L'affrontement

Le professeur Vals claque la porte derrière lui et s'engouffre dans le couloir ; il bouscule une infirmière, ne s'excuse même pas, et poursuit son chemin, petit homme sec à la démarche saccadée d'automate qui ne parvient pas à se contrôler. Il est urgent qu'il avale 0,50 milligramme d'Alprazolam. Il n'est pas dans ses habitudes de laisser ainsi ses sentiments prendre le pas sur son comportement. Mais il est furieux.

Furieux que cette gamine résiste encore au traitement qu'il lui administre. Furieux qu'elle le regarde de ses grands yeux emplis de haine et d'effroi. La petite sotte le condamne, naturellement. Comment pourrait-il en être autrement, avec toutes les douleurs qu'il lui inflige ?

Il est de ces coupables qui refusent le jugement, surtout quand il émane de ceux qu'il traite. Alors que ceux-là devraient plutôt le bénir, lui qui tente de leur ouvrir la porte du deuxième monde... De les conduire au-delà de leur corps de misère ! Que lui importe leur souffrance ! Il travaille pour une cause qui dépasse largement l'entendement des hommes et poursuivra, en élu, la mission qui lui a été assignée.

Il ignore l'ascenseur et dévale l'étage pour déboucher dans le hall d'accueil où il éprouve d'emblée de l'écœurement à la vue de toutes ces familles de visiteurs aux visages graves, et de ces quelques malades qui errent, pareils à des ombres ayant oublié leurs corps sans vie.

« Un cimetière... Ma clinique ressemble parfois à une nécropole hantée de feux follets ! »

Mais il doit obéir aux formalités qu'impose son rôle de directeur. Il refrène donc son pas, domine sa fureur, ébauche un sourire pour s'adresser à l'une des deux hôtesses.

– Tout va bien ? demande-t-il d'un ton qui se veut naturel. Pas trop débordées ?

– Ça va, professeur ! répond la femme. Sauf que le docteur Extebarra nous a surprises, tout à l'heure ! Elle cherchait une malade inconnue.

Vals tressaille malgré lui.

– Pardon ?

– Elle réclamait une patiente prénommée Mélisse. Elle a été incapable de me donner son nom ! Je lui ai affirmé qu'il n'y avait aucune patiente que nous appelions ainsi...

– Ça va ! la rabroue Vals. Qu'a-t-elle fait après ?

– Ce que j'en sais ! réplique l'hôtesse en esquissant un vague geste de la main. Elle a filé vers l'ascenseur, me semble-t-il. Elle a dû regagner son étage.

« Alexandra est une intuitive, pense Vals. Elle a été témoin de cette scène dramatique, le premier jour de son service... Et maintenant elle va tout mettre en œuvre pour découvrir qui est cette adolescente qui l'a menacée d'une seringue ! »

Il doit trouver rapidement le docteur Extebarra, la rassurer... Et lui fournir une explication plausible. Pour cela, il lui faut d'abord regagner le calme de son bureau, s'asseoir, prendre ce foutu cachet d'Alprazolam... ou deux... qu'il s'administre à plusieurs reprises, quotidiennement, pour calmer ses débordements personnels, son angoisse. N'est-il pas aussi malade que ses patients ?

Tandis qu'il se précipite vers l'ascenseur, ce constat le fait sourire : le professeur Vals est venu autrefois en psychiatrie, en priorité pour se soigner.

Il pénètre dans l'ascenseur, appuie sur le bouton du troisième, salue à peine les quelques membres d'une équipe soignante qui lui disent bonjour. Il n'a plus le cœur à paraître aimable. Il étouffe et tous ses muscles se tétanisent... Les premiers symptômes...

Parvenu au troisième étage, il court jusqu'à la porte de son bureau, l'ouvre, entre... Il ne voit pas Alexandra, sur le coup. Il ne pense qu'à son calmant.

Pourtant, elle est bien là, tournée vers lui, le visage embarrassé, certes, mais son regard inquisiteur plongé dans le sien. Vals, le ventre noué, une nausée le prenant à la gorge, s'efforce de reprendre ses esprits. Il ne peut manifestement pas avaler son cachet maintenant. Pas devant elle. Il va devoir l'affronter alors qu'il est en état de faiblesse.

Sa voix, déjà... Lui redonner de l'assurance.

– Que faites-vous dans mon bureau ? Je ne me souviens pas d'avoir convenu d'un rendez-vous avec vous à cette heure-ci ?

Alexandra tient dans sa main un dossier qu'elle vient de consulter. Que répondre ? Elle est prise sur le fait.

Vals semble seulement comprendre à cette seconde précise :

– Vous étiez en train de fouiller dans ces dossiers ? Mais de quel droit ? Ce que contient cette armoire est confidentiel, docteur !

– Sauf que cette porte était ouverte, répliqu'Alexandra. J'étais venue pour vous poser une question et, ne vous trouvant pas, je me suis permis d'ouvrir ces casiers...

– Vous auriez dû m'attendre ou me biper ! lui reproche Vals en lui arrachant des mains le dossier qu'il remet en place dans son casier. Puis, d'une voix tranchante : Retournez dans votre service, docteur Extebarra, l'incident est clos !

Alexandra se dirige vers la porte, mais s'arrête sur le seuil où elle fait pivoter son fauteuil pour se retrouver face à Vals qui vient de regagner son bureau, pressé de prendre ses cachets.

– Au fait, professeur Vals...

– Oui ? lance-t-il, impatient.

– Vous ne m'avez pas demandé quelle question j'avais l'intention de vous poser.

L'homme soupire. Il s'apprêtait à ouvrir le tiroir contenant les plaquettes d'Alprazolam.

– Eh bien, posez-moi enfin cette question si importante, docteur !

– Je suis en droit de savoir qui est la jeune fille qui m'a agressée, de connaître l'endroit où elle est hospitalisée et le diagnostic qui justifie son internement.

Vals a envie de vomir. De la bile lui monte à la gorge. « Nous y voilà ! »

– Vous n'avez aucun droit ici, docteur ! dit-il sans pouvoir maîtriser sa colère. Sauf celui de faire votre travail dans le domaine qui vous est imparti !

– C'est ce que je fais en me préoccupant du sort de Mélisse, professeur.

Vals marque un temps. Il respire longuement avant de répondre :

– Que je sache, vous n'êtes pas son médecin traitant ! Elle est dans un état particulièrement grave qui explique que je sois ici le seul à pouvoir m'occuper de son cas !

La sécheresse du ton incite Alexandra à lui répondre sur le même registre. Posément, mais durement :

– Je ne remets pas en cause vos compétences ; je me permets seulement de m'interroger sur la raison pour laquelle votre patiente n'est pas enregistrée au bureau des admissions.

– Il est rare que des patients dans l'état de Mélisse s'enregistrent d'eux-mêmes en arrivant... J'imagine que vous comprendrez aisément que je donne priorité à leur traitement plutôt qu'aux formalités administratives ! J'allais y remédier.

Alexandra marque un silence, surprise par la réponse de Vals, apparemment logique. Néanmoins, elle insiste :

– Vous comprendrez aussi aisément, je suppose, que j'aie été étonnée que personne ne la connaisse, au moins par son prénom...

Vals n'a plus qu'une envie : ouvrir le tiroir, avaler ses cachets...

– Écoutez, docteur ! Son cas vous intéresse ? Je peux le concevoir, mais, en l'espèce, elle n'est pas aux Sorbiers aujourd'hui ; j'ai dû la transférer pour lui faire passer une IRM. Néanmoins, je ne vois aucun inconvénient à vous la présenter lorsqu'elle sera de retour et quand je le jugerai utile.

– J'attendrai donc, conclut Alexandra, actionnant alors la manette de son fauteuil pour quitter la pièce en s'abstenant volontairement d'en refermer la porte.

Vals peut enfin ouvrir le tiroir contenant les quelques boîtes de médicaments qu'il se prescrit. D'une main tremblante, il en saisit une, en sort une plaquette largement entamée, fait sauter deux cachets de leurs alvéoles et se les fourre vivement dans la bouche. Il les avale dans une boule de salive crayeuse.

Dans quelques minutes, lorsqu'il sera redevenu serein, il se chargera de trier quelques dossiers dans l'armoire métallique ; il en ressortira certains qu'il déposera au coffre. Car il sait maintenant qu'il a une ennemie dans la place : le docteur Alexandra Extebarra.

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