L'homme du banc

Cette fois encore, c'est Seignolles qui a choisi le restaurant. Les Caves de la Maréchale, au 3 de la rue Jules-Chalande.

C'est effectivement dans un sous-sol voûté qu'ils ont pris place, épuisés, l'esprit et le corps vidés, le dégoût au cœur, les faciès des disparus survivants retrouvés, leurs cris et gémissements les hantant tous trois...

Sans se concerter, ils évitent de parler des Sorbiers et entament leur repas en buvant du vin en abondance. Leurs voix sonnent faux, au début. La conversation, qui se veut anodine, est décousue, mais masque néanmoins leur nausée. Martin, que le bordeaux a rendu plus loquace qu'à l'ordinaire, parle de sa carrière, prenant grand soin de ne jamais aborder un sujet qui le ramènerait à leur enquête. Il pioche dans sa mémoire des anecdotes pittoresques, arrachant parfois un sourire à son auditoire. Souad évoque ses désirs de voyages. Elle qui n'a jamais vraiment bougé, ayant passé sa jeunesse à étudier, rêve de cavalcades en Mongolie, d'ascension du Kilimandjaro, d'Inde et de Vietnam, de ces aventures que le quotidien interdit.

– Pas d'accord ! lui reproche Seignolles. Petite, si tu veux bouger, tu cumules tes congés et tu déploies tes ailes une bonne fois pour toutes !

– Et l'argent, je le trouve où ? lui oppose la jeune femme.

Pragmatique, Martin lui conseille :

– Tu as la possibilité de profiter de ton statut de fonctionnaire pour emprunter à un ou deux pour cent...

Une deuxième bouteille de bordeaux délie la langue de Seignolles qui raconte comment il a découvert son homosexualité.

– C'est au moment de passer à l'acte avec une amie, annonce-t-il. Au pied du lit ! Je me suis rendu compte que je n'éprouvais aucun désir pour elle... Et pourtant, je vous assure qu'elle était superbe ! Et que je l'aimais ! D'ailleurs, nous sommes restés les meilleurs camarades du monde. Elle s'est mariée, a fait trois gosses à son mari, un grand con macho, beau comme un dieu, et m'a pris pour confident. Vous n'imaginez pas combien les femmes apprécient les homos auxquels elles peuvent se confier sans crainte d'un jugement.

– C'est vrai, confirme Souad. Vous avez un côté « grands frères » protecteurs qui rassure. Et tu ne déroges pas à la règle, Luc !

– Merci. Mon épaule t'est acquise.

Martin n'émet aucun commentaire. Il se dit simplement qu'il trouve Luc sympathique et attachant. Que c'est un grand type simple, chaleureux, professionnel, doté d'un gros cœur de gosse... Il le revoit, les larmes aux yeux, découvrant les disparus dans l'enfer des Sorbiers.

Puis son regard dévie et accroche celui de Souad qui le soutient, ses pupilles se dilatant légèrement. Et, malgré la présence de Seignolles, ils s'oublient l'un et l'autre dans cet échange qui ressemble à une caresse. Sans avoir besoin de leurs corps qu'encombrent si souvent timidité et retenue.

Seignolles se plaît à les observer. Il savoure en silence son énième verre de vin. Il voit monter une rougeur aux joues Martin, une brusque pâleur envahir celles de Souad. Un éclat brillant humidifier leurs yeux à tous deux.

Enfin le charme qui unissait les deux amants d'un instant s'estompe. Martin et Souad reprennent pied dans la réalité, retrouvent Seignolles...

C'est à ce moment précis que le téléphone Martin sonne. Il décroche, écoute, lance un « Nom de Dieu ! » de rage, et rempoche l'appareil.

– Demandez l'addition, dit-il d'une voix sombre à Seignolles. On a encore du travail...

– Qu'est-ce qui nous tombe sur la tête, cette fois ? s'enquiert Souad. Ça ne peut tout de même pas être pire que les Sorbiers !

– On vient de retrouver Virgile Dupré.

– C'est plutôt une bonne nouvelle ! s'exclame Seignolles. On va pouvoir le cuisiner et apprendre ce que ce Frankenstein de Vals traficotait en secret dans sa clinique... Et qui lui fournissait sa matière première de chair humaine !

– Ça m'étonnerait, le contredit Martin en se levant. Dupré est mort ! Il a été découvert dans le jardin du Grand-Rond... Square du Boulingrin. Il paraît que le spectacle vaut le détour...

La nuit vient à peine de tomber. La Ville rose est devenue mauve ; ses façades étendent sur les avenues de larges ombres bleutées. Martin aime cette heure où tout lui semble paisible. Même le ballet des feux arrière des véhicules qui s'écartent sur leur passage au commandement de la sirène...

Martin a pris le volant. Il débouche square du Boulingrin par l'allée Forain-François-Verdier, et remarque d'emblée que le jardin a été neutralisé. Autour, des voitures, des cars de police, leur gyrophare en marche, une ambulance et, derrière les traditionnels rubans jaunes de protection, les inévitables badauds.

Dès qu'ils descendent de leur véhicule, les trois enquêteurs sont accueillis par un agent.

– La victime est sur un banc, près du kiosque à musique. Suivez-moi...

– Sur un banc ? reprend Souad.

– Oui, précise l'agent. Assis sur un banc. Vous allez voir, c'est assez étrange... Et plutôt macabre !

« Que peut-il y avoir de plus macabre que ce que nous avons déjà vu aux Sorbiers ? » se demande Martin.

Un second périmètre sécurisé a été formé autour du kiosque par les techniciens de la police scientifique. Cinq hommes en combinaison blanche, chapeautés et chaussés comme des chirurgiens, forment un mur de leurs dos, penchés sur le banc, interdisant aux enquêteurs d'apercevoir Virgile Dupré.

Un homme corpulent se redresse et se retourne. Martin reconnaît son vieux copain d'enfance, le « bouffeur de saucisses ». Baziret. L'ogre Baziret...

Ils se broient chaleureusement la main.

– Je doute qu'il ait été cousu par un couturier professionnel ! s'exclame le géant en désignant le cadavre. Mais la technique n'en est pas moins assez efficace. Sûr qu'il n'ouvrira plus sa grande gueule, celui-là !

Il éclate d'un rire gras, puis s'efface pour laisser Martin et ses deux collègues approcher.

Souad pousse un petit cri aigu à la vue du spectacle grotesque qui s'offre à eux.

Virgile est effectivement assis sur un banc, les bras ballants, le dos bien droit, le menton tombant à peine sur sa poitrine ; il a manifestement été placé de la sorte par son agresseur. Ses yeux sont largement ouverts et conservent un étonnement douloureux. Il semble regarder droit devant lui. On le croirait en attente, et il passerait pour un promeneur au repos s'il n'arborait un sourire ignoble, une grimace affreusement clownesque, les lèvres cousues l'une à l'autre.

– Un petit topo ? demande Baziret pour la forme, en se frottant les mains tel un épicier vantant sa marchandise. Environ quarante-cinq ans... Un mètre quatre-vingt-dix (j'ai mesuré !), dans les cent kilos... A subi un étranglement par l'arrière... Sans doute garrotté, si j'en juge par les marques sur le cou, mais ce point sera précisé à l'autopsie... De toute manière, mort par étouffement et rupture des cervicales... Ensuite, petite coquetterie surprenante : bouche cousue avec un fil doré... Drôle de pratique ! C'est la première fois que je vois ce genre de guignolade. Un truc qui ressemble à la vengeance d'un parrain de la Camorra !

– Tu ne crois pas si bien dire, répond Martin. Certainement pas la Mafia, mais une organisation possédant ses codes et ses règles.

– Des tarés, quoi ! rugit Baziret.

– Définition simpliste mais juste, mon gros ! Tu as fait ses poches ?

– Vides ! On analysera les poussières, les fibres des vêtements, ses cheveux... Ne t'inquiète pas, Martin : ce monsieur sera traité avec tout l'intérêt que réclame l'incongruité de son trépas !

– Tu penses pouvoir me donner ton rapport dès demain ?

– Je vais bosser toute la nuit.

– Merci, Baziret. On te laisse fignoler ton boulot. Nous, on va se coucher ; la journée a été plus qu'épuisante.

– Je sais. J'ai appris... Vous aurez du mal à contenir la presse bien longtemps.

– Le procureur a décidé de rendre l'affaire publique demain en fin de matinée. Il y a effectivement déjà eu des fuites...

Les deux hommes se saluent. Martin se laisse écraser les phalanges en souriant et propose à Seignolles et à Souad de les reconduire. Le gendarme a laissé sa voiture au parking du commissariat. Mais la jeune femme est sans véhicule.

Martin s'avoue que le stratagème n'est pas très subtil : ramener Souad chez elle à pareille heure équivaudrait à une proposition... « Si infantile ! J'ai vraiment perdu le mode d'emploi pour charmer une femme. Je fonce tête baissée avec mes gros sabots, à la papa ! C'est trop stupide... Nous sommes tous si traumatisés par le cortège de monstruosités qui ont émaillé cette journée qu'il est inutile de songer à faire l'amour dans de bonnes conditions... Et puis, faire l'amour, le saurai-je encore ? Faire l'amour, ce n'est pas baiser ! »

– Ça ne vous dérange pas que je fume ? interroge Martin en montant dans la voiture.

– Vous faites des progrès ! remarque Seignolles. Vous demandez l'autorisation, maintenant ?

Martin sort son paquet de cigarettes de la poche gauche de son blouson. Toujours la poche gauche ! Il s'apprête à porter une cigarette à ses lèvres quand Souad lui dit :

– Moi, ça me gêne un peu, Martin. Pas dans la voiture... Pas ce soir... J'ai une telle envie de vomir !

Il escamote la cigarette sans rechigner. Il a compris : à sa manière, Souad vient de répondre à la question muette qu'il a formulée dans le square. Elle ne souhaite pas qu'il monte chez elle.

Pas ce soir...

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