Aux Sorbiers

Seignolles a insisté pour emmener Martin prendre le temps de déjeuner dans l'un de ses restaurants favoris, Les Jardins d'Alice, rue Croix-Baragnon. L'établissement fait aussi galerie d'art. En retrait, on l'atteint après avoir traversé une courette, puis une allée pavée et une seconde cour plus spacieuse.

Martin aurait préféré se rendre aux Sorbiers et avaler un sandwich tout en conduisant. Mais il ne regrette pas le choix du gendarme. Déguster une assiette de la mer sous une magnifique verrière multicolore lui a offert un moment de répit dont il avait grand besoin, appréciant la conversation de Seignolles qui se révèle chaque jour être un homme cultivé et délicat. « Le genre de type dont on se fait rapidement un ami ! »

Comme s'ils avaient conclu un pacte, ils n'ont pas évoqué l'enquête durant le déjeuner, préférant parler de courses en montagne, des chemins de grande randonnée pyrénéens que l'un et l'autre ont sillonnés.

Ce n'est qu'au café que Martin décide de revenir à leur affaire :

– Je ne suis pas certain de tirer grand-chose de Cédric Tissier, mais je vais tout de même essayer. Il est rageant d'avoir sous la main le principal témoin des événements qui se sont passés dans la grotte de Sainte-Engrâce, et de ne pas pouvoir l'entendre...

– Patience, tempère Seignolles, il se réveillera... Tout à l'heure, demain, la semaine prochaine... Mais il se réveillera !

– Vous êtes un philosophe, Luc. Vous avez une façon de prendre la vie qui me surprend. Vous ne bouillez donc pas à l'idée de savoir que nous sommes à deux doigts de connaître la vérité, alors que nous piétinons ?

Seignolles sourit et hausse les épaules ainsi que le ferait un gosse.

– Ce n'est pas de la philosophie, Martin. C'est juste du bon sens. Par contre, ce qui me contrarie, c'est ce type... Le colonel Legendre ! Vous m'avez dit l'avoir remarqué au cimetière, vous l'avez retrouvé place du Capitole, et nous sommes tombés sur lui à l'université !

– L'omniprésent colonel Legendre ! Apparu par magie dans notre enquête pour escamoter des indices qui pourraient compromettre Sormand !

– Ou le disculper, qui sait ?

– N'empêche, mon expérience m'a conduit à considérer qu'une enquête qui n'est pas résolue dans les quarante-huit heures entre toujours dans une phase laborieuse... Nous avons franchi la ligne depuis longtemps. Et la DGSE nous glisse des bâtons dans les pattes ! Il est tout de même curieux que la découverte du cadavre d'une gamine de vingt ans puisse mettre en péril la sécurité du pays !

Puis Martin consulte sa montre.

– Mince, j'ai au moins trois quarts d'heure de retard ! J'avais dit au professeur Vals que je serais aux Sorbiers à treize heures trente... Je commence à prendre de mauvaises habitudes en votre compagnie, Luc.

Il se lève et insiste pour régler l'addition. Puis, une fois revenus dans la rue Croix-Baragnon, les deux hommes se séparent. Martin, qui a commandé un taxi, laisse Seignolles retourner au QG avec la voiture de fonction.

– Vous vous collez le nez devant le tableau de liège, lui recommande-t-il avant de monter dans le taxi, et vous passez en revue tous les éléments... Les uns après les autres !

– À vos ordres, chef !

Vingt minutes plus tard, lorsqu'il pénètre dans l'enceinte des Sorbiers, Martin est surpris par le côté serein du lieu. Il ne s'attendait pas à trouver une si magnifique et imposante bâtisse bourgeoise à laquelle ont été ajoutées deux ailes plus modernes, mais s'intégrant parfaitement au corps principal. Le taxi le dépose à l'entrée du parc ; Martin traverse celui-ci sans se presser, malgré son retard. Il croise de rares patients qui lisent sur un banc ou marchent sans but sous l'œil discret de deux surveillants.

Parvenu dans le hall, il se dirige droit vers le bureau d'accueil pour exhiber sa carte à l'une des deux hôtesses.

– Commandant Servaz, annonce-t-il. J'ai rendez-vous avec le professeur Vals.

L'hôtesse se saisit du téléphone intérieur, appuie sur une touche de son standard.

– Professeur... Le commandant Servaz est arrivé... Bien... Oui.

Elle raccroche et, à l'adresse Martin :

– Troisième étage, commandant.

Martin traverse le hall. Arrivé devant l'ascenseur, il jette un coup d'œil distrait au tableau d'information placé sur sa droite, qui indique les noms des praticiens associés aux étages de leurs services. Découvrant le nom d'Alexandra Extebarra, il lui faut quelques secondes pour réagir, tant il est stupéfait. « Alexandra est psy ! Et elle bosse ici... »

Il est encore sous le coup de la surprise lorsque le professeur Vals l'accueille froidement devant l'ascenseur, au troisième étage.

– Je vous attends depuis une heure ! s'exclame-t-il sans même le saluer. Avez-vous idée de tout le travail que réclame un établissement de ce genre ? Venez !

Martin remettrait bien à sa place ce petit bonhomme nerveux, mais s'en abstient, le suivant dans les couloirs avant de déboucher devant la porte d'une chambre que garde un grand type en blouse blanche, mâchoires serrées, nez de boxeur, front bas. « Ce gars a l'air d'un molosse plutôt que d'un infirmier ! »

– Ouvrez, Virgile ! lance le professeur Vals en se précipitant dans la chambre, Martin sur ses talons.

La pièce est plongée dans une semi-obscurité et un silence sépulcral. Même la respiration de Cédric est inaudible. Celui-ci dort profondément, attaché à son lit par des liens en cuir et une ceinture de contention, l'aiguille d'une perfusion dans le bras gauche. « Le pauvre gosse ! On dirait un prisonnier... »

– Je souhaiterais l'interroger le plus vite possible, dit Martin à voix basse ; c'est l'unique témoin dont je dispose dans une enquête en cours.

– Je sais, murmure Vals. Le cas d'Estelle Sormand... Oui, oui, je sais. Mais vous comptez vous y prendre comment ? Vous voyez bien qu'il est en état de choc post-traumatique, et dans l'incapacité de parler !

– Sans doute ! Mais les choses s'amélioreraient peut-être si vous ne lui infligiez pas un traitement trop lourd ! Ne pourriez-vous pas atténuer les doses de calmants afin qu'il soit en mesure de me répondre ?

– Je ne lui inflige rien, commandant ! Je le soigne. Je vais devoir le maintenir ainsi avant de le ramener progressivement à la réalité. Alors il sera immédiatement pris en charge par une équipe soignante qui sera mieux à même de l'aider à évacuer son stress qu'un enquêteur qui le ferait replonger aussitôt dans ses angoisses. J'ignore ce que ce gamin a subi, mais on me l'a amené dans un état de délabrement mental et physique épouvantable. Pendant combien de jours n'a-t-il ni bu ni mangé ?

– En effet, admet Martin en s'approchant tout près du lit. Il a dû errer dans la montagne avec ces foutus bois de cerf sur la tête !

– Comme un somnambule ! ajoute Vals. Son analyse sanguine montre qu'il a ingurgité des psychotropes en abondance... Mais que faites-vous ?

Martin s'est penché sur Cédric et, très doucement, lui a tourné la tête de côté puis relevé les cheveux dans le cou.

– Vous voyez, répond-il, je l'examine. Pas à la manière d'un médecin, naturellement... À la façon d'un flic !

Martin remet en place les cheveux de Cédric.

– J'avais remarqué aussi, précise Vals. Les tatouages sont redevenus à la mode, chez les jeunes.

– Je l'ai constaté, fait Martin en se redressant avant d'ajouter : Je veux aussi que vous le mainteniez à l'isolement. Personne, excepté l'équipe soignante, ne doit avoir accès à lui. Personne d'autre ! Vous me donnez votre parole de médecin ?

– Vous l'avez, commandant. Et si vous pensez aux journalistes, aucun n'est jamais entré aux Sorbiers.

Martin sort de la chambre avec Vals. Le molosse reprend sa garde près de la porte, croisant les bras sur sa poitrine à la manière d'un catcheur attendant l'empoignade.

Devant l'ascenseur, Vals tend la main à Martin en ajoutant :

– Je vous appelle dès que ce garçon aura repris conscience et que je le jugerai apte à répondre à un interrogatoire.

– Je vous en remercie, dit Martin sans conviction. Et, alors qu'il s'apprête à appuyer sur le bouton du rez-de-chaussée, il demande : Le docteur Extebarra est-elle à la clinique, aujourd'hui ?

– Vous la connaissez ? s'étonne Vals.

– Oui... Un peu.

– Elle était de garde cette nuit ; elle doit être chez elle à se reposer, je présume. Elle ne reprendra son service qu'à quinze heures.

Une fois dehors, Martin commande un taxi à l'aide de son portable, puis allume une cigarette.

Certes, Cédric n'a pas parlé... Néanmoins, sans qu'il le sache, il lui a confirmé ce que Souad lui a appris : ce petit tatouage dans le cou est la preuve qu'il appartient effectivement à la secte que dirige Gwen. Par contre, Estelle, elle, n'en possédait pas. On lui a peint le signe sur le dos avec le sang d'un cerf...

« Estelle est-elle morte au cours d'une initiation ? »

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