Ce que nous apprenons...

Neuf.

Ce samedi soir, ils sont neuf...

Ils doivent toujours être neuf autour de la grande table circulaire noire. Quand l'un des membres de la Loge Muette vient à disparaître, il est aussitôt remplacé par un impétrant qui attendait d'être appelé.

Déjà instruit de certains des mystères de la secte, le néophyte qui a été coopté par l'un des titulaires subit de longs entretiens avec celui que l'on nomme le Porteur de Voix, qui préside les séances. Cela se fait dans la pénombre d'une cave où le candidat a été conduit les yeux bandés. Il est soumis à un minutieux interrogatoire qui sera ensuite corroboré par des enquêtes secrètes que mèneront les Sœurs et Frères. Toute sa vie, tout son passé seront analysés, fouillés, disséqués...

De lui tout sera su, et il ignorera que son téléphone est placé sur écoutes, que son courrier est lu, que la moindre de ses arrière-pensées est traquée.

Puis, l'heure venue, il – ou elle – prêtera le serment en présence de ceux qui deviendront ses Frères et Sœurs : « Je m'engage à servir la cause de la respectable Loge Muette, à taire ce qui sera prononcé par sa voix, à en respecter les us et coutumes imposés par nos aînés, à me placer au Centre de la Vérité et à en défendre l'entrée à quiconque n'appartient pas à sa confrérie. Je jure de garder secrètes les délibérations de chacune de ses séances, sachant que ma vie propre ne compte pas, que je me soumets à la loi générale pour n'être que l'un des instruments de sa pérennité, que j'accepte d'être rejeté hors du Centre si je venais à défaillir, à mentir à mes Sœurs et Frères ou à trahir la Cause. Il en a été ainsi, il en est ainsi et en sera toujours ainsi ! »

Ce soir, donc, les Sœurs et Frères de la Loge Muette sont neuf et le Porteur de Voix ouvre la séance en claquant du plat de la main droite sur la table et en demandant :

– Qu'en est-il ?

Le chœur des huit autres répond aussitôt :

– Il en a été ainsi, il en est ainsi et en sera toujours ainsi !

Ils sont neuf, assis dans l'ombre du temple humide, alors que l'un des leurs a eu récemment les lèvres cousues d'un fil d'or.

Aussi le Porteur de Voix reprend-il la parole pour expliquer :

– Nous déplorons ce soir la perte d'un Frère que l'ordre a dû éloigner du Centre... Il dirigeait la clinique dans laquelle nous expérimentions de nouvelles méthodes de décorporation sur de jeunes sujets. Par sa négligence, la police a découvert le département secret dans lequel nous maintenions ces patients portés disparus... Nous approchions du but ! Toutes nos recherches sont aujourd'hui remises en cause dans ce domaine. Deux éléments en particulier, parmi ces cobayes, nous permettaient d'espérer une prochaine réussite. La police et les services sanitaires ayant investi la clinique, l'un de nos Frères est cependant parvenu à faire sortir l'un des deux sujets sur lequel nous allons tenter la phase finale de décorporation... Quant à notre Frère coupable, il a subi le châtiment : la mort, les lèvres cousues d'or.

Le Porteur de Voix s'arrête un court instant. Il se penche légèrement au-dessus de la table et la lueur d'une bougie accroche sa silhouette, l'espace de quelques secondes. On peut remarquer alors que l'homme hoche la tête de gauche et de droite, en un tic familier.

Il reprend :

– L'ordre a dû aussi se débarrasser de l'assistant de notre Frère fautif et lui clore la bouche à tout jamais.

Il marque un nouveau silence avant de poursuivre :

– Une Sœur ici présente avait pour mission de veiller sur l'enfant né de l'union entre Alexandra Extebarra et Martin Servaz, de le maintenir sous contrôle pour que, l'heure venue, nous l'utilisions comme l'Éclaireur chargé de nous ouvrir le passage du deuxième monde. Notre Sœur était aussi chargée de placer sous sa dépendance le docteur Alexandra Extebarra... Notre Sœur a failli ! Par sa faute, nous avons perdu la mainmise sur l'enfant. Par sa faute, la police est intervenue et s'est approchée dangereusement du centre du Cercle. Par sa faute, l'ordre a couru un péril comme jamais il n'en avait rencontré au cours de son existence. L'enfant était l'Élu qui devait parachever l'expérience du professeur Sormand que nous avions réussi à manipuler jusqu'à présent. Notre Sœur connaît la sentence encourue...

Un mouvement de houle court parmi les silhouettes des huit autres ombres. L'une d'elles, forme épaisse, se raidit sur sa chaise.

La voix de Marie, altérée par quelques chevrotements :

– Je reconnais mes erreurs, Sœurs et Frères. Mais vous savez tous que je me suis acquittée de ma tâche durant dix-sept ans, depuis le jour où nous avons compris que Margot était née de l'accouplement d'Alexandra Extebarra et Martin Servaz dans la grotte... Au cours de ces quinze longues années, je n'ai pas cessé de vous rapporter mes observations sur l'enfant... Et j'ai œuvré pour faire revenir Alexandra à Toulouse et vous ramener Margot ! Je suis victime de la tentative avortée liée à cette expérience grotesque de Cédric Tissier et Estelle Sormand... Souvenez-vous que je m'étais opposée à toute nouvelle expérimentation...

– Évoquons ce cas, l'interrompt le Porteur de Voix en hochant la tête. La responsable de ce fiasco est Gwen Leroy qui aspirait à faire partie de notre ordre. Nous avions placé en elle de grands espoirs et elle servait nos intérêts en préparant les jeunes adeptes de son groupe... De surcroît, elle était un lien supplémentaire qui nous reliait au professeur Sormand auquel elle soutirait les nombreuses informations que celui-ci refusait de me communiquer ! C'est de sa propre initiative qu'elle a lancé Cédric Tissier et Estelle Sormand dans cette aventure... Quand elle m'en a prévenu, les deux jeunes gens avaient déjà pris le chemin de Sainte-Engrâce... J'ai dû intervenir dans la précipitation en envoyant deux de mes agents qui sont arrivés sur place au moment où ils allaient s'accoupler. Pour la plupart, vous connaissez la suite des événements. Je me dois néanmoins de les résumer pour le Frère qui occupe maintenant la place du Frère Vals... Cédric Tissier a pris peur à l'arrivée de mes agents et il s'est enfui, abandonnant sa jeune compagne qui venait d'absorber de la drogue pour la première fois de sa vie. Il était impensable de laisser Tissier en liberté : il représentait un réel danger pour notre ordre. Lui et la gamine ! Qu'auraient-ils pu raconter à la police ? Qu'auraient-ils pu dire qui aurait incité les enquêteurs à remonter jusqu'à Gwen Leroy, puis jusqu'à notre loge ? Étant en contact radio avec mes agents, c'est moi qui leur ai donné l'ordre de faire ingérer une dose supplémentaire de drogue à Estelle Sormand et de se précipiter à la recherche de Cédric Tissier. Le tout ayant été accompli dans l'urgence, en pleine nuit, il a fallu improviser une mise en scène... Une couverture ! Par chance, Tissier a été récupéré par mes agents qui l'ont enfermé dans une cabane de chevrier. Que pouvions-nous faire ? Il était impératif d'égarer la police qui retrouverait tôt ou tard le cadavre d'Estelle Sormand et découvrirait immanquablement le signe gravé par nos aînés sur la paroi de la roche. Gwen Leroy avait outrepassé ses prérogatives en utilisant ce symbole sacré ! C'est pourquoi nous avons organisé cette mascarade : le symbole tracé sur le dos de la jeune fille avec le sang d'un cerf sacrifié... la séquestration de Tissier dans la cabane... Tissier que nous droguions chaque jour dans le but d'anéantir sa raison... que nous avons déposé quelques jours plus tard place du Capitole, la tête couronnée de son andouiller ! Tissier que l'aide-soignant de Vals a assassiné avec une maladresse impardonnable.

Une Sœur réclame la parole en frappant la table de la paume de sa main droite.

– Nous avons joué de malchance ; Paris a confié l'enquête au commandant Servaz, le père de l'enfant !

La voix de Legendre :

– C'était de volonté délibérée, Servaz étant un enquêteur spécialisé dans les sectes. Nous l'avons aussitôt orienté sur de fausses pistes... Lui et son équipe ont perdu beaucoup de temps à rechercher Tissier, puis à se demander ce que signifiaient les bois de cerf... Nous souhaitions manœuvrer les enquêteurs de telle manière qu'ils pensent à un culte païen !

Une autre voix, celle du juge Barrot :

– Neutraliser Servaz était impossible ; nous avons cependant contrarié la plupart des progrès qu'il réalisait. Si nous n'avions pas souffert de l'incurie de Gwen Leroy, le drame de la grotte de Sainte-Engrâce serait passé pour un fait divers banal.

La voix de Legendre souligne :

– C'est pourquoi Gwen Leroy a dû être éliminée... Tôt ou tard, elle aurait parlé ! Elle aurait évoqué notre ordre ! Elle n'était plus fiable ; il devenait nécessaire de la faire taire. Encore une fois, j'ai été dans l'obligation de réagir à la hâte.

Une nouvelle voix :

– Pourquoi n'a-t-elle pas eu les lèvres cousues d'or ?

– Mon agent avait-il le temps de procéder au rituel ? La néophyte Gwen Leroy était alors dans sa cellule ! Nous avons simulé un suicide et il nous importait peu que celui-ci ne fût guère crédible aux yeux Martin Servaz ! Pour la police, pour la justice et pour la presse, Mlle Leroy s'est bien suicidée ! Il en est ainsi...

La séance se poursuit de la sorte durant plus d'une heure. On parle d'avenir. De la phase finale de l'Ultime Expérience...

Mais une ombre massive, tassée sur elle-même, ne participe pas aux débats. Cette Sœur tremble de tous ses membres et une odeur âcre émane de tous les pores de sa peau. Une sale odeur, celle de la peur...

La loge parle d'avenir, mais Marie sait déjà que son avenir se réduit à une poignée d'heures... Un court segment de futur sans espoir. Un bref semblant d'existence que mure la promesse d'une sentence inexorable.

Bientôt les lèvres de la femme seront cousues d'or.

Le siège sur lequel elle est assise ne sera pourtant pas inoccupé quand la Loge Muette ouvrira sa prochaine séance.

Neuf !

Ils doivent toujours être neuf...

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