Le triangle des Bermudes

Dès qu'il est entré dans le bureau du juge en compagnie de Seignolles, Martin a remarqué que Barrot était d'une humeur massacrante. Ce petit bonhomme qui s'habille comme un dandy, avec ses cheveux teints, s'est à peine levé de son siège, derrière l'immense bureau, pour les saluer. Juste un signe du menton. Un ordre qui leur a signifié de s'asseoir.

Martin n'en éprouve aucune contrariété, à l'opposé de Seignolles, attentif à la qualité des rapports qu'il entretient avec les représentants de la justice. Mais le gendarme note d'emblée que l'animosité du juge est essentiellement dirigée vers le Parisien. Aussi décide-t-il de laisser ce dernier tenir tête à Barrot tout en l'observant manœuvrer.

– Commandant, j'ai le sentiment que vous m'avez légèrement manipulé, commence le juge.

– À quel propos, monsieur le juge ? demande Martin en insistant sur le « monsieur le juge », comme à son habitude.

– En me forçant à accepter que le lieutenant Boukhrane se lance dans cette mission d'infiltration ! Vous avez oublié de me dire qu'elle ne possédait aucune formation pour opérer dans ce genre de situation. Je me suis renseigné à son sujet et j'ai découvert qu'elle sortait pour la première fois de son labo !

– Il n'empêche, précise Martin, qu'elle a déjà récolté une moisson de renseignements que nous n'aurions pas pu obtenir aussi rapidement sans son aide.

– C'est vrai, admet Barrot à contrecœur. J'ai lu votre dernier rapport... Souad Boukhrane semble efficace.

– Elle l'est ! insiste Martin en sollicitant Seignolles du regard. Mais ce dernier ne bronche pas, montrant ainsi qu'il ne partage toujours pas la prise de risques que son collègue a imposée à Souad.

Après un temps de silence pendant lequel il triture son stylo Montblanc, les yeux baissés sur son bureau, Barrot demande :

– Avez-vous progressé du côté de Cédric Tissier ?

Martin esquisse une moue d'impuissance.

– Mutisme total... Le gamin a fait une overdose et les médecins le gavent de sédatifs.

– Avez-vous confirmation qu'il a ingéré du peyotl ?

– Oui, et massivement... Il est à craindre qu'il en conserve des séquelles.

Seignolles s'anime sur sa chaise. Il considère que le moment est venu pour lui d'intervenir, conscient qu'il va surprendre Martin, se réjouissant par avance de l'effet qu'il va créer. Le Parisien aime bien faire cavalier seul, parfois... ? Eh bien, il est l'heure de lui rendre la monnaie de sa pièce !

– Pour ma part, commence-t-il, je me suis souvenu de certains cas récents de disparitions dans notre région... J'ai voulu remonter un peu plus loin, aussi ai-je épluché nos archives, consulté Internet et dépouillé une tonne d'exemplaires de La Dépêche du Midi. J'ai pu constater que vingt-quatre personnes ont été portées disparues au cours des trente dernières années, sans qu'aucune n'ait été retrouvée. Tous les dossiers y afférents ont été classés sans suite...

Martin se tourne vers Seignolles. Ce dernier s'attendait à ce qu'il le fusille du regard, alors qu'il lui exprime au contraire de l'admiration par un sourire complice.

– Cela n'a rien d'étonnant, dans une région montagneuse, remarque Barrot en balayant l'information d'un geste de la main.

– Sans doute, monsieur le juge, objecte Seignolles, mais ce chiffre est supérieur de quarante pour cent à la moyenne habituelle des disparitions dans des conditions géographiques similaires.

– Un vrai triangle des Bermudes ! s'exclame le juge dans un éclat de rire que ne partagent pas ses interlocuteurs.

– Vous ne croyez pas si bien dire, poursuit Seignolles plus sèchement, en sortant une carte d'état-major de sa serviette et en la dépliant sur le bureau. Toutes les disparitions que j'évoque ont eu lieu dans un périmètre extrêmement restreint. Soit quatre kilomètres autour de la grotte où Estelle a été retrouvée.

Le juge ouvre la bouche en cul de poule, se penche sur la carte et suit l'index du gendarme qui trace un cercle virtuel ayant la grotte de Sainte-Engrâce pour centre.

Seignolles précise :

– Tous ces disparus étaient des randonneurs aguerris à sillonner ce type de montagne. On trouve même parmi eux un alpiniste expérimenté, connu régionalement...

Seignolles fouille dans son épais carnet et en sort une photo qu'il tend au juge.

– Il s'appelait Quentin Lebrun. Le voici quelque temps avant sa disparition. Un passionné de légendes locales qui...

– Et alors ? s'exclame Barrot. Un Indiana Jones de pacotille... Je ne vois pas ce qu'il apporte à notre affaire... Quel lien voulez-vous que je fasse entre lui et le cas Sormand-Tissier ? Ou ces vingt-quatre disparus ? Il me semble que vous vous égarez ! Tentez de retrouver les responsables du rituel stupide au cours duquel la fille du professeur Sormand a succombé. Mais, pour l'amour de Dieu, ne me faites pas perdre mon temps avec des histoires vieilles de trente ans !

Désemparé, Seignolles cherche le regard Martin pour lui demander de l'aide. Mais celui-ci se contente de sourire avant de dire :

– Effectivement, Luc ! Monsieur le juge a raison, concentrons-nous plutôt sur ce qui se trame à l'université. Ce que vous nous avez annoncé est certainement très intéressant, mais relève de l'archéologie !

– Voilà, acquiesce Barrot. Le commandant Servaz est raisonnable, lui ! La piste de l'université Paul-Sabatier que vous avez commencé d'explorer me semble autrement convaincante...

Seignolles abandonne la partie, déçu que Martin le lâche alors qu'il avait paru manifester un certain intérêt pour sa découverte... Il replie sa carte d'état-major, fourre la photographie de Quentin Lebrun parmi d'autres qu'il lui est désormais inutile de déballer, referme son gros carnet. Enfin, il range le tout dans sa serviette, mâchoires serrées, front buté.

Pour le juge Barrot, l'entretien est terminé ; il se lève et tend sa main molle et moite aux deux hommes.

– Des résultats ! dit-il. Des résultats, messieurs ! Nous n'avançons pas...

Une fois dehors, Seignolles fulmine :

– J'espérais que vous m'auriez soutenu, Martin ! Vous m'avez laissé me faire mordre par ce roquet sans piper mot !

– Mais je vous ai soutenu, Luc ! Intérieurement...

– Je ne comprends pas.

Martin lui décoche une rude tape amicale dans le dos en disant :

– Vous pensez bien qu'un taux de disparitions supérieur de quarante pour cent à la moyenne ne m'a pas laissé indifférent. Surtout quand toutes se sont produites dans le secteur de la grotte de Sainte-Engrâce ! Vous avez mis le doigt sur quelque chose de sérieux, c'est évident.

– Dans ce cas, s'offusque le gendarme, pourquoi m'avoir lâché ?

– Vous auriez fait de même si vous aviez mon expérience. Lorsqu'on dispose d'un scoop de cette valeur, on ne le livre pas à un juge. Surtout pas à un Barrot qui fraye avec le colonel Legendre !

Seignolles se radoucit.

– Je commence à saisir...

– Il est préférable de tenir les juges à l'écart de certaines informations, poursuit Martin. À plus forte raison quand elles peuvent faire de grosses vagues qui iraient mouiller leurs pompes italiennes !

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