L'aveu Martin

Cédric Tissier n'a fait que prononcer « Estelle » dans l'ambulance qui l'a conduit aux Sorbiers. « Estelle... », sans arrêt, entre deux sanglots. Arrivé à la clinique, Martin a sauté de l'ambulance et commandé un taxi qui l'a ramené au commissariat général où il a retrouvé Seignolles, Souad étant déjà partie pour l'université Paul-Sabatier.

Le gendarme remarque d'emblée que le Parisien arbore sa tête des mauvais jours ! Depuis qu'il collabore avec lui, il a eu le temps de déchiffrer la gamme entière de ses expressions. Et celle-ci, lèvres pincées, sourcils froncés, front barré de deux rides, signifie la contrariété.

Martin se dirige droit vers le tableau de liège où sont punaisés les photographies des protagonistes connus de l'affaire, les notes, les graphiques... Il pose l'index sur le portrait de Cédric Tissier.

– Voici un témoin qui pourrait bien devenir un suspect ! dit-il tout bas, presque pour lui-même.

– J'ai appris que vous l'aviez accompagné à la clinique.

– J'en reviens, oui. J'ai fait chou blanc ! Il nous faudra attendre qu'il sorte du brouillard pour l'interroger.

Mais Seignolles n'a pas l'intention de s'attarder sur le cas de Cédric. C'est le cas Martin qui l'intéresse, ce matin. Et de prouver qu'un gendarme est tout aussi bon enquêteur qu'un commandant de son acabit !

Il se lance :

– Un prof et deux élèves qui se rendent dans une grotte en montagne, cela ne vous évoque rien, Martin ?

Martin se retourne brusquement et dévisage Seignolles, comprenant immédiatement que ce dernier est parvenu à nouer les fille de son histoire. « Cela devait arriver ! Le type est malin et a dû enquêter dans son coin... »

– Je suis désolé, poursuit Seignolles en ouvrant son carnet et en le feuilletant pour arriver à la page où il a noté tout ce qu'il a collecté sur Martin. J'ai plongé dans nos archives et suis tombé sur quelques articles de journaux édifiants qui devraient vous rafraîchir la mémoire... Je lis : Le professeur Sormand placé en examen pour négligence et mise en danger de la vie d'autrui... Deux étudiants de l'université Paul-Sabatier, Martin Servaz et Alexandra Extebarra, victimes d'un éboulement... La jeune fille dans un état grave...

Martin est pris de crampes à l'estomac. Il n'a toujours rien avalé et a déjà trop fumé... Et Seignolles lui jette son passé au visage en quelques phrases qui lui font aussi mal que des pierres !

– Cette Alexandra Extebarra, poursuit le gendarme, ne serait-ce pas la femme du cimetière, en fauteuil roulant ? Celle dont vous gardez la photographie sur une coupure de presse, dans votre portefeuille ?

Martin masque sa confusion derrière un sourire qui se veut admiratif. « Bravo, mon gars, tu feras du chemin. Que me reste-t-il maintenant comme option, sinon de tout déballer ? »

– C'est vrai, avoue-t-il. À l'époque, Sormand choisissait quelques-uns de ses étudiants qu'il réunissait en un petit cénacle... Nous étions une poignée à avoir été convertis ; car il s'agissait bien de croire à la théorie qu'il développait. Il nous avait convaincus qu'un deuxième monde jouxtait le nôtre... Un univers parallèle !

– Tiens donc !

– Ne vous moquez pas, Luc. Vous n'imaginez pas le nombre de physiciens qui sont persuadés de l'existence d'un ou d'une multitude d'univers ! Les travaux de Sormand reposaient sur ceux d'illustres prédécesseurs. Il aurait pu s'en tenir là, se contenter de ses équations ; il s'est malheureusement mis en tête que ce deuxième monde était accessible...

– Je crois deviner, dit Seignolles. La transe ? La drogue ?

– Pire ! L'expérience de la mort imminente, Luc ! Sormand croyait que cet univers qu'il nommait l'Empyrée se situait aux frontières mêmes de la mort et que le sujet, mis en condition adéquate par l'absorption de psychotropes, dont le peyotl, subissait une décorporation. L'esprit quittait son enveloppe charnelle et, dans un espace hors du temps, abordait cet univers mitoyen...

– Ce dingue vous plaçait volontairement dans le coma ? s'exclame Seignolles. Il jouait avec votre vie ? Comme n'importe quel chaman d'Amazonie qui soigne les malades avec des fumigations et qui en tue plus qu'il n'en guérit !

– Vous avez raison jusqu'à un certain point, poursuit Martin. Il se glissait un brin de magie dans ce délire... Mais nous étions jeunes, Alexandra et moi ; cette magie, justement, nous attirait. Et Sormand en a profité.

– Comment ?

– L'amour, Luc ! Sormand avait vu que nous nous aimions et nous a proposé de tenter l'expérience ensemble... en nous unissant !

– Merde, le fou !

– Un fou génial, soupire Martin. Il disait que nous parviendrions tous deux, en un seul et unique esprit, à franchir la frontière scindant les deux mondes, si nous nous accouplions... Nous atteindrions l'Empyrée dans un orgasme, sur l'infime frange qui sépare la vie de la mort !

Seignolles referme son carnet et le pose sur son bureau. Il demeure un long moment pensif, le visage rembruni. Presque affligé. Puis il se décide :

– Et vous avez accepté ? Avec les risques que cette expérience présentait ?

– Je vous l'ai dit, Luc... Nous étions jeunes et amoureux. Sormand est terriblement persuasif, vous savez ! De plus, il était notre idole ; nous dévorions ses cours, ses conférences, et lisions toutes ses thèses.

– Un gourou, en quelque sorte ! D'où la suspicion où vous le tenez aujourd'hui... Vous pensez qu'il a renouvelé l'expérience et mis la vie de sa propre fille en danger, n'est-ce pas ?

– Je connais bien Sormand ; c'est un manipulateur, reprend Martin avec plus d'assurance. Il se damnerait pour découvrir son deuxième monde !

– J'apporterais une légère nuance : il ne tente pas lui-même l'expérience. Il se sert de cobayes !

– Car c'est lui qui était chargé de nous ramener à la vie, Alexandra et moi. Il avait emporté avec lui le matériel nécessaire.

– Le brave homme ! raille Seignolles. Monsieur conduit des gamins pas loin du point de non-retour et les réanime pour qu'ils lui fassent un joli rapport bien précis sur le fait de savoir si les anges ont un sexe ou pas ! N'empêche, cela ne nous suffit pas, dans l'état actuel de notre enquête, à avancer qu'il est responsable de la mort de sa fille. Même s'il a fait cette connerie il y a dix-sept ans ! Dommage...

– Je suis d'accord avec vous ! reconnaît Martin. Je ne suis pas convaincu qu'il soit directement coupable. Quelqu'un a pu répéter l'expérience à partir de ses théories. Car ce qui m'a alerté, lors de la visite de la grotte, c'est justement tous ces détails qui différaient avec le souvenir que j'avais conservé de notre aventure. Rappelez-vous, je vous en ai fait part.

– Je m'en souviens, en effet.

Martin n'y tient plus ; il se rend à l'une des trois fenêtres qu'il ouvre en grand, et allume une cigarette. Il aspire profondément une grosse goulée de fumée qui lui poivre aussitôt la gorge. Il aime tant ce passage furtif de la mort qu'il accueille dans ses poumons, la faisant venir pas à pas...

Il apprécie que Seignolles, en gardant le silence, n'interrompe pas ce fugitif instant de sérénité qui l'apaise. Ainsi ses pensées se libèrent de leurs liens. Avoir avoué à son collègue ce qui s'est déroulé autrefois dans la grotte sombre et humide l'a soulagé. Il aurait dû néanmoins lui préciser que l'éboulement s'était produit à un moment bien particulier...

Il réalise qu'il n'en a jamais parlé à personne, depuis... Personne !

Sa cigarette achevée, il se retourne vers le gendarme qui a gardé les yeux rivés sur son carnet. Et il lui demande :

– Vous avez peut-être en tête l'idée de me faire dessaisir du dossier parce qu'il y aurait conflit d'intérêt entre des événements de ma vie passée et l'affaire d'aujourd'hui ?

– Je suis juriste de formation... Évidemment que j'y ai pensé. Un simple mot de ma part pourrait vous mettre sur la touche.

– Et... ?

– Vous voyez, j'ai refermé mon carnet... Ce que je sais de vous y dormira ! Souad n'apprendra rien, et si personne d'autre que moi ne vous relie à l'expérience qu'a réalisée le professeur Sormand il y a dix-sept ans, nous poursuivrons l'enquête ensemble. Vous pouvez même vous révéler être un atout supplémentaire.

– Je vous remercie, Luc, dit-il en revenant vers le tableau d'informations. Dans ce cas, reprenons le travail... Et préparons la perquisition que nous devons mener chez Sormand... Si ce vieux salopard a trempé dans la mort d'Estelle, je vous jure que je me ferai un plaisir de lui passer moi-même les menottes !

– Vengeance personnelle ?

– Vengeance pour Alexandra et moi...

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