Assis à l'avant de la voiture, Martin regarde défiler la campagne vallonnée, avec, au loin, les cimes pyrénéennes. D'anciennes émotions lui reviennent par petites touches, agréables quoique décousues. Mais sa mémoire, son véritable outil de travail, les ordonne progressivement, les hiérarchisant, les replaçant dans une chronologie cohérente. Du moins proche de ce qu'a dû être la réalité...
Ces émotions... Il les éprouvait lorsqu'il grimpait. Qu'il s'offrait corps et âme à la montagne, arpentant les sentes étroites, sautant les roches, plongeant dans les forêts. Seul. Toujours seul. Mais ces sentiments d'abord plaisants, une fois agencés dans son esprit s'aigrissent et deviennent amers, car s'imposent alors trop nettement les échecs qui ont ensuite bousculé son existence...
Pour se distraire, il se tourne vers Seignolles qui conduit avec application, respectant les limitations de vitesse avec une rigueur toute militaire. Contraste amusant avec la conduite sportive de Souad dont il préfère le style, s'avoue-t-il. Là, le côté « pépère » lui rappelle les manières d'un vieil oncle qui l'emmenait en vacances lorsqu'il était môme. Les mains parfaitement appliquées à la bonne hauteur sur le volant, le nez un peu en avant, pointé comme un radar, les yeux ne déviant pas d'un micron de la route, cou tendu, concentré...
Repensant à Souad, Martin ne peut s'empêcher de la trouver jolie. D'une beauté particulièrement originale, inhabituelle. Sa peau mate est son atout premier, mettant en valeur ses yeux et ses lèvres. Puis il y a ce mélange subtil de masculin et de féminin dont elle se sert manifestement, qui lui permet de se montrer plus provocante qu'elle ne doit l'être en réalité. Et la dureté de ses traits qui, cependant, ne l'enlaidit pas, la rend au contraire plus authentique. C'est cela, découvre-t-il : elle possède un charme sans artifices. Comme l'œuvre d'un sculpteur qui ne se serait pas embarrassé de polir sa réalisation, laissant à la pierre ouvragée les scories qui lui conservent son caractère.
Avec quelques années de moins, Martin aurait sans doute tenté sa chance... Mais il se rabroue et chasse cette pensée qui ressemble déjà trop à celle d'un homme mûr en quête de chair tendre...
Il reprend l'examen de Seignolles en l'observant à la dérobée. Ce type l'intrigue. Sportif et bon grimpeur, ce qui suppose de la souplesse, de l'agilité, son maintien est néanmoins celui d'un adjudant... Curieux et paradoxal mélange ! Ce constat l'amène à penser qu'il retrouvera forcément cette antinomie dans sa manière de réfléchir et d'agir. Il imagine que le bonhomme a été le produit de deux éducations très différentes – peut-être un père et une mère séparés –, qu'il est fille unique et qu'il a trouvé dans l'uniforme de gendarme l'équilibre qui lui manquait, dont il avait un besoin vital. Martin se régale de ses supputations. Flic il est, flic il reste ! À toujours traquer la véritable personnalité des individus, derrière les apparences. À les fouiller, en voyeur indélicat qui ne s'interdit aucune porte. Il aime inventorier la psyché des gens, en extirper les secrets. Pareil à un médecin légiste qui dissèque un cadavre... Sauf que lui, Martin, dissèque les vivants !
– Alors ? demande soudain Seignolles. Quel est votre jugement ?
– Sur quoi ? s'étonne Martin.
– Sur moi, évidemment ! Voilà près de dix minutes que vous m'observez ! Que vous me photographiez, plutôt ! J'imagine que vous avez eu le temps de rédiger votre petite fiche et de la classer parmi toutes les bobines que vous collectionnez ; car c'est ainsi que vous pratiquez, non ?
Martin sourit. Décidément, ce gars est plus malin qu'il ne l'aurait supposé.
– Je n'ai pas d'a priori, vous savez.
– Mais des opinions, réplique Seignolles sans quitter la route des yeux, pupilles définitivement rivées sur la bande blanche.
– Soit ! convient Martin. Je m'interrogeais, je l'avoue. Mais comme je n'ai pas eu l'occasion de consulter votre dossier, je n'ai pas grand-chose à me mettre sous la dent.
– Eh bien, c'est assez simple. Je vous résume ?
– Si vous voulez !
– Fils d'un guide et de l'une de ses clientes, une Anglaise, dont il s'était entiché à l'époque. Ils ont vécu quelque temps ensemble, mais ça n'a pas vraiment marché. Remarquez, ça boitillait déjà dès le départ ! Elle est retournée définitivement chez elle, à Manchester, et m'a oublié comme si je n'étais jamais sorti de son ventre. Je crois bien qu'elle avait accouché comme on vomit... J'ai donc été élevé par mon père. Une éducation à la fois affectueuse, compréhensive, mais exigeante aussi. Lever tôt le matin, exercices, montagne, études. Il voulait faire de moi un avocat. Ne me demandez pas pourquoi, je ne l'ai jamais su ! C'était un brave homme qui en avait bavé ; il souhaitait que je m'en sorte mieux que lui, que je gagne confortablement ma vie.
– Vous auriez dû lui demander.
– Mon père parlait autant qu'un moine. Ses paroles étaient plutôt rares ; il fallait les lui arracher de la gorge, si vous voyez ce que je veux dire. En tout cas, à sa grande déception, je n'ai pas suivi ses conseils, et, après mon doctorat de droit et une formation de guide de montagne, j'ai été pris d'une fringale de voyages... Allez savoir pourquoi ! Quand je me suis enfin posé, je ne savais trop quoi faire, dans quelle voie me lancer. Alors j'ai choisi la gendarmerie. Grâce à cela, j'ai pu continuer à faire de la montagne – avant, j'étais dans les équipes de secours –, puis utiliser mes connaissances en droit. Autre avantage : je pouvais rester dans ma région...
Soudain, Seignolles braque son volant et quitte la nationale pour s'engager dans une petite allée de terre grimpant à flanc de coteau. Martin n'avait même pas remarqué qu'ils étaient maintenant parvenus au pied des montagnes. La voiture brinquebale un peu jusqu'à une sorte de vieux chalet, assez vaste, solitaire et dominant la vallée.
– C'est là que vous vivez ? demande Martin.
– Oui. C'est la maison familiale.
– Votre père y habite toujours ?
– Non, il est mort l'année dernière...
– Désolé.
– C'est malheureusement le genre de choses qui arrive quand on grimpe en solitaire...
– Il a dévissé ?
– Oui, dans le massif des Albères, répond Seignolles. Dans le col du Perthus. Il avait toujours dit qu'il irait y user ses semelles – c'était son expression –, et il l'a fait ! Pour la première et la dernière fois.
Le gendarme coupe le contact. Les deux hommes descendent de voiture et Martin s'allume aussitôt une cigarette. Le bon air frais qui le picote au visage et le soleil pâle dans le ciel laiteux font affluer en lui de nouveaux souvenirs. Minuscules impressions physiques... Instants de rien qui vous éclaboussent pourtant comme de lourdes vagues.
Seignolles, qui a déjà fait quelques pas, se tourne vers lui :
– Vous venez ?
– Je ne veux pas vous déranger.
– Vous pensez ! Entrez.
Les deux hommes pénètrent dans le chalet par une porte en bois sculpté aux allures plus autrichiennes que locales. D'emblée, Martin apprécie le lieu. Le chalet est ancien et, manifestement, la volonté de ses occupants a été de ne rien faire pour le rendre tendance. La cuisine fait corps avec la salle de séjour ; elle est certainement telle qu'elle a toujours été. Les meubles sont plus que rustiques, la cuisinière est archaïque, avec sa lèchefrite et ses barres de bronze pour suspendre les torchons ; la table en chêne au plateau épais est immense et occupe le centre de la pièce. En guise de sièges, de rustaudes chaises en bois. Au mur, des andouillers de cerfs, des photos sépia, gondolées, punaisées au petit bonheur. Un vaisselier séculaire et un morbier complètent l'ensemble. Martin s'assied. Seignolles lui propose à boire.
– Un peu d'eau, cela ira très bien.
Seignolles prend un verre sur l'égouttoir et le remplit au robinet :
– De l'eau de source ! Fraîche, pure, pleine de magnésium !
Puis, s'engageant dans l'escalier qui mène aux chambres :
– Attendez-moi, juste deux minutes, le temps de me changer.
Lorsqu'il a disparu, Martin se lève ; il n'a qu'une envie : examiner les photographies punaisées aux murs. Cette manie de toujours fouiner dans la vie des autres... Est-ce pour apprendre à mieux les connaître et, ainsi, les apprécier, ou n'est-ce que le désir d'assouvir un voyeurisme maladif ?
À sa déception, les clichés sont communs, anodins. Presque tous montrent un homme fort, la plupart du temps en bras de chemise, la mine renfrognée des montagnards, dominant un petit gamin – sans aucun doute Seignolles – avec un air craintif qu'un sourire forcé tente de dissimuler. Le plus souvent, ils prennent la pose devant le chalet ou dans une forêt. Et leur attitude est toujours la même : le grand gars costaud dominant le môme, tête dans les épaules. Banal...
« Non, à la réflexion, se dit Martin, ce qui est singulier, c'est justement ce qui a pu pousser le père à exposer ces photographies aux murs. Cette scène répétée, déclinée selon d'infimes modulations. Juste les changements de saison : été, automne... »
Martin abandonne l'examen des photographies pour faire le tour de la pièce en effleurant de la main chaque meuble, chaque objet. Et, sans qu'il comprenne vraiment pourquoi, il est gagné par une émotion inhabituelle. Cela ressemble à une sérénité teintée de tristesse. Tout est ordinaire et cependant plaisant, reposant, chaleureux. Tous les éléments composant ce tableau sont aux places précises qui leur reviennent de droit. C'est ainsi, dans une logique et une harmonie que le temps a décrétées, isolant un monde immuable et figé à tout jamais aux portes de Toulouse.
À l'étage, il entend marcher Seignolles qui va et vient en faisant craquer les larges lattes du plancher. Son attention est alors sollicitée par le tic-tac du morbier qu'il n'avait pas encore remarqué. Il lui semble qu'il égrène les secondes à son propre rythme, si lent...
N'ayant jamais été confronté auparavant à un tel décor, Martin est surpris par l'indéfinissable nostalgie qui le prend à la gorge, alors que pareille ambiance ne devrait logiquement guère l'émouvoir.
Entendant Seignolles redescendre l'escalier, il s'assoit rapidement pour ne pas être pris en flagrant délit de curiosité. Quand le gendarme apparaît, Martin est stupéfait : ce n'est plus le même homme. Vêtu d'un jean, d'une chemise Oxford et d'un blouson, chaussé de boots, Seignolles paraît sortir tout droit d'une image de magazine. Martin remarque que même sa démarche s'est transformée. Elle est souple, sportive, plus énergique que celle qu'il a lorsqu'il porte l'uniforme. C'est à croire que sa tenue de flic était gorgée d'amidon !
– Ça ira ? demande-t-il d'une voix plus enjouée.
– C'est parfait.
Les deux hommes sortent.
Martin note que Seignolles tire la porte sans la fermer à clé : l'habitude des gens simples qui n'ont pas de richesses ni de secrets à cacher...
Ils montent dans le véhicule. Seignolles démarre. Lorsqu'ils se retrouvent sur la nationale, Martin constate que le conducteur aussi est différent : plus rapide, plus vif... Une double personnalité, conclut Martin avec l'amusement et l'incertitude de celui qui sait qu'en psychologie on ne doit jamais tirer de conclusions trop hâtives. Pourquoi Seignolles ne serait-il pas un manipulateur ? Pourquoi ne serait-ce pas lui qui étudierait les réactions du Parisien ?
Ils roulent en silence jusqu'à ce qu'ils atteignent les faubourgs de Toulouse. Là, Seignolles s'inquiète du chemin à emprunter pour se rendre à la maison des Sormand. Martin le lui indique, à sa vive surprise :
– Vous prenez la rue de Metz, traversez la Garonne et filez sur la rue de la République pour tomber sur l'allée Charles-de-Fitte.
– Mince, vous avez l'air de sacrément bien connaître la ville !
– J'y ai vécu, il y a déjà longtemps... Et j'ai bonne mémoire.
Puis c'est à nouveau le silence entre eux deux. La circulation se fait plus dense et oblige Seignolles à redevenir gendarme : il se concentre avec attention sur sa conduite et se remet à pointer du nez vers la route.
– Cela vous ennuie si j'en allume une ? demande Martin. J'ouvre la vitre...
– Pas de problème. Je fume aussi de temps en temps...
– Enfin un défaut ! s'exclame Martin en souriant.
– J'en ai bien davantage que vous ne croyez...
Après avoir quitté l'allée Charles-de-Fitte, ils empruntent la rue de Cugneaux. Martin indique la maison.
– C'est ici...
– Qu'est-ce qu'on est supposés faire ?
Martin jette son mégot d'une pichenette par la vitre tout en regardant la demeure qu'il n'a jamais pu oublier. Cette maison, celle-ci précisément, ne s'est pas effacée de son esprit.
– Nous sommes censés questionner ses occupants à propos de leur fille, en apprendre le plus possible sur elle et fouiller sa chambre. Qui sait, peut-être y trouverons-nous un indice. Un petit truc de trois fois rien qui nous donnera l'illusion de tenir un bout de piste.
– Vous n'êtes pas vraiment du genre optimiste !
– Au contraire, je préfère partir de très bas... Ainsi, toute découverte me stimule, me donne du tonus !
Ils sortent du véhicule et s'avancent côte à côte jusqu'à la grille, du même pas, comme s'ils se connaissaient depuis une éternité. Martin sonne à l'interphone. Quelques secondes d'attente avant un grésillement et une voix de femme qui chevrote, hachée de sanglots.
– Oui ?
C'est le moment que Martin déteste.
– Police, madame... Nous désirons nous entretenir avec vous au sujet de votre fille Estelle.
La porte en fer forgé s'ouvre automatiquement. Martin et Seignolles pénètrent dans le petit jardin toujours aussi désuet avec ses massifs de fleurs trop parfaitement ordonnés, et suivent l'allée gravillonnée qui crisse sous leurs pas comme du verre pilé. Une vingtaine de mètres à couvrir avant d'atteindre trois marches qui mènent à la porte d'entrée de l'imposante demeure bourgeoise en pierres de taille.
Une vingtaine de mètres : un siècle pour Martin qui semble marcher exactement sur les traces de son passé. Le bruit des gravillons sous ses semelles, le grand acacia et son ombre humide, la haie de buis... Et puis cette large porte en chêne, prétentieuse, aussi vernie qu'autrefois ! Et cette femme d'une cinquantaine d'années, encore très belle, qui leur ouvre...
Claudia.
Son regard croise celui Martin. Il y surprend une interrogation : le reconnaît-elle ou affecte-t-elle de ne rien laisser paraître ? Les yeux bouffis de larmes, elle tient un mouchoir en boule dans sa main. Sa mise est digne et soignée. Elle est vêtue d'un tailleur noir très strict qui accentue son port de grande bourgeoise que même le deuil ne saurait enlaidir. Juste deux petites notes d'élégance : un fin collier en argent et un chignon parfaitement élaboré qui allonge la nuque et lui donne l'allure d'une héroïne d'Alfred Hitchcock.
Les deux hommes présentent leurs cartes ; elle les ignore et s'écarte.
– Entrez ! dit-elle. Pardonnez-moi de ne pas être...
Les mots se figent dans un sanglot retenu. Les devançant, elle les invite à s'asseoir dans le canapé du salon à la décoration minimale et sobre. La pièce est blanche et lumineuse. Deux fenêtres donnent sur le jardin à l'arrière de la demeure. Comme à son habitude, Martin embrasse les lieux d'un vif coup d'œil... Se souvenant... Cherchant à repérer quels changements ont été effectués depuis la dernière fois qu'il est entré dans cette pièce. Le grand tableau au mur, sans doute... Ce n'était pas celui-là, autrefois ! Non, ce n'était pas un Morassut... La table basse devant le canapé a changé elle aussi. Par contre, les photos ici et là, encadrées ou posées sur le manteau de la cheminée et sur une desserte, lui paraissent pour la plupart similaires à celles qu'il a gardées en mémoire. Le grand tapis persan recouvrant une partie du parquet laqué de blanc s'inscrit aussi dans le tableau recomposé. Une ultime remarque : un téléviseur à écran plat a remplacé le vieux poste cubique...
– Je vous sers quelque chose à boire ? demande Claudia.
Les deux hommes refusent d'une même voix et Martin explique aussitôt l'objet de leur visite. Elle acquiesce en le dévisageant. Leurs regards, cette fois, s'attardent et se soutiennent. Elle pâlit légèrement et baisse les yeux la première.
Seignolles se lève et propose de commencer la fouille.
– Naturellement, dit-elle. Sa chambre est au premier étage... La porte juste en face de l'escalier.
Claudia attend que Seignolles soit monté pour venir s'asseoir près Martin. Celui-ci remarque alors son parfum. Il le retrouve, plutôt ! Une fragrance qu'il n'a jamais plus perçue chez aucune femme, comme si elle était la seule à posséder le secret de sa composition. Une douce et tiède alchimie faite de vanille poivrée et d'herbe sèche. Une belle herbe d'été que le soleil aurait légèrement cuite.
– Martin, n'est-ce pas ? Je t'ai reconnu sur-le-champ. Mais, à la façon dont tu t'es présenté, je pensais que tu ne désirais pas que je le montre.
– Cela n'a aucune importance, Claudia. Est-ce que tu tiens le coup ?
– Je souffre beaucoup, tu t'en doutes... Mais que veux-tu que je fasse ? On a retrouvé ma fille, nue, morte dans une grotte ! Même dans le pire de mes cauchemars, je n'aurais pas pu imaginer une scène aussi épouvantable ! J'ai tout craint pour elle : accident de scooter, agression sexuelle, drogue... Tout ! Mais ça, Martin... Une mère peut-elle concevoir une chose semblable ? Que faisait-elle là-haut ?
Martin évite de répondre, il préfère demander :
– Et Raphaël ? Il n'est pas ici ?
– Ce salaud ! Il m'en a trop fait voir. J'ai été patiente, puis... Nous sommes séparés depuis déjà deux ans.
– Pourtant, quand je vous ai connus, tous les deux, vous vous entendiez à merveille, non ? Vous aviez tout du couple modèle qui n'avait même pas besoin d'un anneau au doigt.
– Cela a bien changé ! Il m'a vite trompée avec des gamines de la faculté. Il les cueillait dans les amphis avec toutes les armes dont il sait user : sa voix, son intelligence, son charme, sa force et son fameux air de papa-qui-câline ! Il m'a fallu un certain temps pour m'en apercevoir, jusqu'à ce que l'une d'elles lui mette le grappin dessus et se l'attache ! Une chargée de cours...
Elle se tait brutalement. Son regard exprime à la fois la colère et le chagrin. Une peine encore vive. Une blessure que le temps ne recoudra jamais. Qui s'est remis à jeter son pus avec la mort d'Estelle.
– Pardonne-moi, s'excuse Martin. Parlons plutôt de ta fille... Si tu t'en sens capable, bien sûr...
– Ne t'inquiète pas ! Pose toutes les questions que tu veux. J'y répondrai du mieux possible.
– Merci. Sache que je suis profondément peiné. En plus, je n'ai compris qu'il s'agissait de ta fille que lorsque j'ai vu Raphaël près de la grotte.
Devant les larmes qui jaillissent de nouveau, Martin détourne le regard et avise une photo posée sur la commode, montrant Estelle toute gamine en train de chercher l'équilibre sur un petit vélo.
– Je crois que la dernière fois que je l'ai vue, elle devait avoir à peu près six ans, dit Martin pour se donner une contenance et rompre ce silence qui s'éternise et le met mal à l'aise.
Claudia se mouche et tourne la tête en direction de la photo.
– Oui, c'est cela. On lui avait offert cette bicyclette pour son anniversaire... Elle était tellement heureuse de faire du vrai vélo ! Quand je pense que je l'ai remisé au grenier pour le transmettre un jour à ses propres enfants...
Elle éclate en sanglots ; Martin se lève et lui prend les deux mains en un geste affectueux qui le surprend lui-même. Penché sur elle, respirant pleinement son parfum piqué d'un peu de sueur, il lui souffle doucement, tendrement :
– Je te laisse tranquille, Claudia. Je n'ai aucun mot pour t'exprimer combien je partage ta peine. D'ailleurs, tu sais que les mots sont inutiles dans ces moments-là, n'est-ce pas ? Je monte rejoindre mon collègue et je me permettrai de t'appeler si j'ai une question vraiment urgente à te poser.
– Pardonne-moi, murmure Claudia, je ne peux sincèrement pas...
Bouleversé, Martin s'élance dans l'escalier qu'il grimpe quatre à quatre. Ivre de colère. L'image d'Estelle nue dans la grotte ne cesse de le hanter. Un ou des fumiers l'ont conduite là-haut ! A-t-elle été violée ?
Quand il entre dans la chambre, il trouve Seignolles planté au centre de la pièce, immobile, en train de regarder autour de lui. Martin esquisse un sourire.
– Qu'est-ce que vous foutez ?
– C'est une habitude... Lorsque j'ai effectué une fouille, je me place toujours au centre du lieu et je pivote doucement sur trois cent soixante degrés pour voir si je n'ai rien oublié.
Décidément, ce type lui ressemble sous certains aspects, pense Martin. Il l'interrompt cependant :
– Bon, vous m'épargnez votre numéro de derviche tourneur et vous me dites ce que vous avez dégotté !
Seignolles s'approche du lit et désigne quelques bricoles qui y sont étalées.
– Voilà le résultat de ma pêche... Pas miraculeuse, mais intéressante, je crois.
Martin se penche pour observer la récolte de Seignolles. Des photos montrant Estelle avec des amis, d'autres étudiants en vacances, dans un square, une boîte de nuit... La jeune fille y est toujours ravissante et souriante.
Martin s'arrête plus particulièrement sur deux d'entre elles où Estelle est prise dans un endroit montagneux. Elle y est habillée de manière plus rustique, souriante encore. Mais, là, Martin jurerait qu'il s'agit d'un sourire amoureux à l'adresse du photographe. Une fleur rouge a été piquée dans ses cheveux.
– Cette fleur, remarque Martin, c'est bien celle-là, non ?
Il désigne une rose séchée parmi les objets éparpillés sur le lit.
– On dirait, oui.
Un signe de connivence entre les deux amants ? Le symbole de leur passion ? Voici enfin ce qu'attendait Martin : ce petit rien qui lui procure le sentiment de saisir une piste. Une sensation indéfinissable qu'il est seul à comprendre, car elle relève du domaine de l'alchimie. Juste une fleur rouge que l'on aide à traverser le temps en la conservant soigneusement à l'abri. Juste un sourire de connivence avec celui – il en est certain, il ne peut s'agir que d'un garçon – qui vous photographie !
Voici les premiers atomes venus reformer un segment du passé d'Estelle. Désormais, ceux-ci vont nécessairement en attirer d'autres. Et l'histoire s'écrira... Laquelle les conduira à ce qui s'est déroulé dans la grotte de Sainte-Engrâce avant que ne succombe la jeune fille.
– Et c'était où, tout cela ?
– Dans ses tiroirs, soigneusement rangé.
– Pas de carnet secret... de journal intime... ?
– Non ! Je n'en ai pas trouvé, en tout cas.
Martin se redresse et se retourne sur Seignolles.
– À part cela ? C'est tout ?
Seignolles acquiesce d'un hochement de tête.
Martin hausse à nouveau les épaules et se dirige vers la bibliothèque. Il passe son doigt sur les couvertures des livres soigneusement rangés tout en énumérant leurs titres.
– Mécanique ondulatoire... Équation de Schrödinger, murmure-t-il. Septième postulat de symétrie... Le programme de base pour une licence de physique...
Soudain, il se retrouve face à l'ordinateur. Celui-ci est allumé.
– Et dans la bécane ?
Seignolles s'approche et lui désigne le fichier qu'il a isolé sur l'écran.
– Juste une chose : ce mail daté de l'avant-veille...
Martin se penche et lit à voix haute :
– J'ai les couvertures de survie. À tout à l'heure. Signé : « C »...
– Vous avez noté l'adresse mail ?
– Ou d'un prof, grommelle Martin.
Seignolles le considère avec étonnement, sans mot dire.
– J'ai besoin de repasser derrière vous ? plaisante Martin.
– C'est vous qui voyez ! répond Seignolles, mi-sérieux mi-souriant.
En guise de réponse, Martin sort sur le palier et s'arrête un instant pour regarder ce qui fut l'environnement quotidien de la jeune fille, se l'imaginer rejoindre la chambre de sa mère, au bout du couloir, aller à la salle de bains, vaquer à la cuisine, au rez-de-chaussée.
Enfin, Seignolles sur ses talons, il descend retrouver Claudia qui s'est ressaisie et les attend au bas de l'escalier.
– Vous avez trouvé quelque chose ? demande-t-elle.
– Pas grand-chose..., répond laconiquement Martin.
Claudia esquisse un vague sourire.
– Ce que je suis sotte ! Comme si un policier allait donner ce genre de renseignement !
Martin s'arrête au pied de l'escalier. Seignolles s'est rapproché de la porte et l'ouvre de lui-même.
– Au revoir, madame ! dit-il d'un ton gauche en sortant. Merci !
Claudia attend que Seignolles soit suffisamment à l'écart pour s'adresser à Martin :
– Je t'en prie ! Trouve l'ordure qui est responsable de la mort de ma fille ! Je ne pourrai pas vivre en le sachant en liberté.
Martin lui reprend les mains. Le même geste que tout à l'heure, au salon. Il presse encore plus fort les doigts fins de la femme et donne de la tendresse et de la chaleur à sa voix :
– Tu peux me faire confiance, Claudia ; je mettrai tout en œuvre pour le pincer... Juste une question, avant de partir : est-ce que tu lui connaissais un petit ami ? un bon copain avec lequel on l'aurait souvent vue ?
– Non ! répond aussitôt Claudia. Elle ne me parlait jamais de ses affaires de cœur... Trop pudique pour cela avec moi ; elle préférait se confier à son père. La seule chose que je puisse dire, c'est que, ces derniers jours, elle paraissait particulièrement heureuse. Tu sais... le genre de chose qu'une mère remarque...
Martin lâche les mains de Claudia. Il fait un pas, s'arrête, se retourne et lui caresse la joue, l'effleurant à peine. Puis il se dirige vers la porte.
– Viens me voir, dans quelques jours..., suggère Claudia. Je pense que j'aurai récupéré un peu de courage et de force pour que tu puisses m'interroger. Et peut-être certaines choses me reviendront-elles à l'esprit.
Martin lui sourit. Une fois sur le perron, la lourde porte refermée derrière lui, il est pris d'une soudaine envie de pleurer. Un chagrin brutal, jailli dans sa poitrine, lui monte aux yeux.
Toujours du même pas, le gendarme et lui reprennent l'allée gravillonnée. Juste avant d'atteindre le portail resté ouvert, Seignolles se tourne vers Martin pour poser la question qui le taraude depuis quelques secondes :
– Vous avez connu les Sormand lorsque vous habitiez Toulouse, n'est-ce pas ? Il n'est pas nécessaire d'être fin limier pour s'en rendre compte. J'ai rarement vu un enquêteur, si sensible soit-il, prendre les mains d'une femme qu'il vient d'interroger et lui caresser la joue comme vous avez fait...
Martin avance en regardant droit devant lui, ses larmes près de couler. Tellement plus douloureuses que si elles acceptaient de le faire.
Il ne répond rien. À quoi bon ? Qu'aurait-il à dire ? Sinon que c'est ici que sa vie s'est arrêtée !
Ses pas sur le gravier... Tout ce passé qui se réveille.