Raphaël

Raphaël Sormand doit s'y reprendre à plusieurs fois pour garer sa voiture dans laquelle il demeure un long moment, les mains crispées sur le volant, avant de se décider à descendre et de claquer rageusement la portière derrière lui.

Il est au bord de l'évanouissement.

Aussi se hâte-t-il de gravir les quelques marches qui mènent à l'entrée de l'immeuble. S'il perd connaissance, que ce soit au moins dans son studio, à l'abri de tous !

S'évanouir ou mourir... Disparaître du monde ! Épuisé, il s'arrête devant la cage de l'ascenseur et appuie sur le bouton d'appel qui se met à clignoter. Cette courte halte lui permet de reprendre un peu le contrôle de lui-même, de revenir à cette réalité qui lui échappe depuis qu'il a vu Estelle, allongée, nue, sur le sol terreux de la grotte. Sur le coup, la violence du choc a été telle qu'il n'a pas pleuré. Il n'a pas vraiment compris.

À moitié aveuglé par la lumière des projecteurs, il s'est contenté de rester hébété devant le cadavre, incrédule, fixant ce corps inerte comme s'il se fût agi d'une inconnue. L'idée stupide que cette scène aurait pu être celle du tournage d'un film lui a même traversé l'esprit. Puis, doucement, à force de regarder cette petite morte, celle-ci est redevenue lentement sa fille. Très progressivement. Pareille à une photographie se révélant...

Et il a remarqué le motif tracé grossièrement en rouge dans son dos. Cela la rendait obscène.

Sa fille aimée, pour laquelle il aurait donné sa vie sans hésiter, était là, lovée sur elle-même, plus fragile qu'à sa naissance... Estelle pour laquelle il envisageait une belle carrière dans l'enseignement... Le seul être au monde qu'il fût parvenu à préserver de son égoïsme.

Estelle qu'il a chérie dès le premier instant. Dès qu'il eut coupé le cordon ombilical pour la prendre dans ses bras et l'emporter dans la salle des premiers traitements. Contrairement à beaucoup de bébés, elle n'avait pas crié d'emblée.

Aussitôt dans la nursery, il avait tenu à la nettoyer lui-même des miasmes qui recouvraient son corps menu, encore tout froissé, puis il l'avait emmaillotée avant de la présenter à Claudia qui se reposait dans sa chambre...

Comme l'ascenseur arrive, il y entre machinalement, reprenant le cours de ses pensées.

De ce jour il s'était occupé de sa fille autant qu'il était possible, l'assistant dans ses devoirs d'écolière, puis d'étudiante, tissant entre eux, au fil des années, une complicité telle qu'ils en devinrent confidents l'un de l'autre. Au cours d'interminables conversations, le soir dans sa chambre, Estelle lui avait conté ses flirts, sa crainte lorsqu'elle avait eu son premier rapport sexuel, ses inquiétudes de jeune fille qui s'engagerait un jour dans la vie active et se marierait. Lui l'écoutait, la rassurant, chassant ses appréhensions, balayant ses hantises, écartant ses anxiétés, se servant de son talent de persuasion, de sa voix chaude et grave qui a toujours su envoûter ses interlocuteurs. Cette voix hypnotique dont il a tant usée.

De son côté, il en était venu à lui confier ses angoisses de chercheur, l'associant à ses travaux qui la passionnaient manifestement. Parfois, quand il s'abandonnait encore davantage, il lui arrivait de parler de ses difficultés à vivre en couple avec Claudia, ne lui cachant pas qu'il avait des maîtresses. Estelle ne l'avait jamais jugé, lui recommandant seulement de ne pas faire souffrir sa mère. Cette dernière ne méritait pas, malgré tous ses défauts, qu'on la blesse...

Estelle aimait-elle un peu Claudia ? La trop forte présence de son père n'avait-elle pas éloigné la fille de sa mère ? Sormand se demandait maintenant s'il ne s'était pas conduit en vampire. S'il ne s'était d'ailleurs pas toujours comporté ainsi. N'a-t-il pas dévoré Estelle, après avoir englouti Claudia ? N'est-il pas un ogre qui consomme les femmes, corps et âme ?

L'ascenseur s'arrête au troisième étage. Sormand reste un moment immobile, soudain angoissé à la pensée de se retrouver seul dans son studio, avec ce trop-plein de souvenirs qui lui déchirent déjà l'esprit. Ne ferait-il pas mieux de rejoindre Claudia, à qui il a appris le décès de leur fille par un simple coup de téléphone ? De se précipiter et de la serrer dans ses bras ? De lui dire qu'ensemble ils seraient plus forts pour affronter cette épreuve ? Que...

À quoi bon ? Cela fait une éternité qu'il n'existe plus le moindre sentiment entre eux deux !

Il pousse la porte de l'ascenseur et s'avance dans le couloir, mi-marchant mi-titubant. Non, il n'a plus guère que la force de se jeter sur son lit et de pleurer tout son soûl...

Tournant la clé dans la serrure, il est surpris de constater que celle-ci n'est pas fermée à double tour, comme il a pris l'habitude de le faire. Une boule de colère lui monte dans la gorge, à l'en étouffer, quand il comprend soudain que Gwen est là !

Il ouvre. Elle est allongée sur le lit, nue, souriante, attendant visiblement qu'il vienne lui faire l'amour. Mais, découvrant le visage ravagé de Raphaël, elle se redresse vivement et saisit instinctivement une chemise pour dissimuler ses seins et son pubis, en un geste ridicule et dérisoire.

– Qu'est-ce qu'il t'arrive ? demande-t-elle de sa voix de gamine qu'elle mime à outrance.

Sans répondre, Raphaël ôte sa veste et s'affale dans le fauteuil, derrière son bureau.

– Fous le camp, Gwen !

La jeune femme devine qu'il s'est produit une catastrophe. Mais quoi ? Désireuse de le réconforter, elle vient s'asseoir sur les genoux de son amant qui la repousse brutalement.

– Je t'ai dit de foutre le camp ! s'écrie-t-il. Je ne veux plus te revoir ici ! Tu comprends ?

Elle se relève, indécise sur la conduite à tenir, et insiste.

– Fournis-moi au moins une explication ! Tu as rencontré quelqu'un d'autre ? C'est ça ? Tu as jeté tes filets et en as pêché une nouvelle ?

Raphaël ne s'attendait pas à une telle réaction. Il relève la tête et la dévisage froidement. Le cœur vide, d'un coup. « Comment ai-je pu aimer une sotte pareille ? » songe-t-il.

Soudain, mû par une colère irrépressible, il bondit de sa chaise et la gifle si fort qu'elle s'effondre sur le sol où elle reste étendue quelques secondes à suffoquer, recherchant douloureusement sa respiration. Puis, petit animal paniqué, elle se redresse et saute se réfugier derrière le lit, attrapant frénétiquement ses vêtements qui y sont étalés en désordre.

– Tu es complètement dingue ! hurle-t-elle en enfilant tant bien que mal son jean, ses seins dansant au rythme nerveux de ses gestes.

Raphaël doit se contenir... Il se retient d'enjamber le lit pour venir la frapper de nouveau. La battre à lui briser les os ! Il y a tant de haine en lui qui ne demande qu'à exploser ! Et qu'il reporte injustement sur Gwen qui ne peut évidemment pas savoir... Gwen vivante, alors que sa fille gît, nue, dans une grotte, cet abominable signe de sang peint dans son dos. Estelle exposée aux regards des enquêteurs et que l'on va examiner, explorer, disséquer... Dont on découvrira le visage souriant sur une banale photographie, dans la presse et au journal télévisé. Anonyme victime qu'on oubliera, sitôt vue.

Il serre les poings, fait passer le poids de son corps épais d'un pied sur l'autre, tel un ours prêt à charger.

– Tire-toi ! Et vite ! gronde-t-il sourdement.

– Oui ! Oui ! répète la jeune femme d'une voix basse, essayant de tempérer la colère de Raphaël. Je suis dehors dans deux minutes... Mais tu pourrais au moins avoir la correction de me dire ce qui te met dans un tel état !

– Estelle est morte ! s'écrie alors Raphaël dans un accès de désespoir. Ma fille est morte, tu m'entends ? ! Ton élève ! Tu comprends, maintenant ? Tu comprends que cela n'a rien à voir avec une autre femme ?

Il tente de lui décrire le macabre spectacle qu'il a vu dans la grotte... Ses mots se bousculent ; il balbutie, bredouille. Confus, il évoque le cercle de pierres blanches avec leurs bougies, le tatouage rouge, sa fille recroquevillée... Là-haut, près de Sainte-Engrâce...

Mais il s'arrête ; ses jambes le lâchent ; il tombe à genoux, les mains crispées sur son ventre, près de vomir. Un spasme le foudroie et il se met à pleurer comme un gosse en poussant de petits cris plaintifs.

Gwen est d'abord interloquée. Elle n'aurait jamais pu imaginer voir un jour le professeur Raphaël Sormand pleurer aux pieds d'une femme... Puis elle réalise qu'il vient de lui apprendre la mort d'Estelle.

Estelle... Morte... Ces deux mots se concrétisent maintenant, au point de figer son cerveau, de lui pétrifier le corps. Tétanisée, les bras ballants, elle reste plantée devant Raphaël qui ne cesse d'émettre de courts sanglots entrecoupés de hoquets grotesques. « Un homme qui pleure est vraiment très laid », pense-t-elle. Et celui-là, grand et massif, cassé de tristesse, est à la fois laid et ridicule... Il attend certainement qu'elle lui parle, qu'elle pose une main dans sa chevelure grise et drue, lui caresse le visage, ayant déjà probablement oublié qu'il l'a frappée deux minutes plus tôt. Il s'imagine que son deuil le place de plein droit au centre du monde.

« Cette petite salope d'Estelle est morte ! » Elle ne versera aucune larme. Pourquoi le ferait-elle pour cette gosse, alors que ses yeux sont restés secs à la mort de ses père et mère ?

Elle est ainsi faite, distanciée, froide, imperméable au chagrin. Elle analyse la peine de manière clinique. Elle a reçu en plein cœur la mort d'Estelle, comme une décharge électrique. Juste un coup violent qui a rompu quelque chose de mécanique en elle. Le heurt passé, l'événement intégré, elle s'est réinsérée dans la réalité sans que cette attitude altère en rien ce qu'elle éprouvait jusque-là pour la jeune fille.

– Comment est-elle morte ? se décide-t-elle à demander.

– Je l'ignore... Elle ne porte aucune trace de blessure.

Quelques minutes s'écoulent dans un silence pesant, ponctué par les râles de Raphaël qui pleure maintenant sans larmes. Ce n'est plus qu'une succession de brefs sanglots ravalés.

– Veux-tu que je fasse du café ? propose Gwen.

Raphaël se redresse légèrement et regarde la jeune femme, les yeux vitreux, hagards.

– Fiche le camp ! lui lance-t-il. Je ne veux rien ! Surtout pas de ta présence ! Fiche le camp d'ici ! Sors de ma vie ! Je ne t'aime plus !

Gwen enfile sa veste et empoigne son sac qu'elle passe en bandoulière.

– Tiens ! dit-elle en jetant le double de la clé du studio sur le lit. Je me tire, ne t'inquiète pas ! Mais sache que s'il y a une personne qui t'a aimé dans ta fichue vie, une seule, c'est moi ! Et tu ne l'as même pas compris ! Tu es bien trop égoïste pour ça ! Bien trop certain de ton génie ! N'oublie donc pas de pleurer sur toi aussi ! Car tu dois garder à l'esprit que si ta fille est morte, c'est en grande partie de ta faute ! Tu ne peux pas ignorer que tu es la cause de son décès.

Sur ces mots, elle claque la porte et, négligeant l'ascenseur, dévale les escaliers. Elle ne commence à se sentir mieux que lorsqu'elle est installée au volant de sa Mini Cooper. Elle allume une cigarette. « Bon Dieu, se demande-t-elle, qu'a-t-il pu arriver entre le moment où j'ai vu Estelle, hier en fin d'après-midi, et ce matin ? »

Mais Gwen se considère déjà comme responsable du trépas de la gamine... Oui, elle est, elle, à l'origine du drame...

Le claquement de la porte a fait sursauter Raphaël. Il se relève péniblement pour s'asseoir sur le bord du lit, groggy. Il se sent tellement las, vide, inconsistant. Et vieux, maintenant ! Il demeure ainsi de longues minutes, le regard fixe, ressassant les derniers propos de Gwen qui l'ont cinglé comme un coup de fouet. Cela ne l'étonne pas : elle a toujours su trouver les mots qui blessent... Jouter oralement contre elle a toujours été un combat perdu d'avance.

Il se lève. Son regard tombe alors sur la photo d'Estelle qu'il conserve dans un sous-verre, sur son bureau. Ses yeux s'embuent et le brûlent à nouveau. Pris d'une rage subite, il attrape le cadre et le projette violemment sur le sol où il se brise en une multitude d'échardes translucides. La photo de la jeune fille, libérée, flotte dans l'espace un instant qui paraît immensément long.

Le silence. Un silence insupportable pour Raphaël. Celui de la solitude qu'il ne supporte pas.

D'un pas hésitant, il se rend dans la cuisine pour se préparer un café filtre. Oui, c'est vrai, il n'a jamais pu se faire à la solitude. Aussi loin qu'il s'en souvienne, cela a été sa source d'angoisse. D'où, sans doute, toutes ces femmes qui ont jalonné sa vie, les soi-disant amis dont il s'est entouré au fil des ans, ses errances dans les bars pour se retrouver au milieu d'une foule anonyme. Cependant, il doit admettre qu'il s'est trompé de bout en bout. Ses amis n'en sont pas, les femmes le quittent, la foule lui est indifférente...

Le café est passé ; il s'en sert une tasse, la pose sur la table et s'assied sur un tabouret. Des gestes machinaux, lourds et lents. La pendule murale, qui marque midi, égrène les minutes avec une régularité exaspérante. Il veut boire une gorgée et se brûle. Il repose la tasse. Toujours lent, comme se mouvant déjà dans un autre monde. « Un monde sans Estelle... », se répète-t-il. Curieusement, la vague de souffrance qui l'a brisé a légèrement reflué. Son esprit, son cœur, son corps commencent à s'accoutumer à l'évidence... Il est bien trop égocentrique pour ignorer que la vie recouvrera peu à peu ses droits. Lui, il est vivant.

Vivant avec cette angoisse qui le reprend au ventre. Il ne pourra pas rester seul dans ce studio le reste de la journée. Ni surtout cette nuit.

Il doit trouver de la compagnie...

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