Les pantins

Martin a pris la précaution d'appeler Sormand à l'université pour lui demander de les recevoir. Celui-ci a accepté sans rechigner, leur disant qu'il serait libre vers onze heures, à la fin de ses cours.

Martin et Seignolles se présentent à onze heures précises devant le bureau du professeur. Après qu'ils ont frappé, la voix de ce dernier les invite à entrer.

Martin remarque tout de suite sa mise soignée. Il s'est rasé de près, habillé avec goût. Malgré les années et l'embonpoint, Sormand peut encore faire illusion... et impressionner, se dit-il. Même avec le sincère chagrin qui ne le quitte plus et assombrit ses traits.

Sans un mot de bienvenue, Sormand s'installe derrière son bureau et désigne du menton deux sièges à Martin et Seignolles.

« Que puis-je faire d'autre qu'ironiser, songe le professeur, quoique cela ne risque guère de démonter Martin et son collègue, qui paraît très attentif ? »

– Vous venez à deux, maintenant ? Laurel et Hardy ! À moins que tu ne craignes de m'affronter seul, Martin ?

– Épargne ta salive ! rétorque sèchement le commandant. Et fais-moi grâce de ton humour ! Nous souhaitons préciser quelques points avec toi et te poser certaines questions, suite à l'arrestation de Gwen.

– Ah, cette petite garce !

Martin allume une cigarette, prenant volontairement son temps, tandis que Seignolles sort son épais et précieux carnet qu'il ouvre à une page vierge, puis attend, stylo en main.

– Ta chargée de TD nous a révélé qu'elle s'était inspirée de notes que tu lui aurais données et qui décrivent l'expérience que tu as réalisée il y a dix-sept ans.

Sormand hausse les épaules.

– C'est stupide. Je ne l'ai jamais autorisée à consulter mes archives !

– Alors, dans ce cas, rétorque Martin, explique-moi comment elle a pu utiliser du peyotl... pourquoi elle tente d'expérimenter la décorporation avec ses jeunes adeptes... pourquoi elle évoque le prétendu traité d'un hypothétique cathare nommé Robert Sicard...

Sormand pousse un profond soupir, hoche la tête d'avant en arrière ; une soudaine lassitude a envahi son visage.

– Ce que j'en sais ! Elle aura été assez habile pour pénétrer dans mon ordinateur... Puis, pour lui-même, il ajoute : Qu'est-ce que je suis con ! J'aurais mieux fait de tout détruire depuis longtemps !

– Et sur le signe dont Gwen et ses camarades ont fait leur emblème et qu'on a retrouvé peint dans le dos d'Estelle, tu n'as évidemment toujours pas d'explication à nous donner !

– Pas la moindre. Je te le répète !

Seignolles prend alors la parole :

– Vous affirmez donc n'avoir jamais eu connaissance des activités de Gwen Leroy, alors même qu'elle était votre maîtresse et que, dans cette hypothèse, on peut supposer que vous échangiez des confidences ?

– Que cela vous paraisse ou non crédible, elle n'a jamais évoqué avec moi ce genre d'activité ! Je ne peux nier que nous avons souvent parlé du sujet sur lequel je travaille depuis près de vingt ans. Ce que vous pouvez découvrir si vous lisez mes publications ou assistez à mes conférences... Quant à l'intervention des cathares ou du chamanisme dans cette affaire, je ne me l'explique pas... Sauf que je considère Gwen comme une détraquée et qu'elle a dû mélanger dans un grotesque salmigondis de multiples influences provenant des différentes méthodes de décorporation utilisées à travers le monde, issues de cultures très variées. Je ne vois rien de scientifique dans tout ce fatras !

Martin se lève et se rend devant le tableau couvert d'équations.

– Curieux, quand même, toutes ces coïncidences... Tu ne trouves pas ?

Sormand se redresse sur son siège. Il frappe d'un poing lourd le plateau de son bureau et élève la voix :

– Tu ne comprends donc pas que Gwen t'a servi exactement ce que tu rêvais de t'entendre dire !

– Je te rappelle que c'est toi qui as mis au point le protocole dont Gwen s'est inspirée, même si elle y a rajouté sa sauce..., lui lance Martin. Je peux le prouver !

– Tout comme je peux prouver que tu étais volontaire pour participer à cette expérience ! réplique Sormand.

Martin quitte le tableau noir pour s'en revenir près du bureau. Seignolles craint que les deux hommes n'en viennent aux mains. Livides l'un et l'autre, ils s'affrontent du regard. Martin se contient visiblement, les poings serrés le long de ses cuisses.

– C'est pour ça que je sais ce dont tu es capable...

Sormand se lève à son tour, dépliant sa lourde masse de muscles et de graisse. Il se plante devant Martin qu'il dépasse d'une bonne tête.

– Rasseyez-vous, professeur, lui intime Seignolles.

Raphaël regarde le gendarme : il l'avait oublié ! Toute sa haine concentrée sur Martin avait fini par exclure cet intrus de la pièce. De cette scène où seul compte Martin. Son ancien élève... et ancien ami ! Mais il obéit, se laisse retomber sur sa chaise qui craque sous son poids.

– Depuis cette expérience avec Alexandra et toi, répond-il d'une voix sourde, je me suis simplement consacré à la recherche théorique... Maintenant, si cela t'arrange d'imaginer que j'ai utilisé Gwen pour mettre ma fille en danger, libre à toi !

Il a prononcé douloureusement ces derniers mots, dans un demi-sanglot, en s'affaissant sur sa chaise, écrasé de chagrin et de remords.

– En fait, balbutie-t-il en se ressaisissant, ma seule faute est d'avoir été aveugle, en particulier avec Gwen... Je considérais son ambition comme une authentique adhésion à mes travaux... Moi qui me prenais pour un vampire suçant la moelle des femmes, je me suis fait piéger par cette folle !

Martin esquisse un sourire pour dire :

– Quel bel exemple de contrition, Raphaël ! Et si étonnant, venant de ta part... Mais je souhaiterais que nous évoquions un personnage qui donne l'impression de jouer un rôle important dans notre enquête.

– Ah ? fait le professeur, curieux.

– Le colonel Legendre... Une barbouze ! Ne me dis pas que tu ne le connais pas : je l'ai vu assister aux obsèques de ta fille.

– Je le connais, en effet...

– Et alors ? s'impatiente Seignolles, la pointe de son stylo en suspens au-dessus de son carnet.

– Nous touchons là un domaine sur lequel je ne peux malheureusement m'étendre. Sachez seulement que la majeure partie de mes recherches est financée par... disons par une officine gouvernementale. Pour en apprendre davantage, vous devriez vous adresser aux ministères de l'Intérieur et de la Défense...

– C'est pourquoi Legendre nous est passé devant le nez pour rafler tes ordinateurs et tes dossiers ?

– C'est la stricte vérité ! s'emporte Sormand. Je suis le premier à tenter une approche quantique du psychisme humain. Et je suis encore loin d'avoir résolu tous les problèmes qui ne cessent de s'accumuler sur ma route...

– C'est-à-dire ? demande Seignolles.

Sormand secoue la tête.

– Je ne puis rien ajouter. Ces recherches sont classées secret défense !

– Cela ne tiendrait pas devant un tribunal, risque à nouveau Seignolles. Nous trouverions bien un ou deux juges capables de fourrer leur nez dans votre bourbier, malgré le foutu sceau du secret défense !

Sormand baisse le front et Martin retrouve sur son visage des expressions qu'il avait oubliées. En particulier cette mine de chien battu qu'il arbore dès qu'il se trouve dos au mur.

– Alors ? demande-t-il. Raconte !

– Non, Martin ! Non... Il m'est interdit de parler. La seule chose que je puisse peut-être indiquer est que si je travaillais encore à une expérience de ce type, je n'aurais plus recours au peyotl... Ça, c'est de la préhistoire ! Aujourd'hui, je me servirais d'une source d'énergie bien plus puissante.

Martin écrase sa cigarette dans le cendrier où gît un bout de cigare fumé jusqu'au purin. « Le vieil ours tète toujours ses Partagas ! Je me souviens encore du soir où il a voulu m'initier au cigare... J'ai cru que j'allais vomir ! »

Seignolles avance :

– Si je vous suis bien, professeur, l'État, qui finance vos travaux, vous a imposé un silence complet sur ceux-ci ! Si nous devons vous croire, naturellement...

– C'est le cas, affirme Sormand.

– Ce qui nous amène à penser que vous êtes placé sous protection, poursuit le gendarme.

– Vous pouvez l'entendre ainsi.

– Et que nous n'apprendrons rien de plus ?

– En effet.

– C'est bon ! conclut Martin d'un ton sec en se dirigeant vers la porte. Raphaël, tu n'en demeures pas moins à la disposition de la police jusqu'à plus ample informé ! Et je me fous bien, pour l'instant, que cette momie de Legendre te couvre... Moi, je poursuis mon job, malgré tous les ministères que tu voudras. Ta fille est morte dans des circonstances troublantes, ton ex-maîtresse a ordonné le meurtre du lieutenant Boukhrane, et Cédric Tissier s'est cuit le cerveau ! Tout ça pour atteindre à ton deuxième monde ! Or, jusqu'à présent, l'inventeur de ce foutu Empyrée, c'est toi !

Surpris par la brusquerie de la conclusion, Seignolles se lève à son tour et salue Sormand d'un hochement de tête avant de rattraper Martin qui fonce déjà vers l'ascenseur. Quand il le rejoint, il enrage.

– Vous pourriez quand même prévenir, lorsque vous jugez nécessaire de clore un interrogatoire ! J'avais l'air malin, moi, avec mon petit carnet sur les genoux...

– Excusez-moi, concède Martin, c'était ça ou lui mettre mon poing dans la figure !

Les deux hommes s'engouffrent dans l'ascenseur. Du coin de l'œil, Seignolles observe le Parisien. Les deux rides de son front se sont creusées, ses mâchoires se sont crispées, pinçant ses lèvres, et tout son visage a blêmi. Martin a vieilli de dix ans !

– Bon Dieu ! dit Seignolles. Pourquoi vous mettez-vous dans un tel état devant ce type ? Je comprends que vous lui en veuillez pour ce qui s'est passé autrefois, mais l'eau a coulé sous les ponts...

– Ce n'est pas pour ça, Luc.

– Alors ?

– J'enrage de voir que nous faisons fausse route depuis le début de nos investigations !

– Expliquez-vous...

– Nous avons limité notre enquête à un banal fait divers... Deux mômes, une secte de dingues, une séance de décorporation, des drogues...

– C'est ce dont nous disposons !

– Nous nous trompons, Luc. Nous regardons la souris, alors que c'est l'éléphant que nous devrions voir.

Sortant de l'ascenseur, Seignolles s'étonne :

– Je ne saisis pas !

– Sormand sait que nous nous égarons, lui. Mais il ne peut pas parler ! Car ce qui est derrière tout cela est énorme...

– Vous ne nous feriez pas une petite poussée de paranoïa ?

– Sormand est un outil. Juste l'instrument d'une gigantesque machinerie... Et Legendre est aux commandes ! On se fait balader, Luc. Au-dessus de nous, des marionnettistes tirent les ficelles. Et c'est nous qui sommes les pantins !

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