La sorcière

Mercredi, sept heures trente.

En pénétrant dans le QG, Souad est déçue de ne pas y trouver Martin. De ne pas sentir l'odeur de son premier café, celle de ses cigarettes. De ne pas le voir assis à son bureau à éplucher les derniers rapports, à comparer ses fiches, à prendre des notes... Levant la tête à son arrivée et lui adressant l'un de ses sourires qui la touchent tant, puis venant lui déposer un discret bécot sur les lèvres.

Souad doit le reconnaître : elle est tombée amoureuse de lui. Non pas le jour où ils se sont embrassés dans un commun élan. Pas réellement ce jour-là. Juste un peu avant, sans qu'elle l'admette ou en ait pris vraiment conscience.

Leur baiser est seulement venu parapher un sentiment qui couvait, ouvrant les portes du possible... Depuis lors, l'un et l'autre agissent pourtant comme s'il ne s'était rien passé, évitant d'évoquer leur étreinte. Aussi Souad se demande-t-elle avec inquiétude si ce qu'elle éprouve pour lui est réciproque. Si l'autre femme, Alexandra Extebarra, ne demeure pas, dans le cœur de Martin, comme un souvenir indélébile, une icône sanctifiée par la mémoire.

Il suffirait que Souad ose lui parler... Lui dire qu'elle se moque de leur différence d'âge, qu'elle l'aimera tel qu'il est, avec ses secrets, ses silences, son mal de vivre. Qu'ils n'ont nul besoin de rêver d'un foyer, d'une ribambelle d'enfants. Que leur amour ne se vivra qu'au présent...

Oui, c'est à elle de faire le premier pas ; lui, il ne se le permettra pas. Homme de devoir, pétri de principes, il a sans doute fait de son âge une frontière dressée entre elle et lui. Et il se considère certainement comme un voyageur de passage venu exécuter une mission avant de repartir vers sa solitude, l'alcool et le tabac, et de se suicider à petit feu.

Souad lui dira qu'elle l'aime. Elle l'aime ainsi, dans sa tristesse taciturne. Elle ne tentera pas de transformer sa personnalité, mais s'en accommodera. Elle sera joyeuse et forte pour deux. Leur amour durera ce qu'il doit durer... À Toulouse ou à Paris, peu importe.

Un coup timide à la porte interrompt le cours de ses pensées. Le fille du divisionnaire Bornand entrouvre et passe la tête pour dire :

– Le courrier, lieutenant.

– Eh bien, entrez et posez-le sur mon bureau.

Rougissant, le jeune homme se hâte de livrer le paquet, s'en débarrassant comme s'il lui brûlait les doigts.

– Il faudra vous y faire..., lâche Souad.

– À quoi, lieutenant ?

– Au fait que la police comportera de plus en plus d'éléments féminins dans ses rangs !

De rouge clair, le fille Bornand devient cramoisi. Le visage en feu, il exécute un rapide salut et traverse le bureau en trois enjambées d'échalas pour disparaître.

Souad repère d'emblée dans le courrier l'enveloppe envoyée par le laboratoire auquel elle a confié, la veille, l'analyse de l'onguent qu'Alexandra a subtilisé à Marie Mongeot.

Elle déchire l'enveloppe pour en extraire un feuillet qu'elle parcourt de son œil de spécialiste, bientôt atterrée par ce qu'elle y découvre.

« Quel cocktail ! Des mycotoxines par dizaines... Aflatoxines, ochratoxines... Alcaloïdes à foison... Phycotoxines paralysantes avec leur cortège d'acides domoïques... Superbes poisons en provenance d'algues toxiques ! Cette garce de bonne femme est une véritable sorcière ! C'est elle qui paralyse Alexandra ! »

Elle se précipite sur son portable pour appeler Martin, quand celui-ci fait irruption dans le bureau en compagnie de Seignolles.

– Tu as oublié..., lui lance Luc. On avait prévu de prendre notre petit-déjeuner ensemble au troquet !

– Mince, c'est vrai !

Elle croise le regard Martin. Elle aimerait tant qu'il puisse lire dans ses yeux toutes les pensées qu'elle a eues à son propos. Il lui sourit et s'approche d'elle pour lui picorer brièvement les lèvres. En tendre copain. Ou comme ferait un père aimant.

– J'attendais le courrier, s'excuse-t-elle, j'étais impatiente de recevoir les analyses du labo...

– Tu parles de la fameuse pommade miracle de la reine mère qui chaperonne le docteur Extebarra ? demande Martin se rendant à l'une des fenêtres pour fumer.

– Le mot miracle n'est pas très approprié pour désigner le baume de cette salope !

– Pardon ? s'exclame Martin. Pourquoi la traites-tu de salope ?

– Tu connais d'autres noms pour parler d'une harpie qui utilise une mixture destinée à ankyloser les muscles de sa patiente de manière à lui interdire tout mouvement ?

Martin quitte la fenêtre et bondit jusqu'au bureau de Souad pour s'emparer du rapport d'analyses. Même dépourvu de tout bagage scientifique, il constate que chaque terme employé désigne un poison.

Seignolles a allumé son ordinateur.

– Comment s'appelle cette chipie, déjà ? demande-t-il.

– Marie Mongeot, lui répond Souad.

– Voyons un peu son pedigree en croisant les fichiers de la police et de la gendarmerie...

Souad ressent un pincement au cœur en voyant la pâleur de Martin, ses mâchoires serrées, les deux rides qui barrent son front... La jeune femme devine que son esprit est tout entier dirigé vers Alexandra. Et qu'il la plaint.

– Mais pourquoi, bon Dieu ? gromelle-t-il entre ses dents. Quel intérêt cette femme avait-elle d'agir de la sorte ?

– Pure cruauté ? risque Souad.

– Non... C'est forcément plus complexe. Elle devait y trouver un intérêt quelconque. On ne maintient pas une personne paralysée durant dix-sept ans par simple méchanceté...

– Le docteur Extebarra a émis l'hypothèse d'une pathologie particulière : une volonté de domination, le désir de régir sa famille d'adoption... Peut-être que cette femme ne peut exister qu'en se rendant indispensable. Elle aura mis en place les conditions pour qu'Alexandra et sa fille ne puissent plus se passer d'elle.

– Une variante du bourreau qui se fait aimer de sa victime !

– Martin, suggère Souad à voix basse, il suffit d'aller l'arrêter et de l'interroger...

À cet instant, Seignolles relève le nez de son ordinateur.

– On peut toujours pincer cette sorcière, mais ce ne sera pas Marie Mongeot !

Martin et Souad se retournent d'un même mouvement vers lui.

Sans attendre leur question, le gendarme leur annonce :

– Marie Mongeot est morte il y a dix-sept ans dans un accident de voiture ! Brûlée vive...

Martin fonce sur la porte qu'il ouvre si brutalement qu'elle frappe le mur à s'en dégonder.

Souad et Seignolles lui emboîtent le pas.

Une quinzaine de minutes plus tard, ils se garent à une trentaine de mètres de la maison d'Alexandra pour ne pas alerter Marie au cas où cette dernière se tiendrait à l'une des fenêtres.

– Toi, Luc, tu passes par-derrière ; cette garce pourrait tenter de fuir.

– Et je l'assomme, si elle résiste ? propose le gendarme en riant.

– Tu pourras la tabasser si tu veux, mais tu lui laisses suffisamment de forces pour supporter un interrogatoire.

Souad et Martin marchent côte à côte en silence jusqu'à la maison d'Alexandra. À un moment donné, leurs mains se frôlent. Une fraction de seconde, comme une décharge électrique.

La jeune femme se sent le cœur lourd, devenu trop gros dans sa poitrine. Encombrant par ce qu'il contient d'amour. Cet amour qu'elle doit maintenant révéler.

Quelques mètres encore... Quelques petits mètres qui ne lui laisseront pas le temps d'articuler ce « Je t'aime, Martin ! » qui lui brûle les lèvres. Et qui paraîtrait si incongru dans cette situation. Cependant nécessaire avant qu'il ne retrouve Alexandra une nouvelle fois.

C'est Martin qui sonne. Alexandra vient leur ouvrir au bout d'une minute.

– Tu aurais dû me prévenir, Martin !

Il se penche sur elle et l'embrasse sur le front, ce que note Souad pour se rassurer.

Très bas, presque à l'oreille, Martin souffle à Alexandra :

– Souad a reçu les résultats de l'analyse de l'onguent... Marie te trompe depuis le début !

Alexandra devient livide et porte une main à sa poitrine. Souad se précipite.

– Docteur, vous vous sentez mal ?

– Oui... Bien sûr... Pouvez-vous pousser mon fauteuil, je vous prie ? Conduisez-moi dans le salon... Martin, tu aurais la gentillesse d'aller me chercher un verre d'eau dans la cuisine ?

Souad a saisi les poignées du siège roulant. Martin se précipite à la cuisine, ouvre le réfrigérateur, attrape une bouteille de Vittel et en emplit un verre récupéré sur l'évier.

Quand il gagne le salon, il trouve Souad agenouillée auprès d'Alexandra à qui elle tapote gentiment les mains.

Tout en lui tendant le verre d'eau, Martin demande à Alexandra :

– Où est Marie ?

– Ce matin, je me suis réveillée tard. J'avais la tête lourde, comme si j'avais pris des somnifères. J'ai alors constaté que Marie était absente, ce qui est inhabituel. En faisant le tour de la maison, j'ai remarqué qu'elle avait emporté certaines de ses affaires... Mais le plus troublant est que toutes les plantes de la serre ont disparu ! Je ne peux malheureusement pas monter à l'étage ; l'un d'entre vous pourrait-il le faire pour vérifier si elle n'est pas dans sa chambre ? C'est celle au fond du couloir...

– Je m'en charge, dit Souad.

– Et Margot ? s'enquiert Martin.

– Il a dû partir au lycée ; il avait un examen.

Souad réapparaît bientôt.

– Personne ! La chambre est vide... Et je me suis permis de visiter les autres pièces. Cette bonne femme a pris la fuite !

Martin se rend à une fenêtre pour héler Seignolles.

Une fois son malaise dissipé, Alexandra invite les trois enquêteurs à la suivre dans la cuisine, insistant pour leur préparer du café.

– Tout d'abord, dit Martin, il faut que tu saches que Marie Mongeot n'existe pas. Ta « Marie » a usurpé le nom d'une femme décédée dans un accident de voiture... Cette inconnue t'a joué la comédie au long de toutes ces années, te contraignant à te déplacer dans un fauteuil après t'avoir persuadée que tu étais infirme. Tu a vécu en compagnie d'un vampire, Alexandra ! Quelqu'un qui t'a volé une partie de ta vie...

Martin poursuit en évoquant le rapport d'analyses ; mais Alexandra ne l'écoute plus. La voix du commandant s'est assourdie pour devenir un murmure indistinct, tandis qu'elle revoit Marie ouvrir la porte de sa chambre, à la maternité où elle venait de mettre Margot au monde...

Marie entrant telle une madone, un sourire angélique illuminant sa face toute ronde et rose. Marie lui annonçant : « Nous avons mis au point dans cet établissement un protocole de traitement phytothérapique de réparation motrice... Nous proposons à certains patients d'en bénéficier, évidemment avec leur consentement... »

Comment aurait-elle pu refuser ? Cette femme à la voix douce et persuasive incarnait son salut.

Elles avaient longuement parlé, Alexandra allongée, ses jambes mortes raidies sous les draps, Marie assise au bord du lit.

Marie était ensuite ressortie. Elle était restée un instant plantée derrière la porte ; Alexandra discernait sa silhouette massive au travers du verre cathédrale. Elle parlait à un homme qui venait de la rejoindre. Sans doute un médecin. Un petit homme qui écoutait plutôt qu'il ne parlait. Et qui secouait parfois la tête de droite et de gauche, pris d'un tic irrépressible...

La voix Martin s'impose à nouveau, éloignant ce souvenir :

– De retour au commissariat, nous lancerons un avis de recherche et ferons diffuser son signalement dans les aéroports, les gares, les stations-service...

À quoi tout cela pourra-t-il servir ? se demand'Alexandra. Une intuition lui dit maintenant que cette « Marie » n'existe déjà plus. Elle éprouve un pressentiment morbide qui se présente en fait comme une certitude.

« Qu'était venue chercher chez moi cette intruse ? »

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