La confrontation

Il est vingt et une heures trente quand Martin quitte son hôtel, le Mercure Saint-Georges. Il est amer. Les résultats de la journée n'ont pas été assez féconds à son goût. Toujours cette fichue impatience qui supposerait de le voir résoudre les problèmes plus vite que la mesure imposée par n'importe quelle enquête !

Il est d'autant plus irrité qu'il n'a pas l'impression d'aborder cette affaire sous son meilleur angle. Trop d'éléments lui échappent. À moins que cela ne vienne que de lui... Il se pourrait qu'il calque trop la mort d'Estelle sur l'événement survenu dix-sept ans plus tôt... Il n'a qu'une certitude : son instinct lui dit que ce nouveau drame dissimule quelque chose d'autre, de plus vaste et de plus grave...

Il était tellement déçu de cette journée brouillonne qu'il avait refusé à Seignolles et Souad de faire le point, en fin d'après-midi, comme convenu. « Demain ! » leur avait-il dit en les plantant au QG. Un prétexte pour se retrouver seul et analyser le peu qu'il avait appris, mais surtout pour ordonner sa mémoire.

Arrivé à l'hôtel, il s'était aussitôt réfugié dans sa chambre, s'était servi une mignonnette de whisky et avait ouvert un paquet de cacahuètes. Il s'était assis sur le balcon, jambes allongées, les pieds reposant sur la rambarde. Un petit bonheur artificiel, mi-sucré mi-salé. Le whisky lui avait vite échauffé les joues. Un léger vent tiède et parfumé avait remplacé la pluie. Un vent chargé des odeurs de l'asphalte, des gaz d'échappement des voitures, du feuillage des arbres de la rue Saint-Jérôme sur laquelle donnait sa chambre.

Il était incapable de canaliser ses pensées. Celles-ci revenaient toujours à Raphaël Sormand. Évidemment, le présupposé selon lequel ce dernier était le responsable direct de la mort de sa fille était faux. Pourtant – et c'était là le principal intérêt de ses réflexions –, il croyait fermement que le père de la défunte n'était pas étranger au drame. Comment ? Pourquoi ? Il était bien incapable de répondre... Mais il était certain que le professeur était l'une des clés qui déverrouilleraient l'enquête. Il lui lancerait des hypothèses et attendrait de voir ses réactions.

Martin était décidé à le voir le soir même. Auparavant, il souhaitait réfléchir à la manière d'aborder l'entretien sans se laisser emporter par son ressentiment, et avec la ferme intention de ne pas tomber dans les pièges de ce manipulateur !

Il avait donc récapitulé consciencieusement tous les éléments qui reliaient l'affaire Estelle à Sormand. Tout d'abord, l'évidence : Estelle étant sa fille, et Claudia ayant dit que celle-ci se confiait aisément à son père, voilà qui permettait de supposer que ce dernier ne pouvait ignorer totalement l'évolution de son caractère, ses fréquentations, ses goûts... Deuxième point : Estelle étudiait à l'université Sabatier où Sormand était une sommité. Tous deux évoluaient donc dans la même bulle ! Troisième point : Cédric et Estelle étaient liés. Or, Cédric faisait partie des élèves de Sormand puisqu'il était l'un des étudiants de Gwen, sa chargée de cours. Enfin, quatrième point : le motif rouge peint sur le dos d'Estelle et gravé dans la roche de la grotte... Il était prêt à jurer que Sormand en connaissait la signification tout ou partie...

Martin n'y tenait plus, il devait aller trouver Raphaël pour exiger de lui des explications. Il ne pouvait repousser éternellement cette confrontation. À cet instant, il s'était demandé s'il devait prévenir Souad et Seignolles, ayant la désagréable sensation de les trahir en faisant cavalier seul. Il leur en parlerait peut-être plus tard. Plus tard...

Il a quitté le balcon, a enfilé son blouson et est sorti de sa chambre en regrettant de ne pas avoir avalé une seconde dose de whisky.

Parvenu dans le parking, il marque un temps d'hésitation, saisi d'une sorte d'appréhension. Raphaël l'a toujours intimidé, et il se lance tête baissée contre lui ! Il va charger l'ours... Affronter son « pire ami » !

Il se reprend, monte dans sa voiture et démarre, assuré de la direction à prendre : il trouvera Sormand à son bureau, le seul lieu où il s'est toujours senti bien. Sa tanière !

Malgré l'heure tardive, la circulation est dense autour du jardin Pierre-Goudouli. Martin fonce, se retenant d'utiliser le gyrophare et la sirène.

Il met très peu de temps pour parvenir à l'université et se gare devant le bâtiment de physique-chimie. Les souvenirs remontent aussitôt à sa mémoire comme autant d'images déchirées qui se reconstituent... Au deuxième étage, une double fenêtre éclairée : le bureau de Sormand. La grande ombre de celui-ci passe un instant sur l'écran des vitres.

Martin se rappelle les soirs où il venait partager d'intarissables conversations avec son maître. À l'aide d'équations folles, ils bâtissaient des rêves qu'ils imaginaient possibles.

Monter l'escalier quatre à quatre... Percevoir cette même odeur particulière, quintessence d'une multitude de composants... Appuyer sur le bouton de la minuterie pour faire la lumière dans le long couloir qui dessert des dizaines de salles... Et se retrouver là, devant le bureau de Sormand ! Pareil à un gamin effrayé de devoir frapper à la porte de l'ogre.

Avec cette terrible envie de se venger, cependant. D'achever la bête déjà blessée. De la voir s'affaler et geindre.

D'un coup sec, il ouvre la porte. Sormand, debout devant son tableau, sursaute sur place avant de se retourner, le visage contracté par la peur. Reconnaissant Martin, il se ressaisit aussitôt.

– Je t'attendais ! dit-il en posant sa craie.

Martin s'approche en sortant de la poche de son blouson une photo qu'il lui tend. Le cliché représente le motif rouge peint sur le dos d'Estelle.

– Peux-tu me parler de ce signe, Raphaël ?

Sormand examine longuement la photo. Trop longuement au gré Martin qui sait fort bien qu'il l'a vu sur le corps de sa fille, dans la grotte. Et qu'il s'est certainement empressé d'en chercher la signification.

– Je n'en sais rien... Je me suis évidemment posé la question, mais je ne vois pas ce que ça peut représenter.

– Tu ne vois pas ! s'exclame Martin, ne parvenant pas à contenir sa colère. Tu ne vois pas ! Ne serait-ce pas le symbole d'un groupe quelconque que tu aurais inspiré ? L'un de ces fameux phalanstères dont tu serais le gourou ? Ne me dis pas que tu as abandonné tes séances de décorporation !

Sormand hausse les épaules et va s'asseoir à son bureau. Il se laisse tomber lourdement sur sa chaise.

– Je n'inspire plus rien à personne ! dit-il en évitant le regard Martin qui s'est planté devant lui. Je suis rentré dans le rang. Je ne travaille plus sur...

– ... le deuxième monde, bien sûr ! Et tu voudrais me faire gober ça ? Mon cul ! Tu es dedans jusqu'au cou ! Sûr que tu as encore fondé je ne sais quelle secte, embobiné je ne sais quels étudiants en leur faisant miroiter la possibilité de passer au-delà du miroir !

Sormand secoue la tête, l'air anéanti.

– Tu es à côté de la plaque, mon pauvre Martin. Je me suis investi dans des recherches sur la physique quantique, sur rien d'autre !

Excédé, Martin abat son poing sur le bureau.

– Arrête de me prendre pour un con ! Je te connais trop ! Qu'as-tu fait avec nous, il y a dix-sept ans ? Tu veux que je te le rappelle ? Tu nous a menés dans une grotte, tu as disposé des bougies en cercle, tu nous as obligés à ingérer ta saloperie de peyotl... pour nous placer en Near Death Experience1, nous jurant que nous allions nous transcender et pénétrer dans le deuxième monde... celui qui jouxte le nôtre ! Que nous atteindrions ce que tu appelais l'Empyrée, là où réside la Connaissance ! Là où présent, passé et futur se confondent... Je me trompe en affirmant que cela ressemble furieusement à la mise en scène de la grotte où Estelle est morte ? Dis-moi ! Je me trompe ou non ? Jure-moi que tu n'as pas poursuivi tes expériences à partir des constatations du psychiatre Raymond Moody2, dont tu nous rebattais les oreilles !

Martin est penché au-dessus du bureau. Il est si proche de Sormand qu'il sent son souffle sur son visage. Courtes saccades haletantes chargées d'alcool. « Lui aussi a bu ! »

Sormand a reculé sa chaise.

– Je t'assure que je n'y suis pour rien !

– Comment se fait-il que Cédric Tessier, un étudiant en physique, lié à ta fille, collectionne tous tes livres comme on ferait de ceux d'un maître à penser ?

– Je l'admets, c'est l'un de mes étudiants. Qu'y a-t-il d'anormal à ce qu'il lise mes publications ? Tu t'imagines bien qu'il n'est pas le seul !

Martin se redresse, allume une cigarette et s'assied dans le fauteuil qui fait face au bureau.

– Cela devient anormal quand ce même élève écrit à ta fille, est visiblement amoureux d'elle, part en vadrouille en montagne avec elle, chausse du quarante-quatre et disparaît comme par enchantement le jour de la mort d'Estelle !

– Comment sais-tu qu'ils étaient liés ? s'inquiète Sormand.

Martin souffle un filet de fumée, puis poursuit :

– Peu importe... Tu me prends pour un naïf, Raphaël ? Je ne suis plus le gamin que tu pouvais manipuler à ta guise autrefois... Ne t'en déplaise, dans ce monde – la vraie vie –, le temps passe ! Et je suis devenu un adulte que tu ne peux plus duper ! Je n'ai aucune intention de te communiquer des informations relatives à mon enquête !

Un silence. La pause avant la reprise des hostilités. Les deux hommes se connaissent suffisamment pour savoir que ce n'est là qu'un bref répit. L'un et l'autre reprennent leur souffle.

Soudain, Martin se redresse et pointe un doigt accusateur sur Sormand.

– Je vais te dire comment tout cela s'est passé ! Tissier est l'un de tes étudiants les plus assidus, il est fasciné par ton travail... Il suit tous tes cours, dévore tes publications, ne cesse de vouloir échanger avec toi. En un mot, tu l'envoûtes en exerçant volontairement une mainmise sur lui, comme tu le fais si bien. Tu finis même par l'influencer pour le conduire à accepter certaines expériences... Bien sûr, tu sais qu'il est fou de ta fille, ce qui t'offre une occasion toute rêvée. Ta fille, ta fille chérie ne refusera pas d'obéir à son illustre père !

Sormand secoue son épaisse carcasse, un triste sourire aux lèvres. Il baisse un temps les yeux puis, relevant le visage :

– Tu délires, mon pauvre Martin.

– Peut-être, mais permets-moi tout de même de finir mon histoire... Tu demandes à Cédric d'emmener ta fille dans la grotte... De tenter avec elle une Near Death Experience en lui expliquant que cela pourrait valider ta théorie foireuse sur l'existence de ton foutu monde parallèle... L'affaire tourne mal... Et Estelle meurt au milieu de ce cirque délirant digne d'une pitrerie ! Un cercle de pierres blanches, des bougies... Quelle mise en scène de charlatan !

Soudain, Sormand se lève avec une agilité imprévisible, contourne son bureau et se plante devant Martin qu'il empoigne par le col de sa chemise.

– Cesse de revenir sur ce qui s'est passé il y a dix-sept ans ! Ce qui est arrivé aujourd'hui n'a rien à voir avec ce que nous avons tenté ensemble ! Tu m'entends ? Tu n'es venu me trouver que pour exprimer la rage qui est en toi, la haine qui te ronge comme une gangrène ! Lorsque tu parles d'Estelle, c'est à Alexandra que tu penses ! À son accident ! À votre histoire d'amour avortée ! C'est cela qui te dévore ! C'est ton passé que tu tentes d'exorciser en me rendant responsable du décès de ma fille !

Martin n'a pas bronché, même s'il eût été aisé pour lui de se débarrasser de Raphaël d'un simple geste. Il a attendu que ce dernier relâche de lui-même sa prise pour se diriger vers la porte.

– Tu ne quittes Toulouse sous aucun prétexte, dit-il d'un ton menaçant. Tu restes à la disposition de la police. Il est probable que tu seras convoqué pour un interrogatoire en règle...

Puis il sort du bureau sans refermer la porte derrière lui. Il reprend le couloir qu'éclairent de rares veilleuses, sinistres lucioles vertes. Dans son dos, il entend Sormand claquer la porte de son bureau.

Ne plus penser... Ne plus revenir en arrière, en ce douloureux pèlerinage que le chagrin a immobilisé pour toujours. Forcer sa mémoire à en rejeter le souvenir ? Impossible. Martin avait cru pouvoir le faire, mais il s'était dupé.

Comment oublier la grotte si sombre, si froide ? Lui et Alexandra sous l'emprise de Raphaël Sormand qui leur parlait, parlait... Et la drogue dans leurs veines ! Et les bougies, hypnotiques petites taches d'une lumière déjà issue du deuxième monde... Puis le grondement qui a ébranlé le plafond de la grotte. Et le fracas... La panique...

Parvenu au parking, il monte dans sa voiture et démarre en trombe, dans un crissement de pneus, ignorant que plus haut, de la fenêtre de son bureau, Sormand n'a pas cessé de le suivre des yeux.

Le professeur attend que les feux arrière du véhicule Martin soient totalement effacés par la nuit pour retourner à son tableau noir et y aligner une série d'équations, persuadé que celles-ci lui accapareront l'esprit.

Sans même s'en rendre compte, Raphaël Sormand dessine le motif qu'il a vu peint en rouge sur le dos de sa fille... S'apercevant de ce qu'il vient inconsciemment de faire, il essuie rageusement le symbole d'un revers de manche.

1 Expérience de mort imminente. EMI en français.

2 Docteur en philosophie et médecin américain, né en 1944.

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