Martin consulte sa montre. Huit heures ! Déjà une heure qu'il marche dans la montagne en compagnie de Seignolles et de vingt gendarmes, dont cinq maîtres-chiens, ratissant les alentours de la grotte. Il ne peut s'empêcher de bâiller à s'en décrocher la mâchoire. Lui, pour qui la randonnée a toujours été un plaisir, souffre ce matin de ce calvaire imposé. La nuit a été horrible. Il n'a trouvé le sommeil que vers quatre heures, après avoir déambulé en une longue errance dans Toulouse.
En quittant Sormand, il a d'abord pensé pouvoir retrouver la paix intérieure dans sa chambre d'hôtel. Avec l'aide de quelques gorgées de whisky et de cigarettes. Mais, en descendant de voiture, il s'est ravisé et s'est mis à marcher... Rue Louis-Deffès, rue Renée-Aspe... Puis la rue des Trois-Banquets... S'enfonçant ensuite au hasard dans la ville endormie...
À un moment, le long de la Garonne, il a croisé quelques prostituées. Même si cela ne lui ressemble pas, il a été tenté... Depuis combien de temps n'avait-il pas eu de rapports sexuels ? Il a cependant poursuivi son chemin ; l'idée de se retrouver dans des bras inconnus, contre une peau fatiguée des caresses d'autres hommes, l'a écœuré.
Un peu plus tard, il s'est assis sur un muret pour fumer en libérant le flot de ses pensées. Qu'elles viennent, après tout ! Toutes ! Qu'elles crèvent comme les bulles d'un marécage à la surface de son esprit !...
Et les mêmes images, perpétuellement bousculées par l'effondrement de la grotte, dix-sept ans plus tôt, se sont imposées à lui, charriant leur lot de souffrance et de chagrin. Tout s'écroulait. La caverne et ses illusions...
Il a abandonné le petit muret, les cuisses froides, la tête endolorie, le sang frappant violemment à ses tempes. Demain, s'est-il dit pour se donner courage, demain il suivrait la battue avec Seignolles, et Souad lui délivrerait sans doute quelques précieuses informations...
Du coup, il a regagné sa chambre d'hôtel, pris une douche et a fini par s'écrouler sur le lit, le corps perclus de fatigue.
Seignolles, qui marche à ses côtés, n'a pas prononcé le moindre mot depuis qu'ils sont partis.
– Vous avez l'air soucieux, Luc. Mal dormi ?
Le gendarme dévisage Martin avec surprise. Il s'attendait à tout, sauf à ce que ce type puisse se soucier de son moral !
– Oui ! Il y a des nuits comme ça ! Plutôt inhabituel... J'ai normalement un bon sommeil d'enfant. Vous voyez, du genre du gars qui ne se pose pas de question métaphysique avant de fermer les yeux ! Mais, hier soir, je n'arrivais pas à oublier cette môme toute nue repliée en chien de fusil.
– C'était effectivement une image incongrue.
– Je me demandais surtout si nous n'étions pas en présence de la première proie d'un tueur en série. Un véritable dingue qui prendrait son pied en concevant des mises en scène démentes pour empoisonner ses victimes et les abandonner avec sa signature sur leur dos : ce motif en forme de 8 !
– N'oubliez pas que le dessin a aussi été gravé dans la pierre, ajoute Martin.
Seignolles jette un coup d'œil aux hommes qui avancent en râteau, d'un même pas lent, regardant juste à leurs pieds. Deux techniciens balaient les hautes herbes devant eux à l'aide de leurs détecteurs de métaux, avec des gestes de faucheurs se mouvant au ralenti. L'un des chiens anhèle bruyamment, la langue sortie.
Soudain, le talkie de Seignolles grésille. Un gendarme demande de nouvelles instructions.
– Entamez le périmètre 5, répond Seignolles en consultant sa carte d'état-major, et lancez la seconde équipe !
Puis c'est à nouveau un semblant de silence, ponctué de cris d'oiseaux, de bruits d'herbes froissées, de craquements de branchages... L'est s'éclaircit de ses premières lueurs roses.
Quelques minutes plus tard, Martin et Seignolles pénètrent dans une clairière au sol plat où ne poussent que quelques buissons ronds tout roussis par le soleil. Ils décident de faire halte. Martin en profite pour allumer une cigarette.
– Vous n'irez pas loin, en fumant...
– Un jour, répond Martin en souriant, j'ai fait une course en Suisse avec plusieurs copains. On devait monter à trois mille neuf cents... Un passage assez difficile... Glace... Neige. On a retenu un guide. Le matin arrive un gars de soixante-dix piges. Pipe à la bouche. Il est monté devant nous. A fumé tout du long, puis est redescendu... Toujours aussi frais.
– C'est l'exception qui confirme la règle... Le 0,005 % de fumeurs qui s'en sortent !
– Sans doute... Mais je vous promets qu'à la fin de l'enquête on s'offre une course, tous les deux... On verra bien qui tiendra le coup.
– C'est d'accord, acquiesce Seignolles. Puis, après un temps : Vous connaissez bien Toulouse, n'est-ce pas ?
– Oui, répond Martin. Vous me l'avez déjà demandé hier.
– Et vous êtes aussi un familier de Sormand !
– En effet... D'ailleurs, je suis passé rendre visite à Raphaël, hier soir, à la faculté. Je l'ai trouvé à son bureau.
– C'est vous le patron... N'empêche, vous auriez pu nous prévenir, Souad et moi. Vous exigez que nous nous appelions par nos prénoms, vous nous faites un beau discours sur l'esprit d'équipe, et vous mijotez votre petite tambouille dans votre coin !
Martin ignore le reproche et enchaîne :
– Je suis certain qu'il est mouillé dans l'affaire...
– J'en doute, réplique Seignolles. Et permettez-moi de vous trouver un tantinet alambiqué, Martin ! C'est le père de la défunte, merde !
– Et alors ? En quoi cela le dédouane-t-il ? Combien de parents n'ont-ils pas été impliqués dans la mort de l'un de leurs enfants ? Vous êtes bien placé pour le savoir, dans votre boulot ! De plus, ce type est un gourou illuminé. Dieu seul sait ce dont il est capable pour que ses délires collent à la réalité ! Je parviendrai bien à le faire craquer... Pour le coincer et l'empêcher définitivement de nuire.
Seignolles hausse les épaules et soupire.
– Il n'est pas dans mes habitudes de contredire mes supérieurs...
– Avec moi vous pouvez, je suis imperméable à la susceptibilité.
– Dans ce cas... Je vois mal cet homme, physicien mondialement reconnu, être l'assassin de sa fille.
Martin crache à plusieurs reprises sur son mégot afin de l'éteindre et le jette au sol où il l'écrase consciencieusement avant de reprendre sa marche.
– Il y a quantité de manières de tuer... Un leader très persuasif peut conduire à la mort n'importe quel cerveau sensible à ses fumeuses théories, conclut-il.
Ils sortent de la clairière quand Seignolles arrête brusquement Martin en lui prenant le bras.
– Regardez ! dit-il en s'accroupissant. On dirait bien... Oui, c'est du sang !
Martin met un genou au sol, se penche et examine un mince trait brun qui file par à-coups sur le tapis d'épines. Progressant avec précaution, les deux hommes suivent un instant le tracé qui se compose bientôt essentiellement de gouttes presque noires, espacées entre elles de plusieurs dizaines de centimètres.
– Ces taches de sang nous conduisent vers cet à-pic, là-haut ! s'exclame Martin en désignant un monticule rocheux à demi recouvert de mousse.
Tandis que Seignolles rameute ses hommes à l'aide de son talkie, Martin continue d'avancer en suivant soigneusement le chapelet de gouttes brunes. En quelques minutes, il atteint le crêt moussu qui domine la vallée encaissée et encore sombre, les sommets illuminés par le soleil, les masses de sapins touffus.
Seignolles le rejoint au bord de l'escarpement.
– Mes hommes arrivent ! annonce-t-il. Puis, prudemment, il se penche en ajoutant : Je connais cette vallée comme ma poche... Tenez, vous voyez ce village, au pied de la falaise... Nom de Dieu !
Il a un mouvement de recul.
– Eh bien quoi ? s'étonne Martin.
Seignolles prend Martin par une épaule et l'attire tout au bord du précipice.
– Attention, recommande-t-il, la mousse est gorgée de rosée ; vous pourriez faire un grand saut, comme cet animal !
Martin, solidement maintenu par le gendarme, s'incline en avant. Une vingtaine de mètres plus bas, sur un escarpement, gît un cerf. Sans bois.
– Ce n'est pas vraiment le spectacle idéal quand on n'a rien dans le ventre !
– Je vais jeter un coup d'œil..., propose Seignolles qui a déjà repéré la voie lui permettant d'atteindre la plate-forme.
– Vous ne souhaitez pas attendre qu'on vous assure ? s'inquiète Martin.
Seignolles se contente de lui sourire. Martin se rapproche encore un peu plus du gouffre et observe le gendarme descendre avec une agilité déconcertante. Martin pense qu'il y serait sans doute parvenu, mais probablement avec moins d'assurance, en tout cas plus lentement. Et la peur au ventre.
– C'est un cerf... scalpé ! hurle Seignolles qui vient d'arriver à hauteur de l'animal. Quelle boucherie ! Il n'y a qu'un malade pour faire ça !
Martin se saisit du talkie.
– Bloquez tout le périmètre. Nous avons trouvé quelque chose. Plus personne ne peut ni ne doit passer. Appelez aussi l'hélico. Code 2. C'est urgent !
Puis, se penchant à nouveau pour s'adresser à Seignolles :
– Vos collègues déboulent. J'ai aussi demandé un hélico...
Soudain, son portable sonne. Il sursaute, fouille dans sa poche pour en extraire nerveusement l'appareil qu'il colle à son oreille.
– Euh... Martin ?
– Oui !
– C'est Souad...
– Je sais, votre numéro s'est inscrit sur l'écran...
– Je crois qu'il faudrait qu'on se voie rapidement. J'ai pas mal d'informations à vous transmettre...
– On finit ici avec Luc et on vous rejoint.
Il raccroche. Agacé. C'est incroyable, rien qu'à l'entendre, cette gamine lui met les nerfs en pelote ! Il avait tellement hâte d'interrompre la conversation qu'il en a oublié de lui demander de quelles informations il s'agissait. Aucune importance pour le moment ; l'essentiel, à ses yeux, se passe ici.
Attendre, maintenant. Attendre que la dépouille du cerf soit hélitreuillée et transportée à l'institut médico-légal pour autopsie.
« Est-ce avec le sang de cet animal que le motif a été peint sur la peau d'Estelle ? »
Attendre... Martin déteste cela.