La nuit

Ses larges épaules voûtées, sa démarche irrégulière devenue plus lente, pareille à celle d'un vieillard, Raphaël hante les rues de Toulouse depuis deux heures, cherchant en vain à combler cette solitude qui lui a vidé le corps et l'esprit.

Les événements de la journée, englués désormais dans une poisse écœurante, s'insinuent dans sa chair comme un venin.

Après le départ de Gwen, tel un ours prisonnier, il a tourné en rond dans l'appartement, se heurtant aux meubles et aux murs qu'il a frappés de ses énormes poings, à s'en blesser les phalanges.

Il a même essayé de se mettre au travail. Reprendre cet essai qu'il ne parvient pas à conclure, Pour un temps quantique. Stupide tentative, si représentative de sa personnalité ! Voici donc son véritable et unique univers : ses recherches... Là où son puissant cerveau ne se concentre plus que sur un point précis hors du temps, hors du monde réel... Là où il oublie tout, lâche et égoïste comme il l'a toujours été. Lâche vis-à-vis de Claudia, de leur fille, de Gwen, de ses collègues et de lui-même !

C'est pourquoi il marche maintenant sans but précis, en claudiquant légèrement, les mains dans les poches, écœuré par ce monstre égotique qu'il est devenu au fil des années.

Certes, il est un physicien célèbre, l'un des plus brillants, si l'on considère la somme de ses diplômes et récompenses, la quantité de ses publications et articles faisant autorité à travers le monde. Sans compter les innombrables conférences données dans les cercles scientifiques les plus prestigieux où, de sa voix chaude, grave et posée, il décrit des univers aux frontières du possible. Juste à la lisière de la science et du rêve. Là où l'on fait figure soit de génie, soit de charlatan !

Cependant, à y regarder de près, que reste-t-il de ce tableau brossé à gros traits ? Quelques trouvailles... Rien que cela. De brèves lueurs vite éteintes par des fiascos répétés.

Soudain épuisé, il s'assied sur un banc au bord de la Garonne. Tout son corps est fourbu, douloureux. Les muscles de ses cuisses, pourtant habitués à l'effort, ne sont que crampes et courbatures.

Désabusé, il regarde la ville animée qui s'offre, illuminée, à la vie nocturne. La vie...

La vision d'Estelle qui s'impose alors à lui est celle d'un cadavre béant sur une table d'autopsie... Un morceau de viande dont on a prélevé des échantillons de foie, d'intestin... On a extrait le contenu de son estomac... On a analysé cette ignoble mixture... On a taillé dans la chair, du cou au pubis. Estelle est grande ouverte. Et la scie circulaire, au bruit atroce, l'a scalpée pour faire apparaître le cerveau dans lequel nul microscope ne traquera les dernières images enregistrées.

Sa fille n'est plus qu'une chose immonde que des professionnels aux gestes protocolaires violent dans ses plus infimes parties. Dans le microcosme de son intimité...

Hypnotisé par ces pensées visqueuses, Raphaël n'a pas vu approcher un groupe de trois jeunes gens, deux garçons et une fille accompagnée d'un chien, qui le regardent à quelques mètres de distance.

Seule la jeune fille ose s'avancer après avoir tendu la laisse de son chien à l'un des deux garçons.

C'est sa voix douce et légèrement aigrelette qui extrait Raphaël de sa torpeur :

– Vous n'allez pas vous jeter dans la Garonne, hein ?

« Pourquoi me demande-t-elle cela ? »

– Non, bien sûr que non, balbutie-t-il en se rendant compte à cet instant qu'il pleure.

La jeune fille ne semble pas convaincue et accomplit deux nouveaux pas pour mettre un genou au sol devant lui. Raphaël la distingue difficilement au travers de ses larmes. Son visage juvénile, tout brouillé, est constellé de piercings : de petites taches argentées brillant à une narine, au menton, aux oreilles... Ses bras nus sont griffés de tatouages agressifs tissant des toiles d'araignée du coude au poignet.

« Une malheureuse punk à la dérive », pense Raphaël. Ou une gamine qui change de peau, la nuit, anonyme caméléon.

Elle lui sourit ; il la croyait laide et découvre qu'elle a du charme.

– Vous voulez parler ? demande-t-elle d'une voix étrangement douce.

Ses copains s'impatientent :

– Tu viens ? On n'a pas que ça à foutre, de nous occuper des clodos !

Elle ne leur répond pas. Elle continue de regarder ce gros ours qui s'est mis à sangloter de plus belle.

« Cette môme doit avoir l'âge d'Estelle. »

Elle s'assied à côté de lui, si près que leurs cuisses se touchent.

L'un des garçons l'appelle à nouveau.

– Merde, tu viens ? On va zoner dans le centre !

– Allez vous faire voir ! Je vous rejoindrai plus tard... Je sais où vous trouver. Gardez mon chien.

Les deux garçons s'éloignent.

Raphaël continue de pleurer un petit moment. Une main légère se pose sur son épaule, imposant progressivement sa présence, sa chaleur. Cessant de pleurer, il se tourne vers la fille.

– Allez rejoindre vos amis...

– Non ! répond-elle fermement en accentuant son sourire. Le malheur des autres m'intéresse...

Raphaël relève la tête, surpris d'entendre de tels propos.

– Mais vous êtes...

– Oui ! Punk ! Zonarde ! Traînarde ! Glandeuse ! En rupture avec la société ! C'est bien comme cela qu'on dit, non ? Je dors dehors, j'ai deux mecs, je zone, je fais la manche et vole, mais je ne suis pas pour autant une imbécile !

– Je vois ça, murmure Raphaël, désarçonné par cette inconnue surgie de la nuit comme une sombre fée.

– Ça vous étonnera peut-être, mais j'ai fait de sacrées études. De philosophie... Puis, un jour, vous voyez, j'ignore comment ça m'est venu, mais j'ai cru voir ma vie future se dérouler sous mes yeux... Pareille à un film défilant à toute vitesse. Je me suis mise à chialer, tant le scénario me semblait con, sans âme, sans aucun sens ! Vide à en crever... Et j'ai tout plaqué ! Mes crétins de parents, mon obèse de frère... Tout ! Vous, c'est sur votre vie passée que vous pleurez, n'est-ce pas ? Je présume qu'à votre âge le film doit plutôt passer au ralenti, non ?

Il acquiesce d'un hochement de tête. Ce qu'il veut répondre, ces quelques mots à prononcer, il les forme d'abord dans son esprit, se les répète plusieurs fois tant ils lui paraissent signifier l'impossible :

– Je viens de perdre ma fille...

L'inconnue ne bronche pas. Elle allume une cigarette.

– C'est injuste, reprend Raphaël. C'est moi qui aurais dû mourir à sa place, ç'aurait été dans l'ordre des choses.

De ses paupières jaillissent à nouveau quelques larmes qu'il essuie aussitôt d'un revers de main, en reniflant.

La jeune fille tire sur sa cigarette, silencieuse, le regard perdu au loin vers la ville qui brille de l'autre côté du fleuve.

– Il n'y a pas d'ordre des choses, lâche-t-elle enfin. Comment est-ce arrivé ?

– Dans une grotte, en montagne... Là-haut, vers Sainte-Engrâce.

– Qu'est-ce qui s'est passé ?

– On ne sait pas. On l'a retrouvée nue, en position fœtale, au centre d'un cercle formé de bougies et de pierres blanches... Elle paraissait endormie... Elle était morte depuis quelques heures déjà. La police enquête.

– Un truc de malade mental, dit-elle. Votre fille appartenait à une secte ?

– Non...

La gamine se lève et l'embrasse sur la joue. Un rapide et minuscule bécot d'oiseau.

– Je ne peux rien pour vous, je suis navrée..., dit-elle. Vous voyez, on a juste passé ensemble un moment que vous oublierez sans doute. Pas moi.

– Pourquoi ? s'étonne Raphaël.

– J'adore la nuit ; on y rencontre plein de gens comme vous. Je suis à ma manière une collectionneuse... Je vous ai scotché dans ma mémoire.

Sans un mot de plus, elle se dirige vers le pont et disparaît dans l'obscurité, semblable à un rêve qui s'efface. Un petit point rouge brillant dessine un arc de cercle pour s'éteindre au sol : la cigarette qu'elle vient de jeter.

« Pourquoi cette fille m'a-t-elle redonné courage ? » se demande Raphaël en quittant la berge pour reprendre l'escalier du remblai.

Maintenant, il sait dans quelle direction marcher. Oui, marcher de son pas asymétrique, à l'image de sa personnalité. Il ignore les taxis qui sillonnent la ville. Il marche, martelant rageusement ses souvenirs, piétinant ce bonheur qu'il a foutu en l'air en allongeant tant de filles dans son lit, ne parvenant même plus aujourd'hui à les dénombrer... Juste pour se prouver qu'il était encore jeune, désirable. Pour contempler sa propre image dans le miroir de leurs regards. L'admiration ! L'adulation pour lui, professeur Raphaël Sormand !

Cela avait duré jusqu'à ce qu'il rencontre Gwen et en tombe amoureux. Oui, il l'aimait, avec ses vingt-cinq ans de moins que lui ! Même si c'était l'une de ses chargées de TD ! Même si cela faisait jaser dans les couloirs de la faculté et parmi la bonne bourgeoisie toulousaine !

Cette fois, Claudia n'avait pas fermé les yeux. Passe encore qu'il l'humilie avec des gamines, compagnes d'une nuit, mais qu'il tombe amoureux, c'était la trahir mortellement !

Marcher. Vers la rue de Cugneaux...

Sa décision est prise : demander pardon à Claudia. Un pardon pour tout... Le drame qui les a frappés l'un et l'autre ne peut que les réunir. Le chagrin cautérisera les plaies, éloignera les humiliations, éteindra les ressentiments. Et puis, n'a-t-il pas jeté Gwen hors de chez lui ?

S'approchant de la maison – sa maison –, il éprouve une sorte de joie inattendue. Celle du repenti désireux de s'amender.

Il sonne à l'interphone et attend... Il consulte sa montre et constate qu'il est près de minuit. Il presse le bouton une seconde fois, plus longuement. Un grésillement et la voix de Claudia que le haut-parleur déforme à peine :

– Oui ?

– C'est moi, Raphaël... Claudia, laisse-moi entrer, je t'en prie !

– Raphaël ?

L'homme, confiant jusqu'à cet instant, redoute alors que la grille reste close. Mais elle s'ouvre enfin.

Il s'engage dans l'allée. La lumière extérieure du perron s'allume, la grosse porte en chêne s'ouvre, la silhouette de Claudia en robe de chambre apparaît en ombre chinoise.

Il gravit les quelques marches... Elle demeure dans l'encadrement, tenant encore l'un des deux battants de la porte, prête à le refermer violemment et lui barrant manifestement le passage. Tout en elle n'est qu'hostilité.

– Qu'est-ce que tu viens faire ici ? lui jette-t-elle d'un ton glacial. À une heure pareille ? Ta traînée t'a fichu dehors ?

– Je voulais te voir... Je me suis dit que nous devions parler de ce qui nous arrive... Tu comprends, Claudia ? Il s'agit de notre fille...

– Tu as mis tout ce temps-là à le comprendre ?

Il danse d'un pied sur l'autre, indécis, gauche, embarrassé comme il l'a si souvent été face à elle. Tellement intimidé.

Finalement, elle s'efface et le laisse entrer. Raphaël sent son cœur exploser dans sa poitrine. Il est chez lui ! Il titube, se ressaisit, s'assied sur le canapé. Claudia reste debout, lui faisant face, le dominant, les mains dans les poches de sa robe de chambre. Il regarde ses fines chevilles et se retient de pleurer.

– Tu as pu la voir ?

– Oui, dit-il simplement, taisant le cercle de pierres blanches et de bougies, ainsi que le motif rouge tracé dans le dos d'Estelle.

« Elle connaît évidemment tous les détails. »

Claudia étouffe le petit cri qui sort de sa gorge à son insu et murmure :

– Tu as eu cette chance ; tu l'as vue, toi !

Il se laisse aller contre le dossier du canapé. Il se détend malgré lui.

– À quoi rimait le cérémonial qui l'entourait ? demande-t-elle.

– Nous l'ignorons. La police enquête.

– Je sais. Martin Servaz est passé avec un collègue. Ils ont fouillé sa chambre.

– Ils t'ont dit quelque chose ?

– Tu as déjà vu un policier livrer aussi rapidement ses hypothèses ?

« Non ! Bien sûr ! songe-t-il. Surtout Martin, vrai taiseux de nature. »

Il se redresse soudain, regardant Claudia droit dans les yeux, l'appelant muettement. Puis, après un long moment :

– J'ai conscience du mal que je t'ai fait endurer, chérie. J'ai rompu avec Gwen. Ne veux-tu pas que nous portions ensemble notre deuil ?

Raphaël ne s'attendait pas à la voir esquisser un tel sourire de mépris. « Il est devenu si banal, pense la femme. Si pathétique ! Ce n'est plus qu'un vieil homme qui a creusé lui-même sa propre tombe. Et, là encore, la solitude l'effraie. Il m'appelle chérie après m'avoir bafouée. »

– Imaginais-tu réellement qu'en venant ici je t'ouvrirais les bras, Raphaël ? Tu n'es plus rien pour moi. Excepté le père de ma fille.

– C'est déjà beaucoup, ânonne-t-il, larmoyant. N'est-ce pas ce qui peut nous réunir ? Je suis là...

– Qu'en ai-je à faire, que tu sois là ? Étais-tu là, ce matin, quand Martin est venu ? Étais-tu là, pendant que j'errais de pièce en pièce ? Étais-tu là, quand Estelle et moi avions besoin de toi ? Où étais-tu ? Avec ta petite salope de Gwen !

Raphaël s'effondre. Ses larges épaules s'affaissent, son menton tombe sur sa poitrine. Il capitule.

– Je n'aurais pas dû venir, marmonne-t-il en se levant. Pardonne-moi !

Claudia n'esquisse pas un geste pour le retenir.

– Bonsoir ! lâche Raphaël d'une voix éteinte.

Elle ne répond pas.

Une fois dehors, le silence et la fraîcheur de la nuit le saisissent. Il sait qu'il va reprendre son errance à travers la ville jusqu'au petit matin. Puis, quand l'aube poindra, il regagnera son bureau, se mettra à son ordinateur et reviendra à son traité Pour un temps quantique...

Seul. Face à ce rêve pourtant si proche. Cette théorie inimaginable qu'il a néanmoins effleurée.

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