« Mélisse ! où es-tu ? »

Le dimanche matin, la clinique des Sorbiers, habituellement si calme, retenue dans son propre temps marqué du rythme des soins et des promenades, s'emplit dès dix heures d'une vie différente, sonore et animée : c'est le jour des visites. Des parents retiennent leurs larmes devant un fille autiste qui ne les reconnaît pas, un petit frère joue avec une grande sœur qui l'injurie sans raison... On réconforte, on s'apitoie, on compatit, ou l'on cache fort civilement l'indifférence envers un ami en détresse dont on s'étonne qu'il ne cesse de se lamenter sur d'infimes malheurs qui lui broient cependant l'âme.

Alexandra, en blouse blanche, maniant avec dextérité son fauteuil électrique, navigue maintenant à l'aise dans l'établissement ; elle se rend jusqu'au comptoir d'accueil. Celui-ci est tenu par les deux hôtesses en service le week-end, auxquelles elle s'est présentée la veille et qui l'ont déjà adoptée. Mais Alexandra n'est pas dupe, son infirmité attire si facilement la compassion !

– Pourrais-je consulter le cahier des admissions ? demande-t-elle.

– Bien sûr, docteur, lui répond l'une des deux femmes en ouvrant un tiroir pour en sortir un grand registre qu'elle lui tend.

Alexandra s'écarte légèrement pour feuilleter le cahier. « Mélisse, ce ne peut être qu'un prénom, si original que cela soit ! Le docteur Vals n'appelle ses patients que par leur prénom... »

Patiemment, sous l'œil curieux des deux hôtesses, Alexandra, de l'index, fait défiler page après page prénoms et noms des patients... Quarante-huit pensionnaires... Quarante-huit, mais pas de Mélisse.

Se retournant vers le bureau :

– Je ne trouve aucune patiente prénommée Mélisse !

– Mélisse, vous dites ? s'étonne la première hôtesse. Je ne connais aucune malade affublée de ce prénom ! Vous pensez si je m'en souviendrais !

– Mais enfin, j'ai été tout récemment en sa présence... Une jeune fille de dix-sept ans à peu près. Très maigre... Les cheveux coupés court, blonde, de grands yeux...

L'hôtesse marque à nouveau son étonnement et se tourne vers sa collègue, en discussion avec un visiteur.

– Ça te dit quelque chose, une patiente du prénom de Mélisse, toi ? C'est peut-être un surnom ?

– Non, ça ne me rappelle rien. Jamais entendu parler...

– Vous voyez, reprend la première, il n'y a pas de Mélisse dans cette clinique, docteur.

– C'est impossible ! s'offusqu'Alexandra en se rapprochant du comptoir. Je l'ai vue au premier étage, dans le quartier de sécurité que me faisait visiter le docteur Vals... Elle était manifestement en proie à une crise de panique, et...

La seconde hôtesse l'interrompt et s'adresse à elle comme s'il s'agissait d'une patiente, très calmement, sur un ton condescendant :

– Je vous dis qu'il n'y a pas de Mélisse ici, docteur ! Cela fait des années que je travaille à l'accueil, tantôt la semaine, tantôt le week-end ; je connais tous les patients traités entre ces murs ! De plus, nous ne leur attribuons aucun diminutif, ce qui serait un manque de respect envers eux. Vous avez dû mal comprendre... Voyez avec le professeur Vals, il s'agit sans doute d'une autre jeune fille !

Furieuse, Alexandra abandonne le listing sur le comptoir et actionne le moteur électrique de son fauteuil pour se diriger vers les ascenseurs, l'esprit assailli de questions. Elle ne peut pas s'être trompée à ce point... À moins que... ? Elle avait été prise d'une vision, juste avant de se retrouver face à ce petit fantôme gringalet, cette adolescente à demi nue qui la fixait de ses yeux fiévreux.

L'aurait-elle rêvée ? Mélisse faisait-elle partie de son hallucination ? Pourtant, à la réflexion, elle se souvient nettement de la douleur occasionnée par la pointe de la seringue que l'inconnue avait introduite de quelques millimètres dans son cou. Et elle revoit Virgile emporter la jeune malade sur une épaule, puis disparaître avec Vals derrière la porte à deux battants... « Non, cette gamine existe bel et bien ! C'était réellement un être de chair et de sang, non une chimère de mon esprit ! »

Dans l'ascenseur, Alexandra, décidée à en avoir le cœur net, appuie sur le bouton du troisième qui dessert l'étage de la direction où se trouve le bureau de Vals. « Il existe forcément une explication. Peut-être que les patients du secteur de sécurité sont enregistrés sur un autre cahier. »

Parvenue au troisième étage, Alexandra attire d'emblée la sollicitude d'une infirmière qui l'aide à sortir de l'ascenseur alors qu'elle est capable de le faire seule. Être constamment renvoyée à son handicap est pour elle presque plus insupportable que de ne pas pouvoir marcher.

– Merci, prononce-t-elle du bout des lèvres.

Puis elle se dirige droit vers le bureau de Vals et frappe sans recevoir de réponse. Elle marque un temps, cogne à nouveau quelques coups en lançant :

– C'est moi, le docteur Extebarra ; je souhaiterais vous voir, professeur...

Elle abaisse la poignée. La porte s'ouvre. « Vals ne ferme pas son bureau à clef ! Soit il est négligent, soit il n'a rien à cacher ! Ou il ne s'est absenté que quelques minutes, et je peux être surprise d'un moment à l'autre. »

Après une courte hésitation, le cœur battant, une boule lui remontant dans la gorge, elle entre cependant. Connaissant les lieux pour s'y être entretenue à plusieurs reprises avec Vals, elle conduit son siège roulant jusqu'à l'armoire métallique où elle sait que se trouvent les dossiers des patients. Là, toutes les pathologies traitées aux Sorbiers sont référencées : névroses phobiques ou obsessionnelles, hystéries, schizophrénies, épilepsies, paranoïas...

« Pourquoi n'ai-je pas plutôt bipé Vals pour lui demander des explications ? C'eût été la chose la plus naturelle à faire ! »

Elle se surprend à trembler. Il lui faut prendre un peu de temps pour inspirer et expirer, selon sa méthode de relaxation. « Mais, du temps, je n'en ai pas... Vals peut surgir et me tomber dessus d'une seconde à l'autre ! »

Respirer néanmoins... Et expulser l'air de ses poumons en une longue, très longue expiration.

Alexandra observe ses mains ; elles ne tremblent plus. Faisant face à l'armoire, elle constate, en regardant l'étiquette de chaque casier, que les dossiers des patients ont été classés par ordre alphabétique. Sans que soit mentionné leur prénom !

« Je vais devoir les ouvrir tous un à un... Combien de temps cela va-t-il me prendre ? Mon Dieu, les consulter tous ? »


C'est une pièce aux dimensions réduites. Ce pourrait être une prison s'il n'y avait tout ce matériel nécessaire à la réanimation et cette unique ampoule rouge tombant du plafond, donnant à l'endroit l'aspect d'un laboratoire de développement photographique.

Les bips répétés des appareils sont assourdis par les murs capitonnés. Ainsi que les cris rauques de Mélisse, nue sur un lit, chevilles et poignets entravés dans des anneaux de cuir.

Elle s'est débattue un moment, par réflexe, tentant de se libérer de ses liens. Elle s'est tortillée comme une anguille, s'est cabrée, a tiré sur ses bras et ses jambes, à s'en déchirer les muscles. Puis elle a abandonné toute tentative, sachant ce qu'allaient faire les deux silhouettes... Puisque c'est toujours ainsi que cela se passe. Elle s'est tue. Son dos est retombé sur l'alaise trempée de sueur ; il s'y est plaqué, sa peau adhérant au plastique.

Mais toute sa souffrance, toute son angoisse jaillissent de ses grands yeux verts aux prunelles dilatées, cernées de blanc. Ses pupilles rétrécies expriment l'effroi, la panique.

Mélisse n'est plus qu'un animal fragile aux mains de ces deux silhouettes. Impuissante et soumise, des larmes lui inondant les joues. Immolée, écartelée, elle se demande encore avec terreur pourquoi on lui fait tant de mal... Pourquoi elle ?

Elle reconnaît les deux hommes qui se penchent sur elle. Deux gargouilles sorties de l'ombre. Ce sont toujours ces deux hommes-là... Ils ont le visage de sa peur.

Sourient-ils ? Imagine-t-elle qu'ils sourient ?

Et leurs voix... Celle du premier, rassurante :

– Détends-toi, Mélisse. Tu sais très bien que la douleur ne dure pas...

La douleur. Celle de la piqûre intraveineuse que le second va lui faire en disant comme à chaque fois :

– Tu seras si calme, ensuite.

« Pourquoi me font-ils cela ? Depuis combien de temps ? »

Sa mémoire n'est plus que de la vase où clapotent de rares souvenirs effilochés qui s'étiolent jour après jour... À chaque nouvelle piqûre.

– Tu seras si calme, ensuite...

Et l'aiguille s'enfonce dans sa veine, y diffusant une brûlure qui rayonne alors dans tout le bras, remontant vers le cœur en devenant acide, aiguë, puis lui envahissant toute la poitrine, pareille à du métal en fusion, se répandant dans les alvéoles de ses poumons, la faisant suffoquer, tousser, râler, enchâssant son cerveau, l'emprisonnant dans une chape de lave rouge sang qui lui enflamme les yeux.

Elle les maudit. Elle maudit ces deux hommes qui se redressent, retournent à l'ombre, disparaissent tels des spectres. Cependant, elle sait qu'ils demeurent dans la pièce. Ses yeux carbonisés l'empêchent de les discerner, mais ils sont encore là ! Elle les entend parler bas, incapable de comprendre le moindre de leurs mots. Consultent-ils les écrans des machines auxquelles ils l'ont reliée ?

Elle s'apaise enfin. Car elle a conscience que son martyre va bientôt s'interrompre et qu'elle ne tardera pas à sombrer dans une sorte de bienfaisant coma où elle retrouvera les mêmes rêves... Quelques clichés que son esprit brisé est parvenu à préserver. Une belle maison calme emplie de bonnes odeurs... « Maman fait la cuisine... » Des jouets qui jonchent le sol de sa chambre... Un jardin tout vert avec une herbe haute et tendre où elle aime à se rouler en jouant avec un chat... « Misti ne griffe jamais ! »... Des visages souriants, des bras forts qui la hissent vers le ciel... « Papa veut que j'attrape le soleil ! »... Ses rires... Et le chant d'une alouette perchée dans le cerisier...

Son supplice a pris fin ; la brûlure qui avait mordu ses chairs s'est retirée, apportant à son corps un repos où se mêlent froidure et ténèbres. On dispose sur elle une couverture... Elle sent le lit monté sur roulettes avancer dans l'obscurité. Elle devine plutôt... Puisqu'elle est déjà dans un monde où le tissu de sa conscience est réduit en charpie.

Il lui semble néanmoins percevoir des respirations proches. À moins qu'il ne s'agisse que de l'écho de la sienne... ? Elle se détend définitivement.

Elle a le sentiment de se détacher de ses entraves, de quitter son lit, de courir vers cette belle maison calme d'où s'exhalent tant de douces odeurs de vie.

Mais ce n'est qu'un rêve. Elle est nue et hâve sur un lit médicalisé, les cuisses trempées d'urine.

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