La petite troupe

Alexandra se gare devant le commissariat. Aussitôt, un agent en faction se précipite pour lui signifier que l'emplacement est réservé aux voitures de police. La carte d'invalidité de la jeune femme, glissée sur le pare-brise, ne semble pas l'inciter à le faire changer d'avis.

– Puisque je vous dis que c'est interdit, madame !

– Et puisque je vous dis que je suis handicapée ! martèle Alexandra en imitant le phrasé de son interlocuteur.

– C'est in-ter-dit ! réitère l'agent d'un air buté qui paraît être consubstantiel au képi vissé sur son crâne.

Rageuse, Alexandra empoigne son téléphone portable et appelle aussitôt Martin pour lui résumer la situation. Ce dernier lui demande de lui passer l'agent.

– Le commandant Servaz souhaite vous parler ! lance-t-elle sèchement au gardien en lui tendant son téléphone.

L'homme s'empourpre, prend le cellulaire et se met à bafouiller des excuses. Rendant l'appareil à Alexandra :

– C'est bon, madame. Vous pouvez laisser votre véhicule ici.

– Merci. Auriez-vous l'amabilité de m'aider à descendre ?

– Bien sûr, madame...

Sortie de sa voiture, Alexandra actionne le moteur de son fauteuil, monte la rampe menant au hall, traverse celui-ci et se dirige vers l'ascenseur dont les portes s'ouvrent sur Martin, venu l'accueillir.

– J'accourais à ta rencontre, pour le cas où tu tomberais sur d'autres cerbères !

– Toujours ton tempérament de saint-bernard !

– Que veux-tu, je suis de la région...

Ils gardent le silence durant le court instant que dure l'ascension et reprennent la conversation en s'engageant dans le couloir.

– Je te remercie d'avoir accepté mon invitation ! dit Martin. J'avais envie de te faire découvrir les lieux où je travaille et de te présenter mes deux collègues.

– Je ne suis pas certaine que ce soient les deux seuls motifs ! Tu m'as fait comprendre au téléphone que tu voulais aussi me poser quelques questions... Serais-je suspecte, dans la mort de Cédric ? Te serais-tu ravisé sur la culpabilité éventuelle de Virgile ?

– Absolument pas ! se défend Martin. Mais tu te doutes bien que je dois établir un rapport et donc prendre ta déposition !

Il ouvre la porte du QG et s'écarte pour laisser passer Alexandra qui actionne sa manette de direction avec dextérité.

Martin fait aussitôt les présentations :

– Le lieutenant Souad Boukhrane, bardée de diplômes en chimie, spécialiste depuis peu des missions tout terrain, caractère de cochon mais promise à un bel avenir au faîte de notre hiérarchie.

La jeune femme serre froidement la main d'Alexandra.

– Le lieutenant Luc Seignolles, marcheur émérite, grand amateur de magrets de canard, expert dans la cuisson des girolles, et gendarme à ses heures perdues.

– Enchanté, docteur.

Martin conduit ensuite son invitée à son bureau derrière lequel il prend place.

Seignolles et Souad retournent à leurs postes. Le premier remarque la pupille sombre de la seconde. « Toi, ma petite, tu es jalouse de cette jolie femme, même si elle est cassée en deux ! »

– Alors, ces questions ? demande aussitôt Alexandra.

– Oh, juste quelques précisions pour faire le point sur les circonstances de la chute de Cédric et, justement, ébrécher les explications peu convaincantes de Virgile...

Avant de répondre, Alexandra parcourt la grande pièce d'un regard circulaire. « Ainsi, pense-t-elle, c'est là qu'il passe la majeure partie de ses journées. Et il ne peut s'empêcher de fumer... Le prouve cette discrète odeur de tabac froid qui plane dans l'atmosphère ! »

Son regard s'arrête un moment sur le long tableau noir où elle reconnaît son écriture légèrement penchée, appliquée. Puis elle observe le panneau des informations couvert de photographies, de plans de la région, de coupures de presse et de notes diverses...

Soudain, elle se raidit et pâlit. Martin s'en inquiète :

– Que regardes-tu ? Tu parais bouleversée, tout à coup...

Alexandra demeure silencieuse et s'approche du panneau. Seignolles et Souad ont interrompu leurs occupations et la suivent des yeux, tout aussi surpris de leur côté.

– Tous ces portraits..., commence Alexandra. Tous ces gens, qui sont-ils ?

Martin la rejoint pour lui expliquer :

– Ce sont les photographies de personnes portées disparues dans les environs de la grotte de Sainte-Engrâce. Une affaire que suit le lieutenant Seignolles... Pourquoi me demandes-tu cela ?

Alexandra indique une photo de l'index. Une jeune fille au visage menu, aux cheveux coupés court, aux grands yeux étonnés.

– C'est elle ! s'exclame Alexandra.

– Qui, elle ?

– Une gamine qui m'a agressée dans un couloir des Sorbiers, le jour où j'ai pris mon service pour la première fois ! C'est elle, je pourrais le jurer ! Elle se prénomme Mélisse !

Seignolles, qui a bondi de son siège, son épais carnet en main, vient se planter devant le panneau. Il ouvre son calepin, en tourne nerveusement les pages, et, s'arrêtant sur la fiche de la jeune fille :

– Mélisse Richet, disparue depuis deux ans.

– Tu es sûre de toi ? insiste Martin.

– Comment l'oublier ? Elle m'a menacée d'une seringue ; j'ai réusssi à la convaincre de ne pas me plonger l'aiguille dans la gorge. Virgile et le professeur Vals l'ont ensuite emportée comme un sac de pommes de terre et je ne l'ai jamais revue depuis. Je me suis même permis d'aller fouiller dans le bureau de Vals pour découvrir qui était cette gosse. Mais il n'y a pas de Mélisse enregistrée aux Sorbiers !

– Pas de Richet non plus, dit Souad en se mêlant au petit groupe. J'ai épluché le listing.

Alexandra se penche sur la photographie, la scrutant intensément. Puis, se tournant vers Martin, elle demande :

– As-tu parlé à tes collègues de mon don ?

Martin fait la moue, hoche la tête et se racle la gorge.

– Non, Alexandra. Je ne leur en ai rien dit...

– On peut savoir ? s'enquiert Seignolles.

– Je possède une singulière faculté, commence Alexandra sous l'œil embarrassé Martin. Il m'arrive d'avoir des sortes de visions... de ressentir certaines choses hors de mes cinq sens. Ce sont plus que des pressentiments. Je devine parfois un événement qui se déroulera dans un avenir proche... Ou je perçois des voix...

– Oui ? fait Seignolles qui se retient de sourire.

– Mélisse m'a appelée à l'aide à plusieurs reprises. Elle paraissait en proie à une effroyable détresse... comme au bord de la mort !

– C'est effectivement très original, hasarde le gendarme.

Ignorant le ton moqueur de sa remarque, Alexandra poursuit :

– Si je suis arrivée au troisième étage pour découvrir Virgile Dupré à la porte de la chambre vide de Cédric, c'est que ce dernier m'avait alertée du danger qui le menaçait ! Et vous admettrez, lieutenant, que la coïncidence est troublante : Cédric venait de tomber dans la cage d'escalier quand je suis parvenue à son étage. Naturellement, si je vous dis aussi que j'ai éprouvé une épouvantable angoisse au moment où il a perdu la vie, vous allez franchement me rire au nez !

Un peu gauche, confus, Seignolles fait passer le poids de son grand corps d'une jambe sur l'autre.

– Je vous prie de m'excuser, docteur, dit-il en rosissant, je n'entends pas grand-chose à la parapsychologie, à la télépathie et autres médiumnités. Je suis désolé de vous avoir froissée...

– Ce n'est rien, le rassure Alexandra. J'évite le plus souvent d'avouer que je suis affublée de cette faculté qui me pèse plus qu'elle ne me contente. Je vous assure que côtoyer des esprits torturés, douloureux ou mourants n'a rien d'une bénédiction !

– Excusez-moi, répète Seignolles, attendri par cette femme à la voix douce qui le considère avec des yeux d'enfant triste.

Martin frappe dans ses mains pour interrompre l'échange.

– Nous prendrons le temps de disserter plus tard sur les phénomènes paranormaux ; pour l'heure, l'important est ce que vient de révéler le docteur Extebarra. C'est la première fois qu'on établit un lien sérieux entre l'affaire Estelle et ces disparus ! On marque là un point qui vaut de l'or ! Et, d'après ce que tu nous dis, Alexandra, Vals dissimulerait Mélisse Richet !

Seignolles, qui a enfilé sa veste, comme s'il se doutait déjà de ce qui allait suivre, s'adresse à Alexandra :

– Vous croyez vraiment que Mélisse Richet se trouve encore aux Sorbiers ?

– Il n'y a qu'un moyen de le savoir ! s'exclame Martin sans attendre la réponse d'Alexandra. Jouons la surprise !

– Une nouvelle infiltration ? plaisante Souad. On se déguise en infirmiers, et on fouille partout... C'est cela ?

– À un détail près ! explique Martin. On emmène le docteur Extebarra avec nous... Et pas besoin de blouse blanche ! C'est la police qui déboule à visage découvert !

Curieusement, Seignolles demeure sur la réserve.

– Cela vous pose un problème ? s'enquiert Martin.

– En quelque sorte... Il est impossible d'effectuer cette intrusion dans le domaine privé de la clinique sans avoir un mandat de perquisition... Autrement dit, il me semble qu'il faudrait convaincre Barrot de...

– Au diable le juge ! le coupe Martin. Moins je vois ce roquet, mieux je me porte. Nous sommes en position de réaliser un flag ; on ne va pas traînailler dans les couloirs du palais de justice à attendre une demi-douzaine de tampons !

Seignolles émet un long soupir, lève les yeux au ciel et, s'avouant vaincu :

– Dire que, jusqu'à ce que je vous connaisse, j'étais un fonctionnaire modèle, respectueux des règlements !

– Tu es d'accord pour nous accompagner, Alexandra ? demande Martin.

– Évidemment ! Cette petite Mélisse, toute maigrichonne, ne cesse de me hanter.

– Dans ce cas, allons-y ! ordonne le commandant, entraînant sa petite troupe dans un élan d'espoir.

De cet espoir qui lui manquait depuis qu'il a pris conscience de se battre contre des moulins à vent. Cette fois, se persuade-t-il, quelque chose de tangible est à portée de main.

Une gamine à retrouver. Une petite morte à ressusciter...

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