Maman est rentrée de sa garde de nuit peu après six heures. C'est le bruit de la porte électrique du garage qui m'a réveillé. Marie devait guetter maman ; elle est aussitôt sortie de sa chambre pour aller à sa rencontre.
J'ai attendu quelques instants avant de me lever pour me glisser dans le couloir. Là, j'ai attendu encore... Maman et Marie parlaient dans la cuisine. Je ne suis pas parvenu à entendre ce qu'elles se disaient. Juste le son de la cafetière électrique qui ronronnait et recouvrait leurs voix basses.
Puis, au bout d'un quart d'heure, le grincement de la porte de la serre m'a engagé à redescendre. Je pouvais enfin aller les espionner...
J'ai pris l'habitude de me déplacer en silence dans notre nouvelle maison dont j'ai mémorisé tous les volumes, comptant le nombre des marches de l'escalier, calculant les pas que je dois faire pour atteindre la porte de la serre dans le noir, aussi bien que le ferait un aveugle. Avec la même aisance. Percevant les obstacles et les évitant mieux que si je possédais des antennes. Car c'est mon esprit tout entier qui se projette dans l'espace et m'alerte. Une chaise déplacée... le sac de maman posé à même le sol... ses chaussures... J'esquive tout !
Parvenu dans le minuscule vestibule carrelé qui précède la serre, j'ai redoublé de prudence. Maman et Marie chuchotaient, me croyant en train de dormir.
Mais, l'oreille fortement pressée contre la porte, j'ai réussi à suivre leur conversation.
Marie disait :
– Alexandra, ce n'était qu'un rêve ! Seulement un rêve... Même pas l'une de tes visions !
Après un long moment, maman a répondu :
– Non, c'était bien plus que cela. Comment expliques-tu les courbatures que j'ai éprouvées dès que je me suis réveillée ? J'avais les mollets durs comme du bois, et mes cuisses me faisaient un mal fou ! J'en ressens encore la douleur...
– Alexandra, tu es la première à pouvoir justifier ces sensations. Ce ne sont que des rémanences psychologiques ! Des douleurs somatiques...
– Justement, a insisté maman en forçant un peu la voix, tu es ma kiné, et non ma psy. Contente-toi de me masser pour faire disparaître ces « douleurs somatiques » !
Encore quelques secondes avant que maman n'ajoute :
– Tous les médecins que j'ai consultés m'ont affirmé qu'aucun signe clinique ne m'empêchait de marcher. Je devrais pouvoir tenir debout et je reste dans ce fauteuil, paralysée. C'est dans ma tête que tout se passe ! Je refuse de marcher... Je me l'interdis malgré moi.
– Qu'essaies-tu de me dire ? Que tu te punis ? Que tu t'infliges de toi-même un châtiment ? Et pour expier quelle faute ?
– Peut-être celle d'avoir accepté d'entrer dans cette grotte, il y a dix-sept ans, et de m'être livrée avec Martin à l'expérience de Raphaël...
– L'autre et toi étiez sous l'emprise de Sormand. Le plafond de la grotte s'est effondré, tu as eu les jambes brisées, et, depuis, je fais en sorte d'entretenir au mieux tes muscles.
– Tu résumes trop brièvement ce qui s'est réellement déroulé dans cette grotte... Il y avait autre chose avec nous ! Une présence indéfinissable que je percevais dans toute ma chair. Du vivant qui m'était étranger !
– Vous étiez drogués ! s'emporte Marie. Toi et l'autre étiez défoncés à coups de psychotropes et de peyotl. Vous étiez au bord de la mort, bon Dieu ! Vous étiez presque morts ! Tu ne te mettras donc jamais cela dans la tête ? Tu as subi un traumatisme psychologique épouvantable, Alexandra...
Moi, derrière la porte, je me suis mis à trembler de tout mon corps. J'étais gelé, d'un seul coup. Pris d'une panique effroyable qui m'a poussé à remonter dans ma chambre et à me recoucher... À me cacher sous les draps pour me protéger de cette abominable réalité. De cette vie à laquelle je n'appartiens pas véritablement.
Je ne voulais plus penser. Ne plus repenser à ce que maman avait raconté. Cette grotte que je n'ai jamais vue et qui, cependant, m'est apparue aussi précisément que si je venais d'en sortir, ayant évité de justesse l'éboulement qui a blessé maman.