Place du Capitole

Il est près de cinq heures trente. Les toutes premières clartés de l'aube baptisent déjà la ville de rose. Dans peu de temps, quand la fraîcheur s'effacera, se retireront les ombres de la nuit. La place du Capitole est quasiment déserte. Seuls quelques noctambules sortis d'une boîte de la vieille ville se dispersent dans des directions opposées en s'apostrophant une dernière fois, en chantant et riant à tue-tête.

Dans le silence revenu, un couple s'attarde. Une fille toute menue au bras d'un grand garçon, allant tous deux du pas lent des amoureux qui peinent à se séparer. Contrairement à leurs amis, ils n'ont pas bu. Au contraire, ils ont gardé l'esprit vif pour parler sérieusement de leur avenir. Trop sérieusement pour leur âge.

Ils dessinent des projets que leur candeur embellit. Ils vivront ensemble – c'est une certitude –, n'importe où du moment que c'est dans le cœur ancien de Toulouse. Ils auront très rapidement un bébé et lui inventent déjà des prénoms...

Ils ont tant d'amour à s'offrir ! Toute une vie à emplir de leur bonheur, et ils se le prouvent en se picorant les lèvres. Chacun de leurs baisers est un peu de temps volé au moment où ils vont devoir rentrer chez leurs parents respectifs.

Ils traversent la place, marchant sur l'immense étoile occitane dessinée sur le sol. Le grand silence, maintenant, enchâsse leurs rêves. Leur futur est tout tracé, selon une magnifique ligne droite qu'aucun événement dramatique ne viendra contrarier. Puis ils s'arrêtent pour échanger un dernier baiser qu'ils désirent plus long que les précédents.

Elle s'abandonne, ferme les yeux et lui tend ses lèvres. Lui, l'enlace de ses grands bras comme pour lui faire comprendre qu'il la protégera toujours, et, tout doucement, il applique sa bouche sur la sienne qui s'entrouvre. Leurs langues jouent un instant à se chercher et s'épousent enfin.

C'est elle qui entend les bruits... Des pas, un halètement... Lui, paupières closes, n'écoute que son cœur battre.

Elle rouvre les yeux... Ce qu'elle voit par-dessus l'épaule de son amant la pétrifie. Ses lèvres se glacent. Le baiser se meurt à la surprise du garçon qui sent sa compagne se raidir contre son torse.

– Qu'y a-t-il ? Tu as froid ?

Elle ne peut rien répondre. Elle a fixé son regard sur cette chose qui titube et chancelle en approchant dans leur direction. Sur cette créature effrayante qui lui tend les bras, l'appelant muettement...

– Derrière toi, murmure-t-elle d'une voix blanche. Derrière toi !

Il se retourne et ne réalise pas d'emblée ce qu'il voit. Son esprit a besoin de quelques secondes pour analyser la scène grotesque que sa raison refuse.

Un jeune homme nu, maculé de boue et de mousse, le regard éperdu, des ecchymoses et des écorchures lui couvrant tout le corps, vient à eux en vacillant.

– Mais que porte-t-il sur la tête ? interroge la jeune fille.

– Je crois que ce sont des bois... Des bois de cerf !

Il s'interpose entre elle et ce fantôme, prêt à la défendre. Mais c'est inutile, la créature est à bout de forces ; elle accomplit une dernière enjambée et s'effondre en râlant. Elle s'affaisse, plutôt... Lentement, pareille à un pantin dont on viendrait de couper les fille.

La malheureuse dépouille maigre et souillée respire encore. Elle pleure, même. À tout petits sanglots. Ses doigts aux ongles noirs et brisés griffent le sol par à-coups.

– J'appelle la police ! dit en tremblant le jeune homme en extrayant son portable de sa poche.

La jeune fille a fait quelques pas, s'est penchée sur ce garçon nu dont la tête est couronnée du scalp et des bois d'un cerf. Le sang de l'animal a séché en larges croûtes sur ses joues et son cou.

Elle est prise d'une nausée qui lui tord l'estomac et se retourne vivement pour se jeter dans les bras de son amoureux.

Ni l'un ni l'autre n'entend le garçon nu appeler dans un souffle :

– Estelle...

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