Le neveu

Tout en grimpant les escaliers qui mènent à la « salle des disparus », comme on la nomme désormais aux Sorbiers ainsi que dans la presse, Martin remâche sa mauvaise humeur. Il a fallu une journée entière pour que le juge ait la confirmation effective qu'Oscar, son neveu, était revenu en France, et pour obtenir enfin des photographies de lui. Vingt-quatre heures de perdues !

Il se hâte, désireux de voir Alexandra avant que ne surgisse Barrot. Parvenant à la buanderie, le « sas de l'enfer », il tombe justement sur la jeune femme qui s'apprêtait à s'engager dans le couloir.

– Alexandra ! lui lance-t-il. Je n'ai pas le temps de rentrer dans les détails, mais Barrot va venir voir son neveu...

– Son neveu ?

– Oui ! Le jeune homme dont on ignorait l'identité... En fait, il s'appelle Oscar Barrot et est apparenté au juge...

– Quelle coïncidence !

– C'est un mot qu'on emploie bien trop souvent, en ce moment ! Événement fortuit, coup du sort, fait inattendu... Tout ce que tu voudras, mais, pour faire bref, le juge pensait que son neveu habitait toujours en Argentine, alors qu'il était rentré en France depuis trois ans...

– Qu'attends-tu de moi ?

– Je souhaiterais que tu assistes à l'entretien... Et que tu me donnes ton sentiment, après...

Il s'interrompt en apercevant le magistrat qui jaillit de l'ascenseur pour s'avancer dans le couloir en sautillant dans ses bottines qui cliqueclaquent sur le dallage, suivi de son inséparable greffier, gris et morne comme une âme en peine.

– Content de vous trouver là, docteur Extebarra ! lâche Barrot après un bref hochement de tête, tout en ignorant Martin. Pourriez-vous m'accompagner auprès de mon neveu ?

– Naturellement. Cependant, votre greffier aura l'obligeance de nous attendre ici ; il est préférable qu'il y ait le moins de monde possible dans la salle.

– Je comprends.

Martin a pris les poignées du fauteuil d'Alexandra pour la conduire. Barrot les suit. Ils traversent la buanderie et débouchent dans la salle que baigne une faible lumière rouge. Cette lueur accentue l'aspect irréel de ce local où l'on gémit et râle. Seuls deux infirmiers demeurent en faction, prêts à intervenir au moindre incident.

Ils parviennent au lit d'Oscar. Celui-ci est à demi allongé, le buste redressé par deux gros oreillers qui soutiennent son dos. Prostré, la mâchoire inférieure pendante, un filet de bave lui glissant sur le menton, les yeux hagards perdus dans un espace sans limites, il ne manifeste aucune réaction à l'approche de Barrot.

– Il est encore très faible, très lointain..., chuchote Alexandra à l'adresse du juge. Il n'a pas prononcé un mot depuis sa prise en charge...

Barrot se penche légèrement sur le lit. Martin, se tenant en retrait, l'observe avec attention.

– Je ne l'aurais jamais reconnu ! Il avait treize ans quand je l'ai vu pour la dernière fois...

Alexandra prend les mains d'Oscar dans les siennes.

– Oscar, lui dit-elle doucement en désignant Barrot, quelqu'un est venu vous rendre visite. Voulez-vous tourner la tête et le regarder ? Allons, un petit effort, mon garçon...

Lentement, mécaniquement, Oscar obéit en inclinant son visage.

– Je suis Bernard... ton oncle...

D'un mouvement qui surprend Alexandra et Martin, Oscar se redresse vivement, ouvrant des yeux effarés, et se jette dans les bras du juge en l'étreignant, si fermement que Barrot en suffoque, obligeant Martin à intervenir pour les séparer.

– Je suis désolée, dit Alexandra, il n'a pas mesuré sa force.

– Ce n'est rien ! répond Barrot en rajustant son nœud de cravate. Je comprends sa réaction.

Alexandra fait signe aux deux infirmiers et leur confie Oscar qui s'est recroquevillé dans son lit et se balance d'avant en arrière, balbutiant une litanie de sons incohérents, le regard à nouveau noyé dans le vide, de grosses larmes coulant sur ses joues hâves.

Le juge, que la scène a manifestement choqué, s'en retourne vers la buanderie, escorté Martin qui ne parvient cependant pas à trouver son émotion vraiment sincère. Un rien... un petit rien a alerté l'enquêteur. Une impression indéfinissable qui n'en suscite pas moins le doute.

– Ce Vals est un monstre, commandant ! articule Barrot en rejoignant son greffier dans le couloir. Mettez tout en œuvre pour retrouver ce criminel et découvrir la nature des expériences auxquelles il se livrait sur ses patients !

– Auriez-vous une idée de l'endroit où votre neveu a pu trouver refuge, à son retour d'Argentine ? Cela nous permettrait peut-être d'établir une connexion entre Vals et lui...

L'air pénétré, le juge secoue la tête, puis se tourne vers Alexandra qui vient de les rejoindre. Après un court instant de réflexion, il lui dit :

– Je ne doute pas que ces malades soient très bien soignés aux Sorbiers, docteur. Pourtant, je souhaiterais pour ma part prendre en charge mon neveu. Je lui dois bien cela...

– C'est impossible, monsieur le juge. Il a été décidé que tous les « disparus » devraient demeurer en observation dans cette salle. Il est nécessaire d'établir des diagnostics comparatifs afin de découvrir le traitement auquel ils ont été soumis...

– Je sais ! rétorque Barrot avec humeur. Mais il s'agit de mon neveu, et je ne peux supporter de le savoir dans cet environnement... Loin des siens !

Alexandra ne sait que répondre et se tourne vers Martin qu'elle interroge du regard. Ce dernier fait remarquer au juge :

– Si les Sorbiers laissaient sortir Oscar, d'autres familles risqueraient de réclamer la même dérogation.

– Je réglerai cela en toute discrétion, commandant. Oscar bénéficiera seul de cette autorisation. Je le confierai à la meilleure équipe médicale que je pourrai lui trouver.

Sur ces mots martelés d'un ton péremptoire, le juge les salue d'un hochement de tête et regagne l'ascenseur de son pas de précieux ridicule, le greffier sur ses talons comme un chien fidèle.

Alexandra et Martin regardent disparaître ce couple étrange et conservent un instant le silence avant que la jeune femme ne s'exclame :

– Il est hors de question qu'on le laisse s'occuper d'Oscar ! Celui-ci, comme ses semblables, doit rester sous notre surveillance...

– Compte sur lui pour trouver la solution... Il lui suffit de passer quelques coups de téléphone pour obtenir gain de cause. Dis-moi plutôt ce que tu as pensé de la réaction de ce pauvre garçon, quand il a reconnu son oncle. Pour ce qui me concerne, j'avoue avoir été touché.

– À première vue, on pourrait croire que le geste d'Oscar était une marque d'affection... un élan de tendresse. Cependant, pour avoir précisément observé et noté l'expression de son visage, j'ai pensé au comportement de certains autistes qui manifestent de tels réflexes, sous le coup de la peur... J'emploie le mot « réflexe » à bon escient, au sens d'« automatisme ». À Nantes, dans mon service, j'ai vu des enfants étreindre le père qui les battait, pensant qu'en lui montrant une preuve d'affection ils seraient épargnés par la suite. Un moyen d'attendrir son bourreau !

– Tu considères donc qu'Oscar avait peur de Barrot ?

– Je ne l'affirmerai pas, Martin. Il serait présomptueux de ma part de certifier une chose aussi grave à partir d'une unique et brève observation ! Je te livre juste mon sentiment...

– Sentiment ou intuition ? demande Martin en souriant.

– Je suis médecin avant d'être médium, souligne Alexandra en lui rendant son sourire.

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