Le fauteuil roulant

Alexandra s'est couchée tôt. Allongée dans l'obscurité, les yeux grands ouverts, sans bouger, elle a longuement regardé le croissant de lune glisser au-dessus de la cime des sapins en les frôlant. La jeune femme a volontairement laissé les stores levés.

Après le dîner, alors que Margot montait dans sa chambre, elle avait tenu tête une nouvelle fois à Marie :

– Non, je n'ai pas envie que tu me masses ! Pas ce soir... Je me sens trop fatiguée ; je préfère aller me reposer.

– Tu as tort, ma petite Alexandra, avait objecté Marie en mettant du miel dans sa voix. À moins que tu m'en veuilles encore, à cause de l'autre...

– Tu ferais d'énormes progrès psychologiques si tu l'appelais par son nom ! s'était emportée Alexandra en faisant demi-tour avec son fauteuil roulant. Il s'appelle Martin ! Martin !

Marie avait commencé de débarrasser la table, sa face ronde se forçant à sourire.

– Je sais... Néanmoins, ce nom m'écorche les lèvres ! Et j'ai compris ce que tu me reprochais.

– Oui ?

– Tu as été contrariée que j'écoute votre conversation. Mais c'était plus fort que moi...

– C'est justement ce que je réprouve ! Mes affaires de cœur ne te concernent pas !

Disposant les couverts dans le lave-vaisselle, Marie avait bougonné :

– Ne me dis pas que tu l'aimes encore ! Ce n'est pas possible ! Et puis, ce n'est plus le même homme... As-tu remarqué comme il a changé ?

– Comment peux-tu en juger ? Tu n'as vu que des photos de lui quand il était jeune.

– Eh bien, ce n'est que cela ! Ton... Ton Martin n'est rien d'autre qu'une photographie ! Un souvenir plat auquel tu te raccroches comme une noyée ! Quinze ans vous ont séparés ; il te sera impossible de renouer avec lui.

Alexandra n'avait pas répondu. Elle avait actionné le moteur électrique de son fauteuil, rompant volontairement le pacte qu'elle s'était imposé : « Pas de moteur dans la maison ! »

Puis elle s'était débrouillée seule pour se déshabiller, se laver, s'étendre sur son lit.

Elle avait fixé son regard sur l'écran de la fenêtre et attendu que le soir tombe, que les derniers bruits de la maison disparaissent. Les pas de Marie dans la cuisine, le ronronnement sourd et trépidant du lave-vaisselle, le son de la radio pendant une vingtaine de minutes, la douche de Margot... Puis de nouveau les pas lourds de Marie montant l'escalier. Et le claquement de sa porte.

Le silence, enfin. Alexandra avait pu isoler dans son esprit l'image Martin. Une double image... Celle d'un grand jeune homme aux muscles longs qui l'enlaçait en usant d'une infinie douceur, et celle d'un homme mûr aux traits marqués, fait d'os et de tendons, qui la regarde maintenant avec une tristesse que ne parvient pas à dissimuler un sourire trop discret pour être réellement sincère.

La nuit est venue, apportant une torpeur qui s'est lentement emparée du corps d'Alexandra. Une impression étrange, faite de chaleur et de fourmillements, comme si de minuscules insectes s'étaient introduits dans ses pieds, ses jambes atoniques, leur offrant la sensation de pouvoir recouvrer la vie.

« Lève-toi, Alexandra ! Lève-toi... Quitte ton lit. Tu peux marcher ! Marche, Alexandra ! Avance... »

C'est le sommeil. C'est cet ultime moment de conscience que le cerveau retient avant de sombrer. Cet instant bref et cependant interminable où tous les sens s'assoupissent.

Aussi Alexandra se lève-t-elle et abandonne-t-elle son lit pour aller ouvrir la porte de sa chambre afin d'emprunter le couloir du premier étage des Sorbiers, atteindre le palier, gagner la cage d'escalier qu'une lumière d'un blanc aveuglant a envahie.

Le sang bat dans ses mollets, dans ses cuisses. Un sang plein de vie, fort et brûlant. La preuve qu'elle n'est pas infirme. Qu'elle ne l'a jamais été ailleurs que dans un autre monde qu'elle pensait être la réalité...

Des battements de portes dans son dos. Elle se retourne. Les chambres sont closes. Elle aurait juré qu'on venait de les ouvrir et de les refermer à deux reprises.

Mais le couloir est vide et désormais silencieux. Tellement silencieux qu'il en devient menaçant. L'espace contenu entre ses murs n'est plus que danger. Et Alexandra est prise de frémissements. La peur se love dans sa poitrine, enserre son cœur entre ses griffes.

Loin, un cliquetis et des entrechoquements s'affranchissent de cet épais silence. Loin, très loin au-dessus d'Alexandra. Dans la cage d'escalier. Quelque chose déboule...

Quelque chose dévale l'escalier et vient vers elle ; c'est maintenant un tohu-bohu de sons métalliques, de bruits mats, de coups frappés sur les marches...

Elle pose la main sur la rampe, lève la tête et voit...

Son fauteuil d'infirme dégringole, rebondissant à chaque marche, déséquilibré, tanguant, roulant, tressautant, prenant de plus en plus de vitesse. C'est un objet dément, animé d'une âme diabolique qui charge Alexandra dans l'intention de la renverser. De la tuer !

La frayeur interdit à la jeune femme tout mouvement ; elle est incapable d'esquiver cette chose épouvantable qui la fait basculer dans le vide et plonger dans ce puits de lumière blanche qui l'aspire...

Alexandra se redresse sur son lit, la poitrine et le visage trempés de sueur. Elle regarde vers la porte, craignant que celle-ci ne s'ouvre et qu'apparaisse dans l'ombre la silhouette de l'inconnu qui a précipité son fauteuil dans l'escalier. Son cœur bat à tout rompre, ses tempes martèlent son angoisse.

« Respirer... Me calmer... Respirer selon ma méthode de relaxation... »

Le dos trempé de sueur calé contre l'oreiller, elle inspire et expire lentement, longuement. Jusqu'à ce qu'enfin son rythme cardiaque s'apaise.

« Une nouvelle vision ! Que peut-elle signifier ? Ces images n'ont aucun sens ! »

Le réveil aux chiffres luminescents indique une heure. La maison n'émet plus aucun son. Ce n'est que dans l'esprit d'Alexandra qu'un sifflement retentit encore... Celui que produit une des roues de son fauteuil couché sur le côté, au rez-de-chaussée de la clinique des Sorbiers. La roue ne cesse de tourner dans le vide...

Загрузка...