Les petits bonheurs, Souad aime à les faire durer, à leur donner un peu d'écho. Car ils se sont toujours faits rares. Trop éphémères. Souvent suivis de déception.
Ce matin, c'est le genre de petit bonheur qu'elle apprécie. Elle le goûte avec une gourmandise enfantine. Elle est sur le terrain ! Son infiltration à l'université est un véritable succès ; elle se trouve désormais aux portes de la secte que dirige Gwen...
Martin avait raison de lui faire confiance. Elle s'est révélée être un parfait cheval de Troie.
Marchant dans les rues animées du vieux Toulouse, elle se sent enfin aussi à l'aise dans son boulot que dans cette ville. Enfin... Il lui manque néanmoins l'essentiel pour être vraiment heureuse. Mais cela, comment y parvenir ? Comment réussir à s'attacher à un homme ?
Elle a pris la morne habitude d'errer d'amour en amour, insatisfaite, sortant des nombreux lits dans lesquels on l'a couchée avec un sentiment de dégoût. Abandonnant à l'oubli les caresses mécaniques et les vains engagements qui se sont tous soldés par des espaces de solitude mélancolique.
Elle est incapable de s'attacher durablement. Sans doute parce qu'elle n'a rencontré jusqu'ici que des amants qui se croyaient des hommes alors qu'ils n'étaient que des gamins...
Elle poursuit sa promenade en rêvassant, s'arrêtant même parfois, à son grand étonnement, devant des boutiques de vêtements. Aurait-elle envie d'acheter une robe, des dessous, une paire de chaussures féminines, elle qui ne porte que jeans, blousons, chemisiers et bottines... ? À qui devrait-elle plaire ?
Martin, peut-être, qui ne quitte pas ses pensées, même si elle devine qu'une histoire d'amour avec lui est de l'ordre de l'improbable. Il y a cette femme infirme dans son fauteuil roulant... Elle a vu comme ils se regardaient, au cimetière... Ces deux-là se sont aimés et s'aiment sans doute encore.
Cela lui aurait cependant plu de s'engager dans une liaison avec un homme plus âgé qu'elle. À la recherche de ce père au sujet duquel elle ment. Non, le sien n'a jamais été le type bien qu'elle décrit. Qu'elle s'est imaginé. Il la battait régulièrement, lui cinglant les cuisses à grands coups de ceinturon, n'admettant pas qu'elle voulût s'émanciper, refuser la soumission qu'il imposait déjà à sa femme...
Soudain, alors qu'elle examine la devanture d'un chausseur en se demandant si elle ne va pas se décider à en franchir la porte pour essayer une paire d'escarpins rouges qui ont attiré son attention, elle reconnaît dans la vitre le reflet de l'inconnu qui l'a suivie jusque dans le bus, l'autre jour. Il se tient sur le trottoir d'en face. Elle se retourne vivement pour le surprendre. Il fait de même et se colle le nez à la glace d'un charcutier, soudainement intéressé par les saucisses, boudins et rillettes exposés en abondance dans la vitrine !
Souad reprend son chemin en accélérant le pas, courant presque. L'inconnu semble avoir abandonné sa filature. « Il se peut qu'il ne soit pas seul à me suivre... Un autre a pu prendre le relais ! »
Peu après, quand elle entre dans la pièce du QG, Martin et Luc sont en pleine discussion devant le tableau des informations. Ils lui adressent un vague signe qui se veut un salut et reprennent leur conversation.
– Je ne vous dérange pas, au moins ? ironise-t-elle. Je souhaitais juste vous dire que j'ai retourné la Gwen comme une crêpe et que mon intégration dans son groupe me semble imminente... Vous m'auriez vue la manipuler, la Miss Gourou !
Nouveau geste flou, accompagné d'un hochement de tête de la part des deux hommes. La jeune femme s'approche d'eux.
– Félicitations, Boukhrane ! Vous vous êtes vraiment bien débrouillée, pour une première fois, dit-elle en essayant d'imiter les intonations Martin. – Oh, de rien ! Je n'ai fait que mon travail...
Martin abandonne le tableau, lui sourit et répète en accentuant ses propres intonations :
– Félicitations, Boukhrane ! Vous vous êtes vraiment bien débrouillée, pour une première fois. Puis il ajoute : Mais je ne doutais pas que vous vous acquitteriez de cette tâche, car vous aviez toutes les qualités requises : un aplomb insolent, de sacrées connaissances en physique-chimie, un charme fou et un plan de carrière à respecter. Bravo !
– Je prends tout cela pour un compliment, accepte Souad du bout des lèvres en gagnant son bureau.
– Je crois qu'il est temps de mettre le flag en place ! suggère Seignolles.
Martin ne paraît pas convaincu.
– Ce serait trop tôt ; nous ne disposons pas d'éléments suffisants...
– Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ? s'insurge Seignolles. On a la confirmation que la chargée de TD réunit des étudiants qui connaissaient la victime, qu'ils se shootent lors de petites séances mystico-ésotériques, et qu'enfin c'est au cours de l'une de leurs réunions qu'Estelle est morte... Cela fait beaucoup, non ?
– Oui..., lâche Martin. Mais Souad peut très bien se faire mener en bateau ! Nous ne sommes peut-être qu'en présence d'une petite bande de farfelus qui se contentent de se camer... Ça, oui, nous en sommes certains.
– Et leur marque dans le cou ? rugit Seignolles. Qu'en faites-vous ?
– Je sais..., poursuit Martin. Ce motif constitue un lien possible entre Gwen, son club et de probables cérémonies dans la grotte de Sainte-Engrâce. Des hypothèses, Luc... des hypothèses !
Seignolles, resté devant le tableau des informations, croise les bras sur sa poitrine en se renfrognant. Le regardant, Martin se souvient des photographies punaisées dans le chalet de Luc... « Il adopte l'attitude qu'on voit à son père sur chacun des clichés ! »
S'adressant à Souad, Martin poursuit :
– Vous êtes parvenue à gagner un peu de la confiance de Gwen ; je pense que vous devez aller plus loin encore. Pour la pincer en flagrant délit, nous avons besoin de concret. Pour l'heure, nous ne disposons que de blabla et de supputations... Il me faut des actes !
– Mais enfin, c'est de la folie ! s'exclame Seignolles. C'est lui faire prendre des risques insensés ! Ces individus ont beau être des gamins, ils sont loin d'être inoffensifs. Ils peuvent même se révéler dangereux, sous l'empire de leur saloperie de dope !
– Oui, papa ! le coupe Souad. J'ai commencé un boulot ; je le terminerai. Effectivement, Martin a raison, il ne me reste plus qu'à m'introduire dans l'une de leurs assemblées pour récolter les preuves dont on a besoin.
– Dans ce cas-là, nous t'équipons d'un micro, propose Seignolles.
– Pas question ! réplique Souad. Même si elle m'invite à participer à l'une de ses soirées, Gwen gardera un poil de méfiance à mon égard. Il se peut même qu'elle me fouille. Je n'ai pas l'intention de courir ce danger.
– Je suis d'accord ! tranche Martin en revenant à son bureau. Cette Gwen est dangereuse, venimeuse même ! Je la vois bien arracher les vêtements de Souad dès son arrivée pour vérifier qu'elle n'est pas flic !
– C'est de la folie ! grogne Seignolles. Souad n'est pas préparée à affronter ce genre de situation ! Il y a un pas de géant entre placer des pipettes dans une centrifugeuse et infiltrer une bande de dégénérés ! Vous vous rendez compte, Martin, que vous la considérez comme un agent de commando ?
– Allons, papa ! reprend Souad. Remets-toi. Fifille a vingt-huit ans, maintenant...
Seignolles rentre de plus belle la tête dans les épaules et fronce le visage au point de ressembler à un bulldog.
– Par contre, j'exige que vous ne preniez aucune drogue, recommande Martin à la jeune femme. Arrangez-vous comme vous voudrez, mais restez clean !
– Pas la peine de me le préciser, commandant !
– Et enfin, vous conserverez votre portable ouvert pour nous envoyer un signal toutes les heures, de façon à ce que nous restions en contact...
– Et merde ! lance Seignolles en se dirigeant vers la porte qu'il franchit en ajoutant : Je préfère aller me plonger dans les archives plutôt que de cautionner une telle connerie !
Martin et Souad se regardent, mi-interrogatifs mi-souriants.
– J'ai comme l'impression qu'il en pince pour toi ! remarque Martin.
– Moi, j'ai surtout l'impression que tu fais un piètre observateur, pour un enquêteur de ta réputation !
– Ah ? J'aurais dû relever quelque chose dans le comportement de Luc ?
Souad ne peut s'empêcher d'éclater de rire.
– S'il en pince pour quelqu'un ici, lui annonce-t-elle, c'est toi !
– Tu veux dire...
– Que Luc est homo, oui. Ça fait problème ?
Avec une réelle sincérité, Martin répond :
– Absolument pas. Mais j'aurais dû naturellement m'en rendre compte... Je me posais des questions au sujet de sa psychologie... Une multitude d'infimes détails... Je comprends mieux, maintenant.
– Des fois, Martin, poursuit Souad, j'ai le sentiment que tu es long à la détente !
– Tu as sans doute raison. À ma décharge, je dirai que je ne fais aucune différence entre un homo et un hétéro. Comme je ne fais aucune différence entre UN flic et UNE flic ! Aucune différence entre noir et blanc... ou jaune !
– C'est ce qui me plaît chez toi. Tu es un type bien, Martin... Un râleur un peu tristounet et monomaniaque, mais un chic type !
« Un chic type dont je suis en train de tomber amoureuse ! »