Débriefing personnel

Souad est restée quelques secondes, perplexe, à se demander quel genre de mufle était ce type qui la laissait ainsi en plan pour courir rejoindre le groupe d'étudiants conduit par Gwen... Ceux auxquels elle avait d'ailleurs dispensé certains conseils lors de l'examen. Mais n'étaient-ce que des conseils ?

– Tu essaies d'apprivoiser cette grande asperge de Florent ? a fredonné une voix chantante dans le dos de l'enquêtrice.

Souad s'est retournée pour se retrouver face à une frimousse toute ronde, picotée de minuscules points de rouille, agrémentée d'une chevelure flamboyante qui paraissait avoir explosé la seconde précédente, d'un sourire rose bonbon en forme de cœur, de seins moulés comme de jolies madeleines dans un chemisier vert amande trop étroit, et d'yeux noisette emplis de bonne humeur.

« Cette fille était dans le labo tout à l'heure... Trois rangs derrière moi. Toute mignarde derrière des lunettes qu'elle a certainement ôtées par coquetterie dès la sortie du cours. J'avais juste remarqué sa crinière... Et là, elle rayonne ! C'est du concentré de joie à l'état pur ! »

– Je m'appelle Virginie, s'est présentée la jeune fille en élargissant son sourire tout miel, tout sucre.

– Souad... Souad Boukhrane.

– Oui, c'est toi, la nouvelle. Tu débarques d'Alger, c'est bien cela ?

– Je suis un peu perdue, sur ce campus. C'est une véritable usine... Il paraît que nous sommes une trentaine de milliers d'étudiants ?

– Vingt-huit mille exactement, précise Virginie. Et il faut que tu choisisses Florent pour te servir de guide ! Il y a mieux, comme chevalier servant...

– Il n'est pas trop mal...

– Question physique, je ne dis pas.

– Alors, où se situe son gros défaut caché ?

Nouveau sourire bonbon de Virginie qui lui a désigné le groupe formé par Gwen et sa poignée d'étudiants en disant :

– C'est juste l'un des toutous de Miss Gwen ! As-tu remarqué comme elle l'a sifflé d'un simple regard ? Ils sont une demi-douzaine à l'escorter... Je me demande si elle se les tape tous ! Les filles comprises...

Puis, entraînant Souad par le bras :

– Si tu veux, après les cours, on va boire un pot à la cafétéria. Je t'apprendrai des tonnes de trucs sur la vie du campus. Surtout sur le petit monde de l'UFR physique-chimie... Je suis une vraie fouine !

Et c'est ainsi qu'à dix-huit heures, après deux heures de conversation avec Virginie, Souad sort de la cafétéria. En vérité, pense l'enquêtrice, ce n'était pas une vraie discussion, plutôt un long monologue que sa récente amie a débité de sa voix chantante et que Souad ponctuait parfois d'un mouvement de tête, d'un regard ou d'une question pour le relancer.

Souad est satisfaite, heureuse même. Sa première expérience sur le terrain s'est très bien déroulée ; elle ne revient pas les mains vides au QG. Elle imagine déjà avec un contentement gourmand l'expression Martin et de Seignolles quand elle leur racontera ce qu'elle a appris... Surtout Martin !

Elle a décidé de flâner avant de prendre son bus. Le temps de remettre de l'ordre dans son esprit, de faire le point pour être au meilleur de sa forme pour livrer son exposé à Martin et à Luc.

Cet exercice qu'elle n'a jamais eu l'occasion de pratiquer devant ses pipettes lui paraît essentiel. Cela n'a plus rien à voir avec un rapport clinique empli de graphiques et de formules.

Par où commencera-t-elle ? La découverte du tatouage dans le cou de Florent, l'identique réplique du motif peint sur le dos d'Estelle et gravé sur la paroi de la grotte... ? Ou le fait que, selon Virginie-la-fouine, Gwen, la chargée de TD, est l'amante du professeur Sormand depuis deux ans ?

– Je les ai moi-même surpris, lui a avoué Virginie. Un soir, je suis retournée chercher un classeur que j'avais oublié le matin au labo. Et je suis tombée sur Sormand et Gwen qui baisaient. Je suis certaine qu'ils ne m'ont pas vue... Mais moi, je peux t'assurer que je suis restée un petit moment à les mater par l'entrebâillement de la porte ! Eh bien, je peux t'affirmer que Sormand serait capable d'en remontrer à la plupart des jeunes !

« Du coup, se dit Souad, cette liaison suscite questions et hypothèses. Pourquoi Sormand n'en a-t-il rien dit à Martin ? Le fait que Sormand et Gwen aient des relations intimes implique forcément qu'ils connaissent l'un et l'autre une partie de la vérité... En tout cas sur Estelle et Cédric, puisque ceux-ci étaient des élèves de Gwen. Quelle était la nature des relations entre Gwen et Estelle ? Cette dernière devait nécessairement être au courant de la liaison de son père avec sa prof ! Toute l'université était au courant ! Tout Toulouse, même, semble-t-il ! »

Le plus important, n'est-ce pas ce que lui a confié Virginie à la fin de leur conversation :

– Tout à l'heure, je t'ai dit que Florent était l'un des toutous de Miss Gwen. Mais c'est pire que cela !

– Tu m'intéresses de plus en plus, a réagi Souad en dissimulant sa curiosité de flic, mais en jouant plutôt les midinettes. Tu vas m'apprendre quelque chose de bien croustillant ?

– Gwen dirige un club restreint d'étudiants... Une société secrète comme il en existe dans les universités américaines. Bien plus modeste que la fameuse Skull and Bones Society qui a enfanté des George Bush, des John Kerry ou autres, naturellement ! Il n'empêche qu'elle organise des rencontres mystérieuses avec mots de passe, rituel, cérémonie d'initiation, et croit former une élite parmi les étudiants !

– Florent est du groupe ?

– Avec les cinq autres que tu as vus tout à l'heure. Mais leur organisation a pris un sacré coup dans l'aile, ces derniers jours... Une de leurs adeptes vient de mourir, et un septième membre a disparu !

À ce moment, Souad n'avait pas pu masquer sa surprise, et c'est d'une voix un peu trop empressée qu'elle avait demandé :

– Tu veux parler d'Estelle Sormand et de Cédric Tissier ?

– Exactement ! Tu ne trouves pas ça étrange, toi ?

Bien sûr qu'elle avait trouvé cette révélation étrange... « D'autant que le signe en 8 doit être leur emblème ! »

Si tout ce que Virginie-la-fouine lui a appris est exact, elle prend conscience qu'il ne lui reste qu'une issue : poursuivre son infiltration et découvrir le moyen de se faire introniser dans la secte de Gwen. Elle imagine déjà une stratégie. Douée en physique, elle pourra peut-être impressionner la gourou et la séduire suffisamment pour qu'elle la remarque, la juge et l'accepte dans son groupe... Tout en se servant de Florent comme entremetteur. Oui, c'est par lui qu'elle pourra être cooptée !

Cela ne lui paraît pas impossible à réaliser. Moins, en tout cas, que de convaincre Martin de lui laisser entreprendre cette opération, craignant qu'il refuse, persuadé de son inexpérience.

La jeune femme est maintenant pressée de rejoindre le QG, impatiente de délivrer à ses collègues sa moisson d'informations. Et de décider Martin à lui permettre d'intégrer le club de Gwen.

Lorsque Souad atteint la station de bus, elle est alertée par la présence d'un homme d'une trentaine d'années qui vient se poster sur sa droite. Il s'est arrêté brutalement alors qu'il marchait légèrement en retrait. Comme si, subitement, il avait eu l'intention de prendre lui aussi le bus... Une intention bien imprévue, pense Souad qui se souvient que l'inconnu lui a emboîté le pas à l'instant même où elle sortait de l'université. Elle n'y avait prêté aucune attention particulière. Pourquoi l'aurait-elle fait ?

« Ce type est trop vieux pour être un étudiant... Est-ce un prof ? Dans quel but me suivrait-il ? S'il me suit, d'ailleurs... ! »

Souad grimpe dans le bus, l'homme sur ses talons. La jeune femme trouve une place et s'assoit. L'homme demeure debout à l'avant du véhicule.

« À aucun moment il ne m'a jeté un coup d'œil... C'est bien le premier type de la journée qui ne me déshabille pas du regard. Il m'ignore d'une manière si ostensible que cela en devient suspect. Il applique avec discipline les codes du parfait manuel du fileur professionnel ! »

Néanmoins, Souad s'interroge : qui la ferait suivre ? Et surtout, pour quelle raison ?

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