonné, puis est ressortie de la chambre en annonçant qu'elle allait faire des courses.

Margot était déjà dans la cuisine où elle prenait son petit-déjeuner. Alexandra a attendu que Marie démarre la voiture pour se rendre dans la serre avec le pot de crème qu'elle avait préparé la veille au soir.

Maintenant elle s'empare de son téléphone portable et compose le numéro du lieutenant Souad Boukhrane ; Alexandra a sympathisé avec la jeune femme, lors de ses visites aux Sorbiers où elle cherchait à recueillir des informations auprès des quelques disparus survivants dont la raison n'était pas totalement éteinte.

La voix légèrement rauque de Souad :

– Oui, docteur ?

– J'aurais besoin de vos services, lieutenant.

– Je vous en prie...

Alexandra lui explique. Les mots lui viennent difficilement pour exprimer son impensable défiance envers celle qui lui est venue en aide dès sa sortie de l'hôpital. Les mots s'entrechoquent pour tenter de traduire un effroyable soupçon.

– Ce que vous cherchez à me faire comprendre, dit Souad, c'est que cette femme, Marie Mongeot, pourrait vous avoir maintenue dans une sorte de handicap artificiel ! Elle vous aurait nui depuis tant d'années ?

– J'avoue que c'est difficilement croyable...

– Docteur, s'étonne Souad, vous êtes bien paralysée, n'est-ce pas ?

– En réalité, la plupart des médecins que j'ai consultés ont admis que je devais pouvoir remarcher... Mais comment aurais-je pu les croire si Marie me massait avec des produits paralysants ? Toute rééducation devenait impossible ! Je me suis progressivement persuadée que je demeurerais impotente toute ma vie.

– Dans quel but aurait-elle agi ainsi ? demande Souad avec incrédulité.

– Je l'ignore. À moins que son comportement ne soit celui d'une perverse... Quelqu'un qui désire imposer sa volonté à une personne fragile et vulnérable pour régenter son foyer.

– Qu'attendez-vous de moi ?

Alexandra marque un long silence durant lequel elle fixe le pot de crème posé sur ses genoux.

Elle se décide enfin :

– J'ai subtilisé un peu de l'embrocation qu'elle m'appliquait... Je souhaiterais que vous la fassiez analyser et dresser une liste de ses composants. Je sais que vous êtes vous-même une spécialiste en chimie et...

– Aucun problème, docteur, la coupe Souad. Je peux venir chercher l'échantillon aux Sorbiers dans la matinée, si vous le souhaitez. J'en profiterai pour parler un peu avec Mélisse ; la petite paraît la plus résistante de tous les disparus. Elle m'a déjà beaucoup appris sur Vals et Dupré.

– C'est très gentil à vous ! Je serai à la clinique à partir de dix heures.

Alexandra raccroche, le cœur battant, les mains tremblant légèrement, des larmes brûlantes lui montant aux yeux. Trahit-elle Marie ? Trahit-elle une si longue et belle amitié sur de vagues présomptions ?

Car n'est-ce pas elle, Alexandra, la seule et unique responsable ? La paralysie de ses membres n'aurait-elle pas été une sanction imposée par son propre esprit ? Une sorte de leurre ? Le seul moyen que son subconscient aurait trouvé pour lui interdire de courir rejoindre Martin ?

Et aujourd'hui que Martin vieilli a réapparu, effaçant définitivement le souvenir de l'adolescent d'autrefois, son esprit ne vient-il pas lui offrir en retour ce prétendu miracle ?

Soudain, quelque chose de frigorifiant lui traverse le corps. Quelque chose qui la transperce comme ferait une flèche de glace. Mais qui s'est dissimulé aussitôt, semblable à un animal furtif capable de se confondre avec le paysage pour se rendre invisible.

Alexandra a tressailli, terrifiée.

– Margot ! appelle-t-elle pour se rassurer.

Un silence.

– Margot ?

– Oui, maman.

Elle apparaît sur le seuil de la serre. Elle lui sourit et la regarde affectueusement. Un sourire trop accentué.

– Oui, maman ?

– N'es-tu pas en retard pour te rendre au lycée ?

– Mon premier cours ne commence qu'à neuf heures.

Elle passe derrière le fauteuil roulant, en saisit les poignées et pousse sa mère hors de la serre.

Alexandra a caché le pot de crème entre ses mains. Elle sait qu'elle l'a vu. Pas forcément avec ses yeux... elle l'a vu comme elle-même voit parfois. Avec son esprit ! Et là, elle a beau avoir rabattu ses antennes, elle ne parvient pas à fermer hermétiquement son esprit.

« Elle m'a sondée... Elle possède mon don ! Ce froid que j'ai ressenti subitement, c'était elle ! C'était l'expression de sa haine contre Marie. »

Загрузка...