Le sourire Martin

Ce mardi, Souad et Seignolles sont surpris de voir débarquer à leur QG un Martin arborant un sourire de satisfaction dont il est peu coutumier. Il se précipite derrière son bureau, allume son ordinateur et demande à Seignolles :

– Luc, comme vous êtes le spécialiste de la machine à café, cela vous dérangerait-il de m'en préparer un bien corsé ?

– À vos ordres, chef.

– Ensuite, poursuit Martin, vous me rejoignez avec Souad... J'ai bossé toute la nuit en réseau sur mon ordinateur portable, connecté à un vieux pote avec qui j'ai mené bon nombre d'enquêtes sur diverses sectes. Ce type est l'un des historiens les plus farfelus que je connaisse, mais il n'a pas son pareil pour dénicher et débusquer d'invraisemblables mystères ! À côté de ce que contient son cerveau, la Bibliothèque nationale n'est qu'une librairie de quartier !

Seignolles apporte la tasse de café. Souad prend sa chaise pour venir s'asseoir près Martin qui a glissé une clef USB dans son ordinateur.

Ouvrant un fichier intitulé « LM », il dit :

– Regardez... Mon ami m'a appris qu'un banquier de Toulouse a été retrouvé mort avec les lèvres cousues d'un fil d'or dans l'église Saint-Vincent...

– Première nouvelle ! s'exclame Seignolles. Je n'ai jamais eu connaissance de ce cas ; ça me serait forcément revenu en mémoire.

– Il est tout à fait normal que vous soyez passé à côté de cette affaire insolite, Luc, s'esclaffe Martin. Ce crime s'est produit à une époque où les rapports de police étaient écrits à la plume d'oie ! Ce malheureux banquier a été assassiné en 1692 !

– Ainsi nos criminels auraient imité un meurtre perpétré il y a quatre siècles ? interroge la jeune femme. Pour quel motif ?

– Ne sois pas si pressée, Souad, tempère Martin en faisant dérouler, à l'aide de sa souris, le document qu'il a constitué cette nuit avec son ami. Des cas similaires se sont produits, poursuit-il. Voyez... Un notaire du nom de Vermichard, en 1855... Un certain Marcel Coupiaux, industriel, en 1930... Et je vous en passe deux ou trois...

Seignolles intervient :

– Il est évident qu'il s'agit d'une secte, du moins d'un groupe constitué dont l'origine remonte à plusieurs siècles. Une société secrète qui ne s'est jamais éteinte.

– C'est en effet la déduction qui s'impose, reconnaît Martin. Quant à la portée symbolique des lèvres que l'on scelle d'un fil d'or, nous pouvons avancer sans trop de risques d'erreur que sont ainsi punis des bavards ou des traîtres. Intéressante coutume, n'est-ce pas ?

– Nous n'enquêtons donc pas forcément sur des cinglés, ajoute Souad. Ce geste peut être compris comme une punition pour les coupables et comme un avertissement pour ceux qui fourrent leur nez là où il ne faut pas !

– D'après mon ami, reprend Martin, cette secte protégerait un secret ancestral que nous devrions faire remonter au xiiie siècle.

– Nous y voilà, raille Seignolles. Retour aux cathares !

– Vous ne devriez pas vous moquer, Luc, le sermonne affectueusement Martin. Souad nous a répété ce que lui avait appris Gwen Leroy dans les ruines de Clairac... Souvenez-vous : en 1225, lors du concile de Pieusse, une scission s'est produite entre deux communautés cathares : d'un côté, Robert Sicard et ses adeptes, de l'autre, Benoît de Termes et les siens.

– J'ai pris cela pour une fable, reconnaît Seignolles.

– À tort, Luc, lui reproche Martin. J'ai évoqué ce récit avec mon ami qui a fouillé dans ses archives pour en extraire de quoi nous éclairer. Robert Sicard et Benoît de Termes se sont bel et bien opposés ; les historiens le confirment. Ce qui n'est cependant pas retenu par ces doctes chercheurs, c'est que Sicard et Termes étaient très liés avant de s'affronter. Ils appartenaient même à une confrérie composée de neuf membres... Seulement neuf ! Toujours neuf !

– Et alors ? s'impatiente Seignolles.

Martin fait cliquer sa souris à plusieurs reprises pour atteindre le bas du document.

– Eh bien, dit-il, mon ami a corroboré les informations que Souad a récoltées à Clairac. Robert Sicard et ses proches ont effectivement disparu en 1227... Rayés de la surface de la terre ! Évaporés !

Seignolles émet un léger soupir.

– Vous ne pensez tout de même pas que Sicard et sa bande étaient parvenus à s'envoler vers ce foutu deuxième monde ?

– Absolument pas ! tranche Martin sans cesser de sourire. Ils ont certainement été éliminés par Benoît de Termes et ses compagnons. Mon ami me certifie que des documents attestent qu'en juillet 1227 un homme, une femme et trois enfants ont été retrouvés morts dans leur maison ; les cinq cadavres avaient les lèvres cousues avec un fil d'or !

– Vous croyez que c'étaient Sicard et sa famille ? demande Souad.

– Sicard habitait un petit village du nom de Penne. Il était marié et avait deux filles et un fille. C'est à Penne qu'un homme, sa femme, ses deux filles et sa fille ont été trucidés et ont eu la bouche close par un fil d'or ! Jolie coïncidence !

Seignolles ne bronche pas. Il rumine tout ce que vient de lui résumer le Parisien. « Une secte... Née au xiiie siècle ! Et encore vivante aujourd'hui... Toujours opérationnelle... Une secte qui fait enlever des hommes et des femmes pour se livrer sur eux à d'effroyables expériences dans le but d'accéder à un hypothétique univers parallèle... »

– Vous voici soudain bien songeur ! remarque Martin, le tirant de ses réflexions.

– En effet, s'emporte le gendarme. J'avais ma petite minute philosophique. Je me disais que la folie des hommes est sans limites. Je croyais avoir atteint le comble de l'horreur, l'année dernière, quand j'ai enquêté sur un quintuple meurtre à la hache : un père qui avait massacré toute sa famille dans un accès de démence ! Là, nous pataugeons dans une boue infâme... Des gosses drogués, de pauvres gens que l'on martyrise en secret dans une clinique, de faux suicides, des lèvres cousues... Le tout servant une cause délirante issue du Moyen Âge ! Nous sommes bien au xxie siècle, merde !

Martin avale une dernière gorgée de café, ôte la clef USB de son ordinateur et se lève pour aller fumer une cigarette à l'une des fenêtres qu'il ouvre en grand.

– Nous allons les faire tomber, Luc, dit-il en se retournant vers le gendarme et vers Souad. Nous les coffrerons ! Tous les adeptes de la Loge Muette !

– La Loge Muette ? reprennent en chœur ses deux collègues.

– Ah, j'ai oublié de vous dire... Selon mon ami, ces neuf cathares se réunissaient à Toulouse dans la crypte de l'une de leurs maisons. C'est là qu'ils prenaient leurs décisions. Ils avaient adopté le nom de Sœurs et Frères de la Loge Muette.

Martin rejette un long trait de fumée grise à l'extérieur de la pièce. Seignolles et Souad, auxquels il tourne le dos, ne peuvent voir que son sourire s'est effacé, que son front s'est creusé de ses deux rides profondes et que son regard s'est durci.

« Les faire tomber, oui... Mais comment attraper des ombres ? »

Загрузка...