Estelle

Martin regarde la jeune femme qui conduit la voiture de police banalisée dans laquelle il a pris place, quelques minutes auparavant, devant la gare de Toulouse-Matabiau. « Souad Boukhrane, lieutenant de police ! » s'est-elle présentée à lui. D'un ton qui laissait supposer qu'elle était fière de son grade.

Il a apprécié cet enthousiasme quasi juvénile qui lui a rappelé ce jour lointain où lui-même est entré dans la police. Douze ans plus tôt, déjà... Un bail qui fait maintenant de lui, au regard des nouvelles générations, un dinosaure qu'aurait pu former Maigret ! Il s'amuse de cette référence. Ce qu'il a toujours estimé chez ce personnage plus vrai que nature, c'est justement sa distance avec les événements, cette placidité affectée qui dissimule en fait un tempérament anxieux, inquiet du genre humain. Pourtant, Martin ne l'a jamais imité. Loin de là...

Devenu lieutenant, puis commandant de police, il a été tout le contraire de son modèle littéraire. Un type plutôt arrogant au début, sûr de son intelligence, rebelle à l'autorité. Bon flic ? L'est-il réellement ? Sans doute, puisqu'on l'affecte désormais aux enquêtes les plus difficiles que la PJ ait à traiter. Avec le recul, il s'aperçoit qu'il a exercé plusieurs carrières en une seule. Toujours à cause de son fichu caractère. Un tempérament à l'emporte-pièce qui lui a fait envoyer bouler sans ménagement plus d'un supérieur, ou qui a copieusement agacé des collègues qui ont eu le tort de ne pas partager ses avis.

Un crissement de pneus dans un virage l'arrache à sa réflexion.

– Vous vous entraînez pour la F1 ? demande-t-il sur un ton ironique.

Souad se contente de répondre par un rire clair. Un trille de gorge légèrement rauque, cependant.

Ils grimpent maintenant le flanc abrupt d'une montagne pyrénéenne qu'il connaît bien, en direction de Sainte-Engrâce. Il meurt d'envie de se renseigner sur ce qu'ils vont découvrir à l'arrivée, mais se retient. Il n'aime pas savoir à l'avance. Se trouver face à un cadavre doit se faire sans préparation. Un premier regard vierge sur la victime évite toute interprétation prématurée des causes du décès, de l'histoire que dissimule le crime, s'il s'agit effectivement d'un crime. Procéder ainsi est déterminant pour la suite de l'enquête.

Il allume une cigarette sans demander si cela dérange sa conductrice. Celle-ci se tourne vers lui, l'air amusé.

– Vous avez envie de mourir jeune ?

Il hausse les épaules.

– Jeune ou vieux, quelle différence cela fait-il ? réplique-t-il en regardant par la vitre les maisons de la vallée qui disparaissent progressivement dans la brume. Ce qui fait la différence, c'est l'intensité avec laquelle on a vécu la durée de vie qui nous est impartie !

Elle demeure un moment silencieuse, comme si elle assimilait les propos de Martin et préparait une réponse appropriée.

– Si vous vous en foutez tant que cela, c'est que vous avez eu une vie remarquable... Que vous l'avez vécue avec passion, enthousiasme... pourtant, vous n'êtes pas si vieux, pour vous donner des airs de bonze !

– Je ne me fabrique pas un personnage... La vie a fait de moi ce que je suis aujourd'hui, et si je mourais maintenant, je n'éprouverais aucun regret.

Souad aimerait lui dire qu'elle le plaint. Elle se retient. C'est trop tôt. Quand elle le connaîtra mieux, peut-être...

Soudain, alors qu'ils débouchent d'un virage en épingle à cheveux, ils se retrouvent devant un barrage. De nombreux véhicules de police et de gendarmerie sont rangés sur le bas-côté de la route. Souad freine au dernier moment et se gare sans ménagement contre un talus, amusée par la mine ébahie des gendarmes.

– Vous allez voir qu'ils vont me demander mes papiers..., dit-elle.

– Ils feraient bien ! lui lance Martin en s'extirpant de la voiture. Ce serait moi, je vous supprimerais même votre permis de conduire !

Comme il présente sa carte, les gendarmes le saluent sans oser émettre le moindre commentaire sur Souad qui lui emboîte le pas, les mains dans les poches de son jean qui souligne volontiers son petit air androgyne.

– C'est là-haut, commandant ! À peine à deux cents mètres, mais ça monte raide !

Indifférent aux deux gendarmes, il commence de grimper d'un bon pas. Aussitôt, des sensations de plaisir, anciennes, refoulées, rejaillissent. C'est comme si ses mollets disposaient d'une mémoire et se réveillaient d'un coup. C'était cela, grimper ! On a beau ne plus avoir pratiqué durant des années, il suffit de s'y remettre pour retrouver les bons vieux réflexes. Et cette étrange ivresse née de l'effort. Cet acharnement à vouloir à tout prix allonger la foulée. Toujours plus précise. Toujours plus efficace.

« Curieux, se dit-il, comme tout ce qu'on fait laisse une empreinte sur le corps... »

– Hé ! entend-il derrière lui. Vous faites l'Everest tous les matins au petit-déjeuner, ou quoi ?

Il se retourne à regret sur Souad, déjà distancée, qui transpire et ahane comme une mule trop chargée, quelques mètres plus bas.

– Non ! répond-il en profitant de cette halte forcée pour admirer le paysage montagneux ; j'aime marcher, c'est tout.

Tandis que la jeune femme le rejoint, des souvenirs lui reviennent par vagues. Bons et mauvais. Une brassée d'images liées à cette montagne, ces rochers gris avec leurs arêtes tranchantes, ces épicéas et ces sapins exhalant des senteurs sucrées de sève et d'écorce mêlées. Il n'a pas vraiment oublié...

Arrivant à sa hauteur, essoufflée, Souad marque un temps pour contempler à son tour le panorama.

– Vous aimez ? demande Martin.

– Pas mal... En tout cas, c'est mieux que les tours de ma cité.

Martin se doute qu'elle attend un commentaire. Il reprend néanmoins son chemin sans un mot. On ne lui fera pas le coup de la petite beurette qui s'en est sortie ! Qu'elle s'appelle Souad, Chloé ou Rachel, et qu'elle soit une fille ne fait pas partie de ses critères de jugement. Qu'elle soit jolie, non plus !

Bientôt, alors que le sentier raviné débouche sur un terre-plein, il découvre l'entrée d'une grotte. Une large gueule sombre devant laquelle discutent plusieurs gendarmes et des civils. Le ruban de plastique jaune s'agite en cadence sous la poussée du vent. « Étrange endroit pour mourir, se dit-il. Surtout pour une môme de vingt ans... »

Il s'arrête à nouveau, conscient qu'il doit imprimer cette image dans sa mémoire, car, vraisemblablement, le ou les assassins ont marché dans cette direction avec la victime. Peut-être même ont-ils emprunté le chemin qu'il vient de parcourir.

– Que faites-vous ? s'inquiète Souad en le rejoignant.

– Je m'imprègne, répond-il en souriant. Ce que l'on voit, les acteurs du drame l'ont vu aussi. Ce fut court, sans doute, mais ils ont vécu ici ensemble. L'une pour mourir, le ou les autres pour tuer...

– Qu'est-ce que cela change, que vous regardiez ce... ?

– Rien ! Fondamentalement, rien !

Elle le dévisage, interloquée. Décidément, elle ne comprend pas ce type. Pourtant, elle doit s'avouer qu'il l'attire. Son physique, peut-être, qu'elle trouve peu commun, original même, en est l'une des causes. C'est un grand gars un peu sec, tout en muscles longs, le visage perpétuellement soucieux, avec de brefs éclairs de malice dans un regard habituellement las, les lèvres entre moue et sourire. Un corps souple, sportif, nerveux. La quarantaine, certainement. Un vieil adolescent qui s'habille avec soin, mais paraît cependant négligé. Il y a en lui quelque chose d'insaisissable qui aiguise sa curiosité. Qui l'intimide, surtout. Il lui fait penser à ces voyageurs qui ont parcouru le monde, ont connu gloire et misère, ont vu des merveilles et des horreurs, et qui, revenus, s'assoient et demeurent immobiles. Silencieux. Car ils ne possèdent pas les mots nécessaires pour décrire l'indicible.

Ils reprennent leur marche, côté à côte cette fois-ci, grimpant d'un pas égal et régulier. Certains des hommes se trouvant devant l'entrée de la grotte se tournent vers eux, mettant leur main en visière à cause du soleil qui est apparu au-dessus des cimes. Parmi eux, le juge d'instruction Barrot qui semble manifestement s'impatienter.

« Encore quelques pas, songe Martin, et commencera alors l'enquête. » Une vague angoisse lui serre la gorge. C'est toujours ainsi quand il entreprend ses premières investigations. Pour lui, rechercher les auteurs et les causes d'un crime s'apparente à un combat de boxe. Tout compte : la technique, l'endurance, la stratégie, la patience... La persévérance, plutôt. Celle du véritable sportif qui, le malaise du trac passé, se lance corps et âme dans son propre défi. Vaincre !

C'est d'autant plus évident quand il s'agit d'actes rituels comme celui qui l'oblige à revenir aujourd'hui dans ce décor qu'il pensait avoir chassé de sa mémoire.

– Ah, bonjour, commandant ! s'exclame le juge, un petit homme rondouillard au regard vif et mobile.

Martin lui serre la main, réalisant d'un coup d'œil qu'il détonne dans le paysage ! Trop bien habillé, les cheveux lissés en arrière, de fines et coûteuses chaussures italiennes... Un intrus parmi gendarmes et policiers. Sans doute ne s'attardera-t-il pas, préférant son douillet bureau de Toulouse aux escarpements montagneux et à la boue qui crotte ses semelles.

– Bonjour, monsieur le juge ! répond Martin tout en se tournant vers un gendarme qui se tient sur sa gauche.

Le juge reprend :

– Je vous présente le lieutenant de gendarmerie Seignolles, qui a conduit les premières investigations.

Martin et Seignolles se donnent une solide poignée de main.

– Bonjour, commandant ! Je n'ai fait que protéger les lieux... je ne suis pas spécialiste de ce genre d'homicide... À condition que cela en soit vraiment un. Mais vous, par contre... Votre réputation vous précède !

– Elle le fait toute seule ; je vous assure que je ne l'aide pas ! ironise Martin en regardant vers l'entrée de la grotte, impatient de monter sur le ring.

Le juge n'attendait que ce moment pour se retirer. Sautillant d'un pied sur l'autre, il lance :

– Bien, messieurs ! Les choses sont claires ? Le commandant Servaz est le patron de l'enquête ; il a carte blanche ! Il constituera l'équipe qui lui conviendra et me reportera directement et quotidiennement. Rengaine habituelle : mes supérieurs veulent des résultats rapides, et tatatata... Tenez-moi au courant !

Soudain, Martin se rend compte qu'il a totalement ignoré Souad, et la cherche des yeux. Elle se tient à une dizaine de mètres en contrebas, visiblement hésitante sur la conduite à adopter. Il lui fait signe d'approcher.

– Vous comptez prendre racine ici ?

– Je suis désolée, répond-elle avec ironie. J'attendais que mon supérieur m'autorise à le rejoindre. Je n'avais pas l'intention de m'imposer !

Martin hausse les épaules et la présente à Seignolles.

– Mon bras droit ! dit-il, ravi de l'air surpris qu'affiche la jeune femme. Nous serons les trois enquêteurs sur cette affaire...

– Mais, objecte Seignolles, mon chef...

– ... fera ce qu'on lui demandera, enchaîne Martin en se dirigeant vers la grotte.

Derrière lui, Seignolles et Souad, aussi décontenancés l'un que l'autre, échangent un regard de connivence. Travailler avec ce Parisien ne risque certainement pas d'être une partie de plaisir !

Alors que le groupe arrive devant l'entrée de la caverne, un homme aux cheveux grisonnants, vêtu d'une combinaison blanche, s'interpose. Bâti comme un rugbyman, il domine Martin d'une demi-tête.

– On n'entre pas ! aboie-t-il. On n'a pas fini nos observations...

– Moi, je commence les miennes ! réplique sèchement Martin en contournant l'imposante stature du géant.

L'homme le suit du regard et l'interpelle dès qu'il s'apprête à pénétrer dans la grotte.

– Toujours aussi arrogant, Servaz ! lance-t-il en partant d'un tonitruant éclat de rire qui se répercute en écho entre les parois rocheuses.

Martin, surpris par la familiarité du colosse, se retourne, poings serrés, mâchoires crispées. Rien à faire... Il ne reconnaît pas ce bœuf emmailloté de plastique blanc qui s'est permis de l'injurier.

– N'essaie pas de te souvenir ! hurle l'inconnu. Ça m'étonnerait que tu me remettes ! Baziret ! Au collège Sainte-Marie de Toulouse... Ça ne ferait pas quelque chose comme trente ans que nous ne nous sommes vus ?

– Bon Dieu ! s'exclame Martin en s'approchant. Baziret, le mangeur de saucisses ! Le Roi de l'Andouille !

Ils tombent dans les bras l'un de l'autre et s'étreignent sous l'œil ahuri de Souad et de Seignolles.

– Te voilà TIC ?

– Flic, comme toi ! Et chef, en plus !

– Nom d'un chien ! Je ne t'aurais jamais reconnu ! Tu es devenu une montagne de graisse ! Avec les copains, on pensait tous que tu serais charcutier ! Ton destin semblait tout tracé.

Ils éclatent à nouveau de rire, puis pénètrent de quelques pas dans la grotte, tels de vieux amis qui ne se sont jamais quittés. Derrière, Seignolles et Souad suivent, stupéfaits.

– Bon, dit Baziret, que je te cause du décor ! Une gamine de vingt ans, à poil, recroquevillée sur le sol comme si elle était dans le ventre de sa mère, tout cela au milieu d'un cercle de bougies fondues et de pierres blanches... Y a du rituel là-dessous, ou je me les bouffe ! En tout cas, rien de bien significatif, sinon un signe cabalistique sur le dos – probablement peint avec du sang – et la marque d'une semelle de godasse dont on a pris une empreinte... Ah oui, j'allais oublier un petit bouquet de marguerites et d'edelweiss serré dans sa main droite. Bref, pas de quoi tartiner trois pages de rapport. Un trip satanique qui a dégénéré !

– Les causes de la mort ? demanda Martin.

– Ça, mon vieux, ce n'est pas marqué sur sa figure ! Il faudra que tu attendes les résultats du labo ! En tout cas, pas de blessure apparente.

Ils croisent un autre technicien portant une mallette.

– Ça y est, chef ! dit celui-ci à l'intention de Baziret. J'ai terminé !

Baziret se tourne alors vers Martin.

– Vous pouvez y aller ! dit-il. Et bonne chance ! Quand tu as un moment de libre, appelle-moi ! On se fera une paire de francforts-purée ensemble, en souvenir du bon vieux temps de la cantine !

– Juré ! répond Martin qui sait déjà qu'il ne respectera pas sa promesse.

Puis il entraîne Souad et Seignolles dans un étroit goulet qui débouche, après un coude, sur un passage plus large au fond duquel on distingue une faible lumière. Seignolles allume sa lampe-torche pour en projeter le faisceau sur les parois, comme s'il recherchait quelque chose de particulier. Mais il n'accroche que de minces filets d'eau qui ruissellent sur la roche noire.

Souad, qui ferme la marche, ne peut s'empêcher de frissonner, brutalement happée par l'angoisse que provoque en elle tout lieu clos et sombre. Une phobie dont elle souffre depuis l'enfance et qu'aucun psychiatre n'est jamais parvenu à chasser. Pour masquer la peur qui lui déchire le ventre à lui donner des nausées, elle interroge Martin :

– Commandant, on dit que vous êtes le spécialiste des crimes rituels en France... Vous avez bossé sur la fameuse affaire de l'ordre du Temple stellaire, non ?

– On aime surtout coller des étiquettes, réplique celui-ci d'un ton tranchant. Ça facilite le classement administratif.

Souad dissimule son agacement en se retenant de répondre que ce grand gars venu de Paris commence sérieusement à l'exaspérer ! Il a beau être un as – en tout cas, c'est ce qu'elle a entendu dire de lui au commissariat central de Toulouse, lorsqu'il a été décidé qu'il dirigerait l'enquête –, cela ne l'autorise pas à se montrer aussi cassant.

Sa colère est de courte durée. En effet, alors qu'ils pénètrent dans une salle fortement éclairée par les projecteurs laissés en place par l'équipe de la police scientifique, une violente émotion la saisit. Là, à leurs pieds, gît une jeune fille nue, recroquevillée sur elle-même, semblant se préserver contre le froid jusque dans la mort. Et c'est à cela que pense Souad... Au froid ! Elle aimerait protéger ce corps laiteux d'une couverture. Et le soustraire aux regards des hommes. Elle résiste à l'envie de pleurer en se disant que cette gamine est à peine plus jeune qu'elle. Roulée en boule. Fœtus géant dans le ventre de la grotte. Devenue un vulgaire objet d'étude.

Martin et Seignolles s'accroupissent ensemble près de la victime, prenant grand soin de ne rien toucher. Ni les pierres blanches, ni les bougies éteintes en cercle autour de la morte.

– Curieuse mise en scène ! dit Seignolles. Cela vous inspire-t-il quelque chose ?

La question évidemment posée à Martin demeure sans réponse.

Seignolles n'insiste pas. Il échange un nouveau regard avec Souad et se relève, puis, consciencieusement, entame une inspection des parois environnantes, étonnamment sèches.

Martin, toujours accroupi, semble fixer le corps. Mais il ne le regarde pas. Son esprit vient de l'entraîner loin de ce lieu et du drame qui s'y est déroulé au cours des heures précédentes. Si loin... Une succession d'images vieilles de dix-sept ans défilent dans sa mémoire. Des instants déterminants, uniques, qui ont marqué son existence au fer rouge. Quelque part dans cette même région... Des montagnes... Une grotte... Une jeune femme... Un autre homme... Un accident... Un accident ?

– Vous pourriez quand même nous dire quelque chose ! s'exclame soudain Souad. Vous savez, on a beau être des provinciaux, on est aptes à comprendre.

Martin sursaute et regarde la jeune fille dont les traits naturellement masculins et rudes sont encore accusés par la lumière rasante des projecteurs. Martin saisit qu'elle se sent blessée. Il le regrette. Il n'était pas dans son intention de la vexer, mais il est ainsi fait : il ne parle que lorsqu'il a quelque chose à dire, et encore faut-il qu'il en ait envie ! Un taiseux, quoi ! Comment pourrait-il en être autrement ? Ce silence, ce mutisme sont nés il y a justement dix-sept ans. Dans une grotte semblable.

Il se lève et décide de répondre, plus par politesse que par nécessité :

– Désolé ! lâche-t-il. Je réfléchissais... Mais je vais vous décevoir. Cette mise en scène ne m'inspire rien de spécial. Même si, comme vous dites, je passe pour être spécialiste des crimes rituels...

Il souligne ces derniers mots d'un léger sourire, espérant dérider Souad. Il en est pour ses frais : la jeune femme le poignarde de son regard noir, impassible, puis tourne le dos pour rejoindre Seignolles qui étudie chaque centimètre carré de la paroi avec une minutie maniaque.

Martin est tenté d'allumer une cigarette, mais se retient. Depuis les nouvelles lois sur le tabagisme, il ressent une sorte de culpabilité immédiate lorsqu'il veut fumer. Contrairement au résultat escompté par les bonimenteurs de l'hygiène publique dont le discours revient, en gros, à affirmer que nous pouvons mourir, mais en bonne santé, lui n'en fume que davantage. Sans doute son satané esprit de contradiction ! Davantage, et coupable...

Il reporte son attention sur le cadavre, puis sur la mise en scène que le ou les présumés assassins ont créée autour de la jeune fille. Des pierres blanches ? En un cercle parfait ? Des bougies ? La position fœtale ? Bien qu'il y ait dans cette mascarade quelque chose d'inachevé, de puéril, comme un jeu de gosses, des souvenirs assaillent sa mémoire...

– Hé, regardez ! s'écrie soudain Seignolles. Ça ressemble sacrément à celui qui est dessiné dans son dos !

Souad et Martin lèvent la tête vers le halo de la lampe qui isole un signe gravé dans la pierre, tout en haut de la paroi. Ils s'approchent. Indéniablement, le tatouage peint sur la peau de la jeune fille et le dessin figurant sur la roche sont identiques. Deux entrelacs formant un huit inachevé, que tente de fermer une courte barre horizontale en son sommet.

– Cela vous dit-il quelque chose ? demande Seignolles à Martin.

Ce dernier secoue la tête, conscient d'être décevant, à en juger par l'expression qu'affichent les deux autres. Sans doute, au regard de sa réputation, l'ont-ils imaginé comme une encyclopédie vivante susceptible d'apporter une réponse à chacune de leurs questions. Ils vont devoir déchanter ! Il ne possède pas davantage de connaissances en symbolique que n'importe quel quidam... Par contre, son flair est à toute épreuve. C'est sa seule arme. Bien sûr, il pourrait leur dire que ce dessin rappelle vaguement le symbole de l'infini, ou un caducée... À quoi cela servirait-il, alors que son enquête vient à peine de commencer ?

– Je ne sais pas, dit-il comme pour confirmer ce qu'ont déjà deviné Souad et Seignolles. Il faudra entamer des recherches. En tout cas, interdisons l'entrée de la grotte pendant plusieurs jours, et demandons à la scientifique de revenir pour étudier ce signe qu'ils n'ont pas été fichus de voir...

Seignolles l'observe avec étonnement.

– Vous voulez dire qu'il va falloir placer une équipe de garde ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

– C'est ce que j'ai dit...

Sur ces mots, il tourne les talons, décidé à sortir au plus vite de l'endroit. Il y a vu ce qu'il lui était nécessaire de voir. Le reste n'est plus qu'une affaire de réflexion, de conjectures, d'hypothèses, de supputations et de déductions... Des équations à résoudre. Qu'il conviendra de mettre en harmonie pour qu'elles apportent un jour une certitude.

Sentant que les deux autres ne le suivent pas, il s'arrête et se retourne.

– Que diriez-vous si je vous invitais à prendre un verre dans un bar sympa, et qu'on commence à réfléchir ensemble ?

Seignolles et Souad échangent un regard surpris, puis le rejoignent.

Sitôt dehors, Martin allume une cigarette. Ses mains tremblent légèrement. Un peu de sueur lui coule dans la nuque. Souad et Seignolles le remarquent-ils ?

Le soleil s'est élevé derrière les cimes, de l'autre côté de la vallée où la brume ne parvient pas à se dissiper.

Soudain, Martin aperçoit un homme qui gravit le chemin, accompagné d'un gendarme. Il tressaille en voyant l'épaisse silhouette s'approcher. Un seul grimpeur de sa connaissance possède une démarche aussi particulière. Cette manière de jeter loin et vivement la jambe droite pour ramener la gauche plus lentement, comme si cette dernière était lourde et douloureuse... Martin se retourne vers Seignolles et Souad.

– Je crois qu'on devrait y aller..., dit-il.

Seignolles s'étonne de ce soudain empressement.

– Je ne pense pas que ce soit le moment, nous avons de la visite.

– Je sais..., marmonne Martin. Les éternels illuminés qui hantent les lieux des crimes... Des détraqués dont on n'a rien à foutre... Je n'ai pas l'intention de perdre mon temps avec ce genre d'hallucinés !

– Vous parlez du professeur Raphaël Sormand, qui rapplique ?

– Précisément.

– Mais il n'a rien d'un illuminé... Autant que je sache, il est même très réputé à Toulouse.

– Je n'en doute pas, réplique Martin en écrasant sa cigarette d'un coup de talon.

À cet instant, le professeur parvient à hauteur du groupe et salue d'un hochement de tête, tout en échangeant un long regard gêné avec Martin.

– Qu'est-ce que tu viens faire là ? s'exclame ce dernier. On a n'a pas besoin de charlatans de ton espèce ! Va vendre tes délires ésotériques ailleurs !

Malgré le ton acerbe de Martin, l'homme ne réagit pas. Il n'en a pas la force. Sa tenue est négligée, ses yeux sont gonflés et rougis d'avoir pleuré, ses lèvres se tordent sous l'effet de brèves crispations. Tout en lui n'est que souffrance.

Soucieux de mettre fin à ce qu'il considère comme un malheureux malentendu, Seignolles invite le professeur à le suivre à l'intérieur de la grotte. Celui-ci passe devant Martin en l'ignorant, tête basse, puis disparaît dans l'obscurité avec le lieutenant.

Martin rallume une cigarette, furieux. Pourquoi ce salaud est-il monté jusqu'ici ? Faut-il donc qu'il se retrouve sur son chemin alors qu'il s'est juré de ne plus jamais le rencontrer ?

– Vous auriez pu le ménager, commandant..., dit Souad. C'est quand même le père de la victime !

Martin ne parvient pas à dissimuler sa stupeur. Le tremblement de ses mains redouble, la sueur lui glace maintenant le dos. Estelle... ? La fille de Sormand... ! Il se maudit de ne pas y avoir pensé en apprenant le prénom de la gamine... Estelle Maincourt, du nom de jeune fille de sa mère ! Les Sormand : on les a toujours appelés ainsi, Claudia et Raphaël, mais ils ne se sont jamais mariés. Comment aurait-il pu établir un rapprochement ? Il y a si longtemps que tout cela s'est passé... Estelle, cette petite morte boulée sur elle-même comme un chaton endormi...

– Oui, j'aurais pu..., répond-il.

Puis, après quelques pas dans la pente, il ajoute :

– Mon invitation tient toujours, pour vous et Seignolles. Je vous attends au commissariat dès que vous aurez fini.

Souad le suit des yeux tandis qu'il descend avec une agilité surprenante la sente abrupte, jusqu'à disparaître derrière les premiers sapins.

Martin aimerait courir. Fuir... loin d'ici ! Fuir ses souvenirs. Fuir ce fantôme qu'il vient de croiser. Raphaël Sormand ! Et se dire qu'il se trompe, que le signe peint sur la peau d'Estelle ne l'a pas été avec du sang ! Mais ce serait se mentir...

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