L'intrus

Sitôt sortis du palais de justice, Martin et Seignolles foncent chez André Lebrun qui habite un petit pavillon à Deyme, une commune située à dix kilomètres de Toulouse.

Ralenti par la circulation, Martin, qui a préféré prendre le volant, actionne le gyrophare, ce que désapprouve Seignolles.

– Vous connaissez les dernières recommandations, il faut vraiment être dans une situation d'urgence pour utiliser ce machin-là !

– Et alors ? réagit vivement Martin. Ne sommes-nous pas dans l'urgence ? Voilà un siècle qu'on a découvert le cadavre d'une gamine dont on soupçonne de plus en plus qu'elle a été assassinée, et nous n'avons encore rien à nous mettre sous la dent ! Que des broutilles !...

– C'est vrai qu'on patine un peu, mais je trouve excessif de dire que nous n'avons pas avancé !

Martin abaisse la vitre de la portière et allume une cigarette sous le regard critique du gendarme qui n'apprécie guère que l'on ne conserve pas les deux mains sur le volant. Surtout lorsqu'on dépasse la vitesse autorisée...

– Eh bien, allez-y ! propose Martin. Je vous écoute, faites-moi part des progrès que nous avons engrangés !

Seignolles s'accorde quelques secondes de réflexion et s'apprête à répondre quand Martin reprend comme s'il se parlait à lui-même :

– Un merveilleux bilan, en vérité ! Outre l'arrestation d'une nymphomane qui organise des partouzes dans les ruines d'une église en invoquant l'âme d'un cathare illuminé, la détention d'un gamin de vingt-deux ans qui a failli violer et noyer Souad, l'hospitalisation d'un pauvre gosse à l'esprit atomisé, les furtives apparitions du colonel Legendre avec sa gueule d'emplâtre, deux silhouettes entrevues dans une grotte... de quoi disposons-nous pour coincer un quelconque suspect ? D'ailleurs, souhaite-t-on que nous arrêtions un coupable ?

Seignolles dodeline de la tête, émet un long soupir et dit :

– Nous y sommes ! Votre fameuse théorie du complot qui pointe son museau ! Je n'ai pas cessé d'y réfléchir, depuis que vous l'avez évoquée... Tout de même, ce n'est pas un peu gros ?

– Ah oui ? Pourquoi, d'après vous, la DGSE tient-elle tant à protéger les recherches de Sormand ?

– Ne sommes-nous pas en train de tout confondre, Martin ?

– Je ne mélange rien, Luc. Bien au contraire... Je distingue nettement les éléments disparates qui ponctuent notre enquête et je les assemble pour en faire une toile de fond. Cette ridicule affaire de gamins drogués me paraît n'être qu'un épiphénomène d'une affaire autrement plus importante, dont les enjeux nous dépassent...

– Vous imaginez une collusion entre la Justice et la Défense ?

– Disons entre Barrot et Legendre : le schéma me semblerait plus approprié.

Le reste de la route se fait sans qu'ils échangent un mot, chacun abîmé dans ses réflexions. Ce n'est qu'arrivé à la hauteur de Pompertuzat que Seignolles indique la direction à prendre :

– On quitte la N113 ici, Martin ; on va tomber directement sur la route de Deyme.

Quelques minutes plus tard, ils s'engagent dans le chemin du Sarmadel, une impasse où ils trouvent le pavillon de Lebrun, la dernière maison au bout de la ruelle. Martin coupe le moteur et jette un coup d'œil à la bâtisse. Une grosse demeure massive dont la plupart des volets en bois sont clos.

– Cette bicoque a dû avoir de la gueule, à une certaine époque ! observe-t-il. Mais aujourd'hui, elle donne l'impression d'être abandonnée. Ne nous sommes-nous pas trompés de numéro ?

Seignolles descend le premier du véhicule, fait quelques pas en direction d'une grille en fer forgé rongée de rouille, examine la plaque sur l'un de ses piliers de brique rose, et, se retournant vers Martin :

– Non, c'est bien ici.

Martin le rejoint, le visage maussade, les mains dans les poches.

– Eh bien, sonnez ! Le docteur Frankenstein ne va pas tarder à nous ouvrir.

Mais la sonnette est manifestement inutilisable depuis des années.

– Alors ? s'enquiert le gendarme.

Martin pousse l'un des deux battants de la grille ; celle-ci n'est pas fermée.

– On entre... Lebrun nous attend ; il n'aura pas changé d'avis, depuis notre coup de téléphone !

Les deux hommes s'engagent dans une allée qui disparaît presque complètement sous les hautes herbes et les orties qui ont envahi un vaste jardin redevenu sauvage pour ne plus avoir été cultivé depuis longtemps. Un ancien potager est néanmoins parvenu à imposer son souvenir, délimité par des piquets de bois que relient des fille de fer qui servent désormais de guides aux liserons. Quelques arbres fruitiers étouffent sous le lierre et achèvent leur vie, l'écorce éventrée, leur feuillage parasité par d'étouffantes boules de gui.

– Sinistre, constate Seignolles.

– Cela nous en dit beaucoup sur la personnalité de ce Lebrun...

Ils grimpent un perron aux marches recouvertes de mousse. Le gendarme frappe à la porte à plusieurs reprises.

– Mauvaise pioche, annonce-t-il. Lebrun n'apprécie peut-être pas la police !

– Non ! précise Martin à voix basse. J'ai aperçu une ombre derrière une fenêtre du rez-de-chaussée, quand nous traversions le jardin. Le bonhomme est là.

– On fait le tour ? suggère Seignolles.

À cet instant précis, la porte s'entrouvre, laissant apparaître un homme sans âge. Martin le juge d'emblée, ainsi qu'il en a l'habitude, établissant une fiche qui viendra prendre place parmi toutes celles qu'archive sa mémoire. « Cinquante-cinq ans, mais en paraît dix de plus. Yeux bouffis, traits empâtés, peau grise et couperosée, léger tremblement des mains... C'est un alcoolique. Le cheveu gras, pas rasé, mal fagoté, le vêtement négligé, pull-over taché, pantalon douteux... Regard fuyant. »

– Bonjour, monsieur Lebrun, attaque le gendarme en brandissant sa carte professionnelle. Je suis le lieutenant Seignolles. Vous vous souvenez ? Je vous ai appelé il y a quelques jours et mon collègue, le commandant Servaz, vous a téléphoné tout à l'heure... C'est au sujet de votre fille !

L'homme le dévisage, l'œil vague, comme s'il venait de se réveiller.

– Ça se peut ! lâche-t-il d'une voix rauque et encombrée. Mais... je suis désolé, je n'ai rien à dire...

Puis, à la surprise des deux policiers, d'un geste prompt il tente de refermer la porte. Martin introduit vivement son pied droit entre le battant et le chambranle, et, par l'entrebâillement, dit de sa voix la plus persuasive :

– Excusez-nous, monsieur Lebrun, nous ne prendrons pas beaucoup de votre temps. Juste quelques questions à vous poser...

L'homme soupire et recule de deux pas, ouvrant à contrecœur.

« Ce type transpire la peur par tous les pores de sa peau ! » songe Martin en entrant dans un vestibule crasseux aux murs tachetés de moisissures. Lebrun claque la porte derrière Seignolles.

– Par là ! indique-t-il en désignant une porte dont l'un des carreaux, fêlé, a été consolidé par un grossier morceau de ruban adhésif.

Ils pénètrent alors dans une salle à manger aux dimensions modestes, à l'odeur repoussante faite de relents d'alcool, d'odeur de tabac et de remugles rances de cuisine. L'âcre mélange prend à la gorge.

La pièce est un véritable capharnaüm, tel l'antre d'un brocanteur qui n'aurait jamais songé à mettre de l'ordre dans son bric-à-brac. Le mobilier est dépareillé... Une table au plateau écaillé que jonchent des bouteilles, des verres, des reliefs de repas dans une assiette, un cendrier débordant de mégots... Des chaises d'église au siège paillé côtoient des chaises pliantes et des tabourets en métal... Un vaisselier des années cinquante peint en blanc aux vitres ébréchées... Une hideuse commode, lointaine imitation du style Empire... Un canapé recouvert d'un ample châle aux motifs marocains... Aux murs que tapisse un papier peint désuet, auréolé d'humidité, s'alignent des étagères faites de planches de chantier, séparées par des briques, incurvées sous le poids de nombreux volumes. Une épaisse couche de poussière uniformise l'ensemble, le figeant dans sa laideur et sa saleté.

Au cours de son observation, Martin a isolé deux photographies posées sur la commode. L'une représente Lebrun avec une femme à laquelle il donne le bras. Ils ont l'un et l'autre la trentaine et se sourient devant un décor de vacances : plage, mer et soleil. Ailleurs... L'autre montre un jeune homme dont le visage présente quelques similitudes avec celui de Lebrun. Il pose en tenue de montagnard devant un refuge. « Ce doit être Quentin, le fille disparu. Quant à la femme, probablement l'épouse de Lebrun. Morte ? Partie ? »

Lebrun s'affale sur le canapé, désignant les chaises à ses hôtes d'un simple geste de la main.

– Je n'ai jamais cru à la version de l'enlèvement que vous m'avez suggérée, dit-il d'une voix lasse. Je pense plutôt que mon fille est décédé par suite d'une chute dans un quelconque ravin et, que, malheureusement, son corps n'a jamais été retrouvé... Ce qui m'a empêché de faire mon deuil !

– Pourtant, souligne Seignolles, au téléphone, vous sembliez sûr de vous...

– On se sera mal compris, voilà tout !

– J'insiste, reprend Seignolles, visiblement irrité. J'ai lu et relu votre première déposition. Il y a cinq ans, vous évoquiez sans hésitation un kidnapping...

Avant de répondre, l'homme lance un regard circulaire sur la pièce et s'arrête quelques instants sur une seconde porte vitrée, fermée, donnant sur la cuisine.

Martin n'a pas cessé de scruter le curieux personnage : « Pourquoi ce type est-il mort de trouille ? »

– Oui... je sais, ânonne Lebrun. J'ai dit cela parce que je n'acceptais pas son décès. Je pense que tous les parents qui perdent un enfant sont ainsi, n'est-ce pas ? Je vous le répète, si j'avais pu voir son corps, ç'aurait été différent... Maintenant, je dois me rendre à l'évidence... Ma femme n'a pas supporté... elle m'a laissé...

« Il regarde toujours par-dessus mon épaule... La porte de la cuisine ! » Martin n'écoute plus la conversation engagée entre Seignolles et Lebrun. Il tend l'oreille et cherche à s'assurer qu'il a réellement entendu un bruit ténu dans son dos. Il attend que celui-ci se renouvelle...

– Je suis désolé, poursuit Lebrun de sa voix fatiguée, au phrasé laborieux. Je crains que vous ne vous soyez déplacés pour rien.

– Je ne comprends pas, dit Seignolles ; le commandant Servaz vous a nettement précisé le motif de notre visite, tout à l'heure.

« Oui... Un bruit à nouveau ! » Martin surprend Seignolles par l'incongruité de sa question :

– Avez-vous un chat, monsieur Lebrun ?

Ce dernier aurait été traversé par une décharge électrique qu'il n'aurait pas réagi différemment. Il redresse le buste, ouvre grand ses gros yeux pochés striés de rouge, se gratte le cou et répond :

– Non, commandant... Pourquoi cette question ?

– Et un chien ? Avez-vous un chien ?

Seignolles regarde son collègue, perplexe.

Lebrun hoche la tête.

– Ni chat ni chien ! Je déteste d'ailleurs les animaux domestiques.

– Et vous vivez seul ? Pas de locataire, d'ami, de famille ?

L'homme s'enfonce maintenant dans son canapé, donnant le sentiment de vouloir se faire avaler par sa masse informe. Seignolles remarque qu'il sue à grosses gouttes et que le tremblement de ses mains s'est accentué, jusqu'à gagner les avant-bras. « Mais, bon Dieu, sur quoi Martin vient-il de mettre le doigt ? »

– Seul... je vis seul, balbutie-t-il, le regard tétanisé fixé sur la porte de la cuisine.

Martin bondit de sa chaise, renversant celle-ci, et lance à Seignolles :

– Dans la cuisine, Luc ! Il y a quelqu'un...

D'un violent coup d'épaule, Martin ouvre la porte et fait irruption dans une pièce encombrée de détritus, dégageant une repoussante puanteur... Personne ! Mais la fenêtre est grande ouverte ; Martin et Seignolles, s'en approchant, aperçoivent un homme vêtu d'un jean, d'un blouson de cuir brun, portant une casquette noire, s'enfuir par un verger sur lequel donne l'arrière de la maison.

Martin enjambe le rebord de la fenêtre, saute et s'élance à la poursuite du fuyard. Seignolles l'imite, subjugué par la souplesse du Parisien qu'il rejoint en trois foulées.

Courant côte à côte, les deux hommes s'aperçoivent qu'ils se laissent distancer à chaque pas. Coudes au corps, l'inconnu les sème peu à peu. Manifestement jeune et sportif, il accélère l'allure par paliers successifs pour atteindre le mur de clôture alors que ses poursuivants sont à la traîne d'une vingtaine de mètres.

Le fuyard avait sans aucun doute préparé à tout hasard une voie de secours. Au pied du mur, un bidon rouillé lui sert de marchepied. Il franchit l'obstacle avec l'agilité d'un singe et disparaît.

Lorsque Seignolles et Martin sautent à leur tour de l'autre côté du mur pour se réceptionner dans un jardin potager, l'homme sinue devant eux entre les pommiers et poiriers d'une courtille. Il pousse bientôt la petite porte en bois d'un clos donnant sur un chemin de terre...

– Le salaud ! jure Seignolles. Je n'ai jamais vu un type courir aussi vite !

Les deux policiers atteignent le chemin pour voir une voiture noire démarrer en trombe dans un nuage de poussière ocre, tanguer dans les ornières, déraper, mordre sur le talus, reprendre sa route et s'enfoncer dans une forêt.

Martin se plie en deux, pose ses mains sur ses cuisses et cherche à récupérer son souffle, les poumons en feu, au bord de l'asphyxie.

– Vous fumeriez moins..., le sermonne Seignolles.

– Je sais... Ils étaient deux dans la voiture, n'est-ce pas ?

– Oui. Le conducteur l'attendait. Notre intrus a fait pression sur Lebrun ; c'est pourquoi il s'est ravisé.

– J'ignore de quoi il l'a menacé, mais il crevait de peur !

Seignolles tape rageusement du pied dans une motte de terre. Martin se redresse, livide, une sueur glacée lui mouillant le dos.

– La poussière m'a empêché de distinguer le numéro d'immatriculation.

– Je ne suis pas certain que cela nous aurait servi... Je parierais pour une voiture volée ou maquillée. Venez, Martin, retournons cuisiner Lebrun.

Martin le retient par le bras.

– Inutile ! Il débitera des salades et nous perdrons notre temps. Envoyons plutôt l'un de vos gendarmes s'occuper de lui, quoique je n'espère aucun résultat. Nous, on rentre !

– Mais, bon Dieu ! s'écrie Seignolles, comment ont-ils appris que nous venions ? Et à cette heure précise...

Martin a fourré ses mains dans ses poches, poings serrés. Son front s'est creusé de ses deux rides horizontales coutumières. Il a envie de vomir. Cette course l'a épuisé et lui a fait toucher du doigt combien sa condition physique s'est délabrée : le tabac, l'alcool, ses interminables nuits d'insomnie...

– Comment croyez-vous qu'ils l'aient su ? raille-t-il. Sinon par quelqu'un qui sait tout de nos faits et gestes ?

– Merci ! Ça, je l'avais compris comme aurait pu le faire un gosse de dix ans. Nous ne sommes pas tous des demeurés, dans la gendarmerie !

Martin se force à sourire.

– Je n'ai jamais pensé une chose pareille, Luc. Jamais ! Surtout depuis que je travaille en équipe avec vous.

– C'est sympa... Ce que je me demandais, c'était : QUI ? Qui a renseigné ces deux malfrats ? Qui, parmi les rares personnes qui nous côtoient...

Martin marche un moment en silence, tête en avant, épaules basses. Puis il s'arrête soudainement, se retourne vers Seignolles et dit :

– Nous sommes sortis de chez le juge, nous avons sauté dans notre voiture, nous avons parcouru dix kilomètres... et un type était déjà fourré dans la cuisine de Lebrun !

– Non... ! souffle le gendarme comme s'il exhalait toute la terreur que les phrases de son collègue ont fait naître en lui. Non ! répète-t-il. Pas lui !

Martin reprend sa marche en ajoutant :

– Et vous ne croyez toujours pas au complot ?

Загрузка...