Quelques mouches

Jeudi, dix heures.

Morgane, la baby-sitter d'Anna et d'Hugo, les enfants de M. et Mme Antier, a décidé d'emmener ses petits protégés visiter le superbe jardin botanique Henri-Gaussen de l'université Paul-Sabatier.

Anna est passionnée par les plantes et par les fleurs ; elle a même commencé la confection d'un herbier, scotchant maladroitement mais très consciencieusement la moindre petite feuille trouvée le long des rues ou dans les squares. Comme elle ne sait pas encore écrire autre chose que son prénom, celui de son frère et ceux de ses parents, toutes ses découvertes sont répertoriées sous les dénominations Anna, Hugo, Jean et Sophie, écrites avec application en lettres bâton.

Hugo, lui, préfère les insectes qu'il traque du matin au soir dans tous les coins et recoins de la maison pourtant impeccablement entretenue. Mais aucune bestiole, si petite soit-elle, ne peut échapper à sa dextérité de chasseur. L'habitude lui a inculqué une infaillible technique ; il parvient désormais à les prendre toutes vivantes pour les emprisonner dans les pots de yaourt qu'il a demandé à sa mère de conserver. Trois étagères de sa chambre accueillent ainsi mouches, moustiques, araignées et autres abeilles que l'enfermement condamne inéluctablement à très court terme, obligeant le jeune entomologiste à repartir à la chasse.

La proposition de Morgane les ravit donc l'un et l'autre, la baby-sitter leur expliquant qu'Anna pourra consulter les herbiers contenant plus de trois cent mille planches, et que ce serait bien le diable si Hugo ne parvenait pas à débusquer là-bas de nouvelles proies !

On embarque donc une provision de pots de yaourt vides, de feuilles de papier et de crayons de couleur, Anna se promettant de dessiner des plantes cranivores...

– Carnivores ! la reprend Morgane.

– C'est vrai qu'elles peuvent manger des gens comme nous ?

– Il faudrait pour cela qu'elles soient géantes, la rassure Morgane en finissant de l'habiller. Celles que nous allons voir ne doivent gober que de minuscules bestioles. Tu pourras t'approcher d'elles sans crainte, ma chérie.

Par les transports en commun, ils atteignent l'université Paul-Sabatier en moins de vingt minutes.

La magnifique collection de conifères, dont on dénombre trois cent cinquante spécimens, laisse les deux enfants indifférents. Épicéas, épinettes blanches ou du Colorado ne sont, pour Anna et Hugo, que de vulgaires arbres alors qu'ils ne rêvent que cactus et plantes carnivores.

Ayant enfin trouvé leur bonheur, ils se lancent dans une observation attentive de cette végétation exotique, permettant à Morgane de s'asseoir sur un banc pour lire les dernières pages d'un vieux James Hadley Chase déniché chez un bouquiniste réputé, rue de Metz.

Un œil sur ses jeunes protégés, un autre sur Harmas, son héros du moment, qui fume un paquet de cigarettes et s'envoie une dizaine de verres de whisky par jour tout en cherchant ce qui a bien pu arriver à Netta, l'une de ses anciennes petites amies qu'on a fait passer pour morte suite à un suicide au gaz, Morgane se dit que la vie est belle, toute simple, et que le rôle de nounou lui convient parfaitement.

Puis l'intrigue agencée par ce renard de Chase, cet aristocrate qui inventa les plus grands voyous du polar des années cinquante, accapare définitivement l'attention de la lectrice qui en oublie les enfants :

« ... C'est avec un Luger que Jacobi fut tué. Bradley l'avait rapporté en souvenir de la Première Guerre mondiale. Il avait gravé son nom sur le canon, et bien que le nom eût été effacé, Bradley savait que la police pourrait le lire à l'aide des rayons ultraviolets. Si l'on trouvait son revolver, il était sûr d'être pendu pour meurtre. À ce moment-là, Netta était fatiguée de Bradley et amoureuse de Corridan... »

Soudain, un cri aigu fait sursauter Morgane. C'est la voix d'Anna. Terrifiée par son inattention, se sentant coupable d'avoir succombé au charme de l'élégant auteur à la fine moustache, elle bondit de son banc. Elle ne voit plus les enfants... Les appelle.

– On est là ! répondent ces derniers derrière un bosquet qu'elle contourne en courant.

Morgane se rassure aussitôt. Elle les aperçoit à quelques mètres, se tenant à proximité d'une femme assise sur un banc. Mais, en se rapprochant, le pas plus calme, elle ne peut s'empêcher de ressentir une désagréable impression. Quelque chose d'insolite entoure cette scène censée être banale. Après tout, ce ne sont que deux enfants en train de parler à une inconnue...

Mais pourquoi Anna a-t-elle hurlé ? Pourquoi personne ne bouge-t-il ? Les enfants ont l'air pétrifiés. La femme reste immobile.

Plus que quelques mètres avant d'en avoir le cœur net...

– Regarde ! lui dit Anna.

Le cœur de Morgane s'arrête de battre et la jeune fille porte les deux mains à sa bouche pour étouffer un cri qui lui obstrue la gorge.

La femme assise doit être âgée d'une cinquantaine d'années ; ses cheveux commencent à grisonner et elle a refusé de les teindre. Ses yeux grands ouverts sont braqués vers la verrière de la serre, comme rivés sur une tache de lumière. Ses mains sont posées bien à plat sur ses cuisses. Elle est morte.

Ses lèvres sont cousues avec un fil doré. Des lèvres sur lesquelles des mouches sont venues pomper le sang coagulé, déjà noirci.

Morgane attire les enfants en les prenant par les épaules pour les éloigner de l'ignoble spectacle. Hugo garde la tête tournée vers la femme assise. Il aurait aimé que Morgane lui laisse un peu de temps pour attraper quelques-uns des nombreux diptères qui se désaltéraient aux commissures des lèvres de la dame...

Bientôt Marie se retrouve seule, son corps lourd et trapu solidement assis au milieu de la serre géante, dans le mélange composite que forment les arômes de toutes ces plantes.

La vie continue de grouiller autour d'elle, les bourdonnements des mouches l'entourent de leurs sombres et sourds coups d'archet.

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