Les deux ennemis

Un taxi dépose Raphaël au Mercure Saint-Georges.

Le professeur pousse un soupir de soulagement. Bientôt il se sentira enfin libre... Il n'a eu aucune peine à convaincre le responsable de nuit du commissariat auquel il a présenté sa carte d'identité et qui a pris son discours au sérieux. L'officier a appelé le commandant Servaz pour l'informer que le professeur Sormand souhaitait lui parler de toute urgence.

Raphaël trouve Martin qui l'attend, assis dans le hall désert de l'hôtel.

– Grâce à Dieu, tu as accepté de me recevoir ! dit le savant en s'affalant dans un fauteuil et en étendant ses grandes jambes dont il se met à frotter les cuisses pour en chasser les crampes.

Martin s'étonne de sa tenue vestimentaire : un affublement cocasse de teenager qui souligne l'impression de fatigue que dégage cet homme vieilli aux traits lourds, au regard inquiet où vit cependant cette étincelle d'intelligence que seule la mort pourra éteindre.

– Qu'est-ce qui t'arrive pour débouler ici dans cet accoutrement ? Tu aurais pu me téléphoner...

– Impossible ! Je suis sur écoutes... Toutes mes lignes, même mon portable ! J'ai dû fuir de mon immeuble en passant par les toits... Des types surveillent toutes les issues !

Martin se penche légèrement. « Enfin, se dit-il, Raphaël retourne sa veste ! »

– La DGSE ? demande-t-il avec un petit sourire carnassier, se pourléchant à l'avance de l'os à ronger que lui tend son interlocuteur.

– Pas forcément... Il n'y a pas que la DGSE en cause, dans cette histoire.

– Que s'est-il passé ce soir, Raphaël ?

Sormand livre le récit des événements récents : la découverte de Legendre l'attendant dans son appartement, les menaces proférées à l'encontre de Claudia, sa virée rocambolesque sur les toits...

Lorsqu'il en a terminé, Martin émet un sifflement admiratif.

– Mince, tu joues au voltigeur nocturne, à ton âge ! Tu m'épates. Plus sérieusement : dis-moi tout ce que tu sais sur Legendre...

– On en aurait pour la nuit ! Je te passe les détails sur la façon dont je l'ai rencontré. À cette époque, nous nous sommes liés d'amitié ; du moins le croyais-je. En réalité, il me manipulait déjà, on l'avait chargé de m'approcher après avoir pris connaissance de mes travaux... Ces derniers intéressaient le gouvernement. Legendre est à l'origine de l'affaire des disparus, Martin ! Il en est l'ordonnateur, le maître d'œuvre ! Il a exercé des pressions sur Barrot et consorts pour préserver le secret, ne reculant pas devant la liquidation de témoins gênants. Quant à la mort du professeur Vals, de Virgile Dupré, de Marie Mongeot, ne cherche pas d'autre responsable que lui. Ce type appartient à une société secrète et...

– La Loge Muette ? le coupe Martin.

– Tu es remonté jusqu'à elle ? Bon sang, tu es un sacré flic !

– Je me suis même demandé si tu ne faisais pas partie de cette confrérie de dingues.

Raphaël se raidit sur son siège et frappe les accoudoirs de ses deux poings.

– Certainement pas ! Legendre, il y a une douzaine d'années, m'a proposé de me coopter, mais j'ai refusé. Il imaginait sans doute que mon initiation dans cette coterie me ligoterait davantage. Il me tenait déjà suffisamment sans que je lui offre matière à me posséder tout entier.

– Qu'il ait éliminé Vals et Dupré, je le comprends, mais pourquoi s'être débarrassé de l'infirmière d'Alexandra ?

Raphaël s'apprête à répondre, mais se retient. Comment expliquer à Martin que c'est par sa faute qu'Alexandra Extebarra a été exfiltrée par Legendre ? Comment lui avouer que l'expérience réalisée dix-sept ans plus tôt avec Alexandra et lui, Martin, avait fait l'objet d'un rapport particulièrement précis remis à Legendre ?

Sormand doit détourner la conversation pour en arriver à l'essentiel.

– Je l'ignore, ment-il en mettant le plus de conviction possible dans sa voix. Ce qui importe, c'est ce que Legendre et sa clique se préparent à tenter dès demain...

– Avant que tu ne m'en apprennes davantage, Raphaël, j'aimerais savoir à quoi je dois ton revirement.

– Je te l'ai dit : Claudia est menacée... Et je pense aussi que le moment est venu pour moi de renoncer définitivement à ma quête ! Je reste persuadé que le deuxième monde n'est pas une chimère ; je considère cependant que trop d'horreurs et de crimes ont été perpétrés dans le but de l'atteindre. Surtout parce qu'un vieil ami, le seul qui me reste, m'a dit que j'avais ouvert la porte au diable...

Martin se lève et invite Raphaël à le suivre en lui tendant la main pour l'aider à soulever sa lourde carcasse.

Leurs deux mains se joignent, se serrent. Après dix-sept ans sans avoir jamais plus été unies.

– Faisons quelques pas au-dehors, propose Martin. J'ai besoin de fumer...

Ils sortent de l'hôtel et marchent un instant en silence, épaule contre épaule, Raphaël lançant à sa manière sa jambe droite loin en avant pour ramener la gauche en la traînant, souvenir d'une chute en montagne.

– Que doivent-ils tenter, demain ? demande enfin Martin après avoir allumé une cigarette et inhalé une longue goulée de fumée poivrée.

– Ils ont l'intention de projeter l'esprit du neveu du juge Barrot dans le deuxième monde !

– Ah ! fait simplement Martin comme s'il apprenait une banalité.

Encore quelques pas en silence dans la nuit tiède. Le souffle douloureux de Sormand. La cigarette Martin qui se consume entre ses lèvres... Deux ennemis ou deux anciens amis déambulant sans but dans Toulouse.

– Tu as bien fait de me prévenir, Raphaël. Tu as raison : il est temps que cette folie cesse. Certains rêves ne doivent jamais être accomplis... Où comptent-ils réaliser cette expérience ?

– À la centrale de Buzet ; ils ont besoin d'une source d'énergie importante. Je t'ai envoyé un DVD pour te mettre sur la voie...

– C'était toi... Buzet, bien sûr !

Martin hausse les épaules, se souvenant des propos qu'ils avaient échangés, le jeudi précédent, Seignolles et lui, alors qu'ils venaient de découvrir la porte grillagée que Vals avait certainement utilisée pour pénétrer en secret dans la centrale. Le hasard ou le destin...

– Nous avons perquisitionné la centrale, dit Martin. Nous suivions déjà une piste qui nous a conduits au groupe Domani... Tu barbotes dans une eau vraiment polluée, mon pauvre Raphaël ! Un monde occulte qui s'est servi de ton cerveau génial et l'a pressé comme une orange bien mûre. Et toi, pour satisfaire ton orgueil, si ce n'est pour l'argent, tu as donné tout ton jus à ces salauds !

– Tu vas donc m'arrêter : je suis en partie responsable de cette série de catastrophes...

– Responsable, oui, naturellement. Mais victime aussi... Tu es pour l'instant plus utile dehors que derrière les barreaux. Il est évident que tu participeras à cette expérience, n'est-ce pas ?

– En effet ; c'est pourquoi Legendre me fait surveiller.

– Eh bien, tu rempliras ton rôle comme si de rien n'était. Nous agirons de l'extérieur dès que possible. À quelle heure comptent-ils commettre leur monstruosité ?

– À midi. Toute la foutue coterie sera là. Si tu lances tes filets, Martin, tu ramèneras une sacrée pêche !

– De bons gros poissons d'eaux troubles ! Je te jure de les pincer tous. Tu vas m'indiquer le lieu d'où le malheureux Oscar Barrot doit prendre son envol, et je file préparer notre intervention...

Raphaël s'arrête soudain. Posant l'une de ses grosses pattes sur l'épaule Martin, il s'inquiète :

– Je vais te donner toutes les informations nécessaires. Mais comment vais-je regagner mon studio sans alerter les cerbères qui font le pied de grue dans ma rue ? Sortir de l'immeuble voisin était une chose : il m'a suffi de presser un bouton pour ouvrir la porte... Y rentrer est impossible : je ne dispose pas du code d'accès !

Martin sourit.

– Toi, non. Par contre, il me suffit d'un coup de fil pour obtenir un passe. Je suis le commandant Servaz, tout de même !

Raphaël s'avise de ce qu'il a laissé sa main posée sur l'épaule Martin ; il la retire, l'air gêné. Martin ne trahit aucune réaction. Il se souvient cependant que ce geste lui était familier, autrefois. « Tellement paternaliste... »

Les deux hommes reviennent sur leurs pas.

Au bout d'un certain temps, Martin annonce :

– Je vais même te raccompagner ; je veux m'assurer que tu refais sans encombre ton petit numéro de monte-en-l'air.

– Merci, souffle Sormand. Merci, Martin.

– Tu me remercies de quoi ?

– De ce bon coup de pied au diable pour le renvoyer chez lui !

– Il est trop tard, regrette Martin à voix basse. Tu n'aurais jamais dû te vendre à lui. Non, remercie-moi simplement de faire le ménage et de nettoyer toute la merde que tu as laissée derrière toi au cours de ta vie. Remercie-moi de protéger Claudia, de rendre justice à Estelle, d'empêcher que des fous se comportent en tortionnaires envers des cobayes humains... Remercie-moi de ne pas t'avoir tué il y a dix-sept ans !

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