Entre Aberfeldy et magret

– Décidément, vous connaissez toutes les bonnes adresses de Toulouse ! s'exclame Martin, prenant place entre Luc et Souad à la terrasse du restaurant Au Pois Gourmand.

– La vue sur la Garonne est remarquable, souligne Seignolles. C'est un peu pour ça que je viens ici. Et pour le magret de canard !

Il est à peine neuf heures. La soirée a adouci une journée alourdie par une trop forte chaleur. Martin avait espéré en vain que craque un bon gros orage comme il les aime.

C'est lui qui avait eu l'idée de procéder à leur débriefing dans un bon restaurant, trouvant l'atmosphère du QG de plus en plus oppressante. Il y avait passé trop d'heures d'angoisse en compagnie de Seignolles et Bornand à attendre le foutu bip de Souad !

Ils ont commandé des apéritifs. Martin a choisi un Aberfeldy, agréablement surpris de le découvrir sur la carte, ne pouvant s'empêcher, au passage, de dispenser un petit cours à ses hôtes au sujet de cet extraordinaire single malt des Midlands, distillé avec la plus pure des eaux de source de la planète ! Seignolles s'est contenté d'un Martini, et Souad, sacrifiant à la mode, a demandé un Mojito.

La conversation grippe, patine, peine à s'installer. Tous trois accusent la fatigue causée par les récents événements et demeurent de longues minutes dans une atonie qu'érode progressivement l'alcool d'une seconde tournée.

Voyant Luc sortir une fine cigarette blonde d'un étui en argent, Souad, décidée à briser la glace, dit :

– Tu fumes, Luc ?

– Occasionnellement.

– C'est un étui à cigarettes de gonzesse, ça, non ?

Martin, jugeant la remarque déplacée, s'apprête à intervenir pour arrondir les angles quand Luc, éclatant de rire, réagit aussitôt :

– Allons, Souad... Ne fais pas comme si tu ignorais que je suis homo ! Je peux même jurer que tu en as fait part à Martin, n'est-ce pas ?

Martin, sur lequel se retourne Seignolles, arque ses sourcils, l'œil en point d'interrogation, cherche les mots qui conviendraient à ce genre de réponse tout en plongeant le nez dans son single malt...

– C'est exact, se décide-t-il enfin. Souad a fait... disons, une allusion !

– Eh bien ! lance Seignolles en ouvrant grand les bras, au risque de gifler le client d'une table voisine. Eh bien, maintenant, tout est clair ! Vous voyez là un problème, commandant ?

Martin sourit. « Ce qu'il y a de bien, avec le whisky, c'est son effet euphorisant immédiat ! » Et il répond :

– Absolument pas. Je suis même étonné que votre sexualité devienne un sujet de conversation. Nous sommes au xxie siècle, bon Dieu ! À l'heure du Pacs et des mariages entre homosexuels dans certains pays où homos et lesbiennes peuvent même élever des enfants adoptifs...

– N'empêche, dit Souad à l'adresse du gendarme, voilà pourquoi je t'aime bien. Au moins, avec toi, on peut parler ! Tu es toujours à l'écoute des autres. Surtout des femmes... Il n'y a pas chez toi ce côté macho que certains hommes affichent ostensiblement pour s'imposer... Tu sais, le style « gros bras », toujours un peu artificiel !

– Serais-je visé ? glisse Martin en faisant danser l'or de son whisky dans son verre.

– Toi... heu, vous ! Martin ! Ah non ! Pas le moins du monde, commandant ! C'est un vrai plaisir de dialoguer avec vous ! Vous êtes tellement attentif, précautionneux, vigilant, tout yeux, tout oreilles... D'ailleurs, quand je me lève, le matin, je me dis tout de suite : tiens, chouette ! après ma journée de fac, je vais passer une soirée au QG avec ce commandant si jovial et primesautier que c'en est un régal d'avance !

Seignolles rentre la tête dans les épaules comme pour se protéger d'une averse imminente. Mais c'est au contraire un rire inconnu, franc et enfantin qui illumine le visage du Parisien. Et celui-ci fait tinter son verre contre celui de Souad en disant :

– Tout mon portrait ! Souad, tu es la plus perspicace des psychologues !

Seignolles a noté que le commandant venait de tutoyer la petite. Il a vu aussi un éclair traverser le regard de celle-ci. « Une petite flamme de désir ! »

– Bon ! fait Souad en reposant son deuxième verre, qu'elle vient de vider jusqu'à en lécher le bord. L'accumulation de l'acide d'hier soir, des calmants de cette nuit puis de ces deux Mojito me fait un drôle d'effet... Il serait peut-être raisonnable de commencer notre débriefing, chef... Je ne réponds plus de rien après un verre de vin supplémentaire.

– Cela me semble en effet plus prudent, confirme Luc.

Ils marquent cependant un temps pour passer leur commande au garçon que Seignolles, en habitué du lieu, appelle par son prénom. Le gendarme vante à nouveau le magret de canard avec tant de talent que tous le choisissent pour suivre une fricassée de girolles. Le tout sera arrosé d'un Château Pavie Macquin.

Une fois le garçon reparti, Martin, se tournant vers Seignolles, demande :

– Eh bien, Luc ! À vous ! Ces perquisitions, qu'ont-elles donné ?

– Chou blanc sur toute la ligne ! Chez Gwen, c'était nickel... Une vraie maniaque du ménage, cette femme-là ! Ça sentait l'eau de javel et la lessive Saint-Marc à plein nez ; elle avait manifestement passé l'aspirateur au point d'en raser les brins de la moquette... Pour ce qui concerne la chimie, on n'a trouvé que deux malheureux tubes d'aspirine, des tablettes de somnifères, des cachets de magnésium et des flacons de parfum ! Pas de quoi se droguer ! Les techniciens ont cependant effectué quelques prélèvements : peluches, poils et cheveux, ainsi que des résidus au fond de la poubelle de la cuisine... Quant à l'église, elle avait été aussi nettoyée méthodiquement. Tout juste avons-nous ramassé deux bougies et quelques bricoles, mais qui ne serviront guère à confondre Gwen et son fan-club !

– Et ma voiture ? s'enquiert Souad.

– Tu as bien fait de prendre deux Mojito... Ils vont t'aider à supporter le choc : on l'a retrouvée dans un fossé à quelques kilomètres de Clairac. Plus en très bon état, désolé.

– La garce ! Pétasse de Gwen !

Martin pose une main sur l'avant-bras de la jeune femme. Un geste d'apaisement auquel Seignolles attribue une autre signification. Une marque de tendresse, plutôt.

Laissant sa main sur l'avant-bras de Souad, Martin demande :

– Et toi ? L'interrogatoire de Gwen ?

« Il en oublie de la vouvoyer ! » pense Seignolles.

– Ne me prenez pas pour une novice, commandant ! Je sais pertinemment que vous avez tout vu et tout entendu derrière la vitre sans tain ! Au départ, j'en ai été un peu gênée... J'avais le sentiment de passer un examen !

– C'était le cas. J'en profite pour te dire que tu t'en es bien tirée, même si le résultat est décevant. Miss Leroy est le genre de femme qu'on n'accouche qu'aux forceps !

– Tout juste, commandant ! C'est pourquoi je propose qu'on mette plutôt le paquet sur Florent. Ce n'est qu'un gamin qu'on devrait pouvoir retourner facilement !

– Tu as raison... Mais, auparavant, je souhaiterais que nous allions rendre visite à Sormand, Luc et moi. Ce que Gwen nous a appris sur les documents qui auraient permis d'établir le protocole du Cercle mérite qu'on vérifie auprès de lui. Je ne parviens plus à deviner qui ment ou qui dit la vérité, dans cette affaire. J'ai la désagréable sensation que nous sommes manipulés tous les trois... Mais par qui ? Barrot ? Legendre ? Sormand ? Gwen ?

L'arrivée de la fricassée de girolles interrompt un instant la conversation, ou du moins lui imprime-t-elle une orientation plus prosaïque. Seignolles se révèle être un savant cordon-bleu, expliquant que les girolles ne doivent pas être lavées avant leur préparation, juste brossées délicatement et essuyées ! On les jette dans un mélange d'huile et de beurre frémissant pour les dorer en les faisant sauter à plusieurs reprises dans la poêle. Ce n'est que lorsqu'elles sont quasiment cuites – mais encore tendres – qu'on les assaisonne de sel et de poivre, d'ail concassé et de persil grossièrement haché. Certains ajoutent un mince filet de vinaigre de Xérès...

Souad est restée manifestement lointaine, voire boudeuse tout au long de l'exposé culinaire. Martin, qui l'a remarqué, s'en inquiète :

– Fatiguée ?

– Non, je me demandais seulement si vous ne m'aviez pas mise sur la touche. Vous avez dit que Luc et vous iriez voir Sormand... Et moi, en attendant, je me tourne les pouces ? Vous me ménagez, commandant ?

– Mais non ! Je préfère que tu participes à l'analyse des éléments qu'a collectés Luc lors de ses perquisitions. Tu étais dans l'église... peut-être qu'un détail te sautera aux yeux ?

– Soit ! répond Souad en essayant de masquer sa déception derrière un demi-sourire et en attaquant ses champignons.

Seignolles emplit les verres d'une généreuse rasade de Château Pavie Macquin.

– Portons un toast ! lance-t-il en levant le sien, imité aussitôt par ses deux collègues. Que chacun prononce un vœu ! En ce qui me concerne, je souhaite que notre enquête soit bouclée avant la fin du mois... À vous, commandant.

Martin réfléchit quelques secondes et dit :

– Qu'il soit coupable ou non, que Raphaël Sormand soit mis hors d'état de nuire et qu'on lui interdise de gaver le cerveau de ses étudiants avec son deuxième monde à la con !

C'est au tour de Souad. Cette dernière se tourne vers Martin pour dire :

– Que l'ange gardien inconnu qui m'a veillée cette nuit dans ma chambre d'hôpital revienne à chaque fois que j'aurai un gros malheur ! Il y aura toujours une chaise près de mon lit...

Seignolles observe Martin. Les yeux Martin, où vient de se loger une petite étincelle. Imperceptible à qui ne serait pas attentif. Mais lui, Seignolles, sait déceler l'émotion chez les hommes.

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