La recette du cassoulet

C'est avec joie que Raphaël Sormand se gare au pied du chalet de son ami Perkas. Son ami ! Ce n'est plus qu'ainsi qu'il le nomme depuis qu'après leurs retrouvailles ils se sont appelés chaque jour au téléphone, se lançant dans d'interminables conversations, Raphaël allant jusqu'à se confier... Par bribes, au début ! De menues confidences distillées goutte à goutte, puis de plus en plus intimes, profondes, pour enfin les laisser couler à flots, roulant ses chagrins comme des galets, ses rêves émiettés, ses derniers espoirs.

C'est une matinée frisquette, resplendissante de lumière, picotée par l'arôme de l'herbe et des sapins. Sur la table vermoulue de la terrasse attendent déjà une bouteille de vin blanc, deux verres et des tranches de saucisson coupées à la diable.

Perkas est en bras de chemise tandis que Raphaël a conservé sa veste. Les deux hommes s'assoient face à face, à leurs places respectives, selon un rituel qui ne demande qu'à se répéter.

– Si tu passais quelques jours dans mes montagnes, tu finirais par t'habituer à la température ! D'ailleurs, on s'habitue à tout...

– Par exemple ? interroge Raphaël.

Perkas, emplissant leurs verres :

– Par exemple à la vie d'ermite ! Regarde-moi... Je me suis lové dans la solitude comme un enfant dans les bras de sa mère. Je n'ai jamais aussi bien dormi, je me sens plus jeune qu'avant, je ne fais plus l'amour depuis la mort de ma femme, et ne pense plus au sexe. La liberté totale du parfait anachorète !

– Je t'admire ! soupire Raphaël. Moi, j'en serais bien incapable. Je ne peux pas me passer de séduire, ou d'être séduit !

– Cela satisfait ta vanité, mon ami ! Tu as toujours été un type orgueilleux.

– C'est vrai. Et je mourrai ainsi.

– Et tu seras le cadavre le plus orgueilleux du cimetière, car même mort tu penseras encore que tes livres continueront d'être lus et que des adeptes poursuivront tes recherches...

– Toi, que laisseras-tu ?

Perkas se tourne vers la porte de la cuisine restée ouverte pour répondre :

– Je laisserai ce que tu sens là... Une bonne odeur ! Un parfum de vie.

Raphaël prend alors conscience du fumet qui s'échappe de l'intérieur de la maison pour envahir discrètement la terrasse et se laisser happer par un vent léger.

– Tu nous as encore préparé un repas anti-régime !

– Quel besoin de penser au régime, à notre âge ! Cela ne concerne que les don Juan ! Si j'en juge par ton tour de taille, tu n'as pas fait de la minceur une arme de conquête !

– Touché ! dit Raphaël en riant. Quel plat nous as-tu mijoté, monsieur le philosophe ?

– Un cassoulet maison, avec des produits naturels ! De bons gros lingots, de superbes carottes, un énorme oignon piqué de deux clous de girofle... couenne de porc, collier d'agneau, cuisses de canard, saucisse de Toulouse, gousses d'ail, bouquet garni, tomates et graisse d'oie ! Que nous accompagnerons d'une excellente bouteille de Marcillac.

Raphaël émet un sifflement d'admiration.

– Avant de nous faire craquer la panse, reprend Perkas, je te propose de descendre au labo. J'ai du nouveau... Nous avons tout notre temps : le cassoulet, mon vieux, plus il cuit, mieux il se porte !

Après avoir bu deux verres de vin et grignoté le saucisson, les deux hommes se rendent au sous-sol. Perkas referme la porte blindée derrière eux et conduit son invité devant la table sur laquelle reposent les quelques restes humains exhumés près de la grotte de Sainte-Engrâce.

– Allons tout de suite à l'essentiel, dit-il. J'ai pu faire effectuer la datation de ces ossements dans un labo spécialisé appartenant à un ami. Pas de doute : ces débris de squelette et ce crâne appartiennent bien à la même personne. Un jeune homme d'une quinzaine d'années qui serait mort aux alentours de 1225, 1230... Accordons-nous une petite marge, n'est-ce pas ?

– Ce qui signifie ? demande Raphaël.

– Que mes hypothèses ont tendance à se confirmer et qu'il se passait bien, dans la grotte de Sainte-Engrâce, des cérémonies initiatiques, voire des expériences particulières liées au symbole gravé dans la roche.

– Des expériences altérant la densité osseuse ? s'étonne Raphaël.

– Là, nous abordons ton domaine... Pour ce qui me concerne, je me contente de relier les faits les uns aux autres. Une grotte-temple, un motif cabalistique, un culte, un crâne d'adolescent mort au xiiie siècle, présentant des anomalies...

Soudain, une déflagration ébranle les murs du laboratoire, fait trembler machines et objets. Les lunettes de Perkas glissent jusqu'au bout de son nez. Les deux hommes se retournent d'un même mouvement alors que la porte blindée jaillit hors de ses gonds dans un nuage de fumée. Celui-ci demeure un instant en suspension puis se dissout et laisse apparaître une petite silhouette grise que rejoignent bientôt deux autres apparitions plus massives...

Le colonel Legendre et ses agents pénètrent dans le laboratoire. L'un des hommes, en jean, blouson de cuir, casquette noire sur sa tête rasée, tient à la main une mallette métallique.

– Bonjour, Raphaël. Bonjour, professeur Perkas, dit Legendre en s'approchant de la table où reposent le crâne et les ossements. Je suis désolé d'avoir dû forcer votre porte... Mais je ne peux m'empêcher d'user parfois de quelques artifices théâtraux. C'est le privilège des gens qui, comme moi, n'ont pas d'existence légale !

Legendre se penche sur le crâne qu'il effleure de la main.

– Une merveilleuse découverte, professeur Perkas !

Se remettant à peine du choc, ce dernier est incapable de réagir ; il demeure sur place, les jambes molles.

Puis, s'adressant à Raphaël qui le toise de sa haute taille, Legendre enchaîne :

– Je suis simplement surpris, mon cher Raphaël, que tu n'aies pas cru utile de m'en parler...

– Pourquoi aurais-je dû le faire ? rugit le savant.

– Allons, tu sais parfaitement que nous disposons de laboratoires remarquablement équipés des toutes dernières technologies, et que tu aurais ainsi évité à ton éminent ami de perdre son temps. De plus, ce crâne devrait permettre à mes commanditaires d'avancer dans leurs recherches ! Tu me donnes le sentiment de ne plus jouer franc jeu avec moi, ces derniers temps...

– Tu n'es qu'un beau salaud, Legendre ! Tu n'as pas cessé de me faire surveiller, n'est-ce pas ? Je ne peux pas faire un pas sans que l'un de tes sbires se colle à mes basques ! Mon téléphone est sur écoutes, évidemment... C'est ainsi que tu as appris l'existence de ce crâne !

Legendre ne répond pas ; il fait un signe aux agents et ceux-ci immobilisent sans violence Perkas et Raphaël.

Legendre s'empare de la mallette, la pose sur la table, l'ouvre et, méticuleusement, y dispose les ossements et le crâne dans des compartiments garnis de mousse.

– Vous n'avez pas le droit ! proteste Perkas. Que vous soyez de la DGSE ou de je ne sais quelle coterie de ce genre, vous n'avez aucun droit chez moi ni sur moi !

Legendre referme la mallette, se tourne vers Perkas, secoue la tête de gauche et de droite et lui sourit, ce qui a pour effet de craqueler son masque de momie de mille ridules.

– Vous avez raison, professeur, je n'ai aucun droit chez vous. D'ailleurs, je ne suis pas chez vous, actuellement. Ces deux jeunes gens qui vous maintiennent ne sont pas là non plus. Il n'y a jamais eu d'ossements sur cette table... C'est une vérité intangible !

Les agents desserrent leur emprise sur les bras des deux professeurs et, marchant à reculons pour les tenir à l'œil, se rendent vers la porte béante du laboratoire. Legendre est déjà sur le seuil, la mallette à la main. De sa voix de crapaud, il lance :

– Il se pourrait bien que ce chalet n'existe plus, si jamais vous imaginiez m'avoir vu, monsieur Perkas. Je ne crains pas Raphaël : lui, m'est lié corps et âme. Il appartient à cette catégorie de lâches que j'affectionne tout particulièrement. Veules, dociles et corvéables...

– Salaud ! lui crache Sormand.

– Tu te répètes, mon vieil ami, fait Legendre en se retirant.

D'une pichenette, Perkas remet ses lunettes en place et dit dans une grimace :

– C'est le type qui te finance depuis vingt ans ? Belle fréquentation... !

Raphaël s'attendait à ce que Perkas se laisse aller à une légitime colère et l'agonise d'injures. N'est-il pas le responsable de cette spectaculaire intervention de Legendre ?

Mais le vieil homme, au contraire, s'applique à remettre un peu d'ordre dans les objets déplacés par le souffle de l'explosion.

– Tu devrais m'aider, Raphaël.

– Tu sais, je n'ai jamais parlé de toi à cette ordure...

– Je ne t'ai rien demandé. Tiens, vérifie ce microscope : j'ai l'impression que l'explosion l'a un tantinet chahuté.

Raphaël revient à la charge :

– Je ne lui ai rien dit ! Ni ne lui ai parlé de ce crâne !

Perkas s'arrête brusquement dans sa tâche, redresse le nez, ouvre ses gros yeux globuleux derrière les loupes de ses lunettes, fronce sa broussaille de sourcils, frappe du poing gauche dans sa main droite...

– Merde ! s'écrie l'anthropologue, pâle comme un linge. Tu ne sens pas ?

– Quoi ? s'étonne Raphaël, ahuri. Cette odeur d'explosif, oui...

– Mais non, bougre d'âne ! Mon cassoulet ! Mon cassoulet est en train de brûler !

Et, se précipitant hors du laboratoire :

– Cet abruti de barbouze m'a fait oublier mon cassoulet... Il faut que ça cuise, d'accord... Mais pas que ça crame !

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