Conversation avec une vipère

De retour au QG avec Gwen menottée, Martin et Seignolles sont surpris de trouver Souad qui les attend dans la salle, une tasse de café à la main.

– Déjà sur pied ? s'étonne Martin.

– Oui, déjà, commandant ! Je suis redescendue... Un peu fatiguée, l'estomac à l'envers, des courbatures dans tout le corps, mais l'esprit presque clair !

– C'est bien ! réplique Martin en faisant asseoir Gwen devant son bureau.

Seignolles paraît moins enthousiaste.

– Tu aurais pu prendre une journée de plus ; l'administration te l'aurait accordée sans problème, après ce que tu as subi !

– T'inquiète ! lui lance Souad. Je ne suis pas faite en cristal de Bohême !

Puis, se tournant vers Martin :

– Au fait, commandant, j'ai fait un rêve surprenant parmi tous ceux que la drogue me balançait dans le cerveau...

– Ah ? fait Martin.

– J'ai cru ouvrir les yeux en pleine nuit... et vous voir assis sur une chaise dans ma chambre d'hôpital, tout près de mon lit !

– C'est en effet curieux, se contente de remarquer Martin qui vient prendre place en face de Gwen, avant d'ajouter : Puisque vous êtes remise, lieutenant, je crois juste de vous laisser interroger la prévenue. Qu'en pensez-vous ?

– Je m'en réjouis à l'avance !

– Dans ce cas, vous aurez même droit à la salle d'interrogatoire...

– Merci de votre attention.

– Elle est à vous, lieutenant !

Souad saisit Gwen par le bras et l'oblige à se lever.

– Allez, professeur ! Debout ! On a beaucoup de choses à se dire.

Tandis que les deux femmes sortent, Seignolles s'approche Martin :

– C'est de la folie ! Souad n'a aucune formation pour mener ce type d'interrogatoire !

– C'est vrai, répond Martin tout en classant distraitement des documents, mais, outre le fait que c'est aussi une manière de la former, je considère que c'est une compensation pour le préjudice qu'elle a essuyé hier. Le plaisir d'être investie d'une nouvelle responsabilité effacera son traumatisme !

Seignolles hausse les épaules, puis saisit le trousseau de clés de la voiture posé sur le bureau.

– Psychologue avec ça ! ironise-t-il. Bon ! Moi, je vais perquisitionner le studio de la chargée de TD et me rendre ensuite aux ruines de Clairac. J'ai regardé la carte, cette église est au diable vauvert !

Martin se lève à son tour.

– Bon courage ! J'espère que les techniciens parviendront à glaner quelques indices. De mon côté, je file voir comment la petite s'en sort !

Ils se séparent dans le couloir, Martin gagnant la salle d'interrogatoire, Seignolles l'escalier.

Martin fait quelques pas jusqu'à la vitre sans tain qui permet d'observer ce qui se passe dans la salle où l'on cuisine les gardés à vue. Les deux femmes sont en train de s'installer de part et d'autre de la table. L'interrogatoire n'a donc pas encore commencé et il s'en réjouit ; il ne veut rien manquer, quoiqu'il n'attende pas de révélations de la part de Gwen. Trop intelligente, trop fine pour parler ! Une vipère !

Il se doute qu'elle serpentera entre les questions de Souad, distillant son venin entre deux mensonges. Mais il veut surtout analyser la manière dont Souad va s'y prendre.

Celle-ci libère Gwen de ses menottes, puis vient se rasseoir, trouvant étonnant de se retrouver face à cette femme qui a souhaité sa mort quelques heures plus tôt. Cette situation l'impressionne ; elle n'en laisse rien paraître. Du moins s'en persuade-t-elle, car Gwen ne cesse de l'observer, un mince sourire moqueur aux lèvres.

« Elle n'est pas dupe ; elle a conscience que je suis inexpérimentée et joue la prof, même dans cette pièce ! »

Souad n'ignore pas que Martin a dû se poster derrière le large miroir sans tain, en spectateur attentif.

Cette salle nue que ne meublent qu'une table et trois chaises, éclairée par une simple barre de néon diffusant une lumière crue, grésillant par intermittences, cette pièce sans âme est une scène de théâtre où Souad va devoir tenir son premier grand rôle de lieutenant de police.

Les deux femmes s'affrontent du regard. Souad devine qu'à ce jeu-là elle sera perdante. Gwen ne cille pas, ne baisse pas les yeux. Une force étrange semble l'habiter, la rendre inaccessible, extérieure aux événements.

Pour éviter de prolonger ce duel silencieux, Souad se lance :

– Ça m'a plu de redevenir étudiante, tu sais. J'en tire une intéressante expérience et je dois t'avouer que j'aimais bien tes TD. Tu es brillante, comme prof, il n'y a pas à dire ! Et comme étudiante, qu'est-ce que je valais ?

Gwen ne répond pas. Son sourire se déforme pour se faire méprisant, provocateur. Cette gamine l'amuse. « Elle se force tant à être une grande fille que c'en est touchant... et pitoyable ! »

– Je t'admire, c'est vrai ! S'imposer comme tu l'as fait dans un milieu d'hommes, je sais ce que c'est !

Gwen éclate de rire aussitôt. Sa voix de verre lance un long trille qu'achève un roucoulement enroué.

– Bon, arrête avec tes salades ! Tu me prends pour une cruche, ou quoi ? Le coup du flic gentil qui sera suivi du flic méchant... Même dans les films, les scénaristes n'osent plus le placer, tellement le procédé est éculé ! Tu n'as rien de tangible contre moi... Je veux sortir et consulter mon avocat !

Se penchant légèrement en avant et baissant la voix, Souad rétorque :

– Tu n'as peut-être vu que des navets. Dans les bons films, durant la garde à vue, on peut te refuser un avocat ! Et tu ne sortiras de ce commissariat que lorsque tu nous auras apporté la preuve de ton innocence...

– De quoi suis-je suspectée ?

– De trafic de drogue, incitation à la débauche, tentative d'enlèvement et d'assassinat, dissimulation de preuves... et j'en passe !

– Tiens, tiens ! Rien que cela !

– Commençons par le début, reprend Souad. Écoute ce que je suis parvenue à déduire : Cédric, embringué dans ta secte d'illuminés – le Cercle –, décide de faire partager ses connaissances à Estelle dont le père, Raphaël Sormand, est à l'origine de vos élucubrations. La gamine rêve d'entrer dans ton groupe. De s'y faire initier et de porter le fameux petit tatouage dans le cou ! Cédric vient te trouver pour que tu le fournisses en peyotl et il embarque sa copine dans la grotte de Sainte-Engrâce. Là, après avoir installé un décorum ésotérique de pacotille, les deux jeunes se shootent. Mais Cédric désire aller plus loin que les voyages que tu lui offres dans l'église de Clairac. Il assaisonne Estelle avec une dose trop forte ; elle n'a certainement jamais absorbé une telle quantité de dope ! Elle tombe dans le coma ; Cédric, qui est déjà stone, panique et la regarde mourir, impuissant. Il prend la fuite et erre dans la montagne comme un damné... Pour atterrir place du Capitole dans un état psychologique délabré qui lui laissera probablement des séquelles à vie.

C'est avec une moue de dédain que Gwen dit :

– C'est donc ça qu'on vous apprend, dans vos écoles de police ? Inventer de gentils fabliaux ? C'est charmant, mais totalement inefficace ! Moi, je te propose plutôt de regarder ce dont tu disposes pour m'inculper. Je te suggère par exemple de me mettre en examen pour avoir allumé de l'encens pendant que tu buvais de la bière et avalais ton buvard ! Ou, si tu veux, d'avoir couché avec mon supérieur hiérarchique ! D'avoir oublié de retenir les bas instincts de Florent... Je me doute que nous trouverons là quelques faits délictueux, mais tu avoueras qu'ils ne conduisent pas à perpète !

– Sans doute, poursuit Souad ; néanmoins, tu en écoperas déjà au minimum pour cinq ans ferme ! Et un sacré accroc dans ta jeune carrière...

– Peu importe ! dit Gwen calmement, prenant son temps avant d'ajouter : Cependant, si je dois tomber, je n'ai pas l'intention d'être la seule à payer ! D'autres sont coupables, mais évidemment intouchables !

– Qu'est-ce que tu veux dire ?

– Crois-tu donc que le Cercle ait pu inventer ça tout seul ? Tout était dans les notes que Raphaël Sormand m'a données.

Souad la dévisage, tentant de démêler la part du vrai et du faux. Cette dénonciation n'est-elle pas seulement une manière de revanche ? « Ne se venge-t-elle pas de Sormand qui l'a plaquée, comme Florent me l'a appris ? »

– Je pensais que tu avais pillé les travaux de Sormand à son insu, objecte Souad.

– Tu es d'une naïveté, Souad !

– Les notes évoquaient aussi les drogues, le peyotl en particulier ?

– Bien sûr ! Et nous n'avons fait que suivre le processus décrit par Sormand ! Un protocole qu'il a expérimenté il y a une quinzaine d'années... Où crois-tu que j'aie déniché le traité de Robert Sicard ?

– Et ces documents, où pouvons-nous les trouver ?

– Sans doute dans l'ordinateur de Sormand... Sauf, évidemment, s'il les a détruits pour se protéger ! Sauf si quelqu'un de haut placé a fauché son ordinateur !

– À qui fais-tu allusion ?

– Je ne sais pas, répond Gwen en souriant. La police doit être au courant, non ?

– Tu sous-entends qu'une instance gouvernementale surveillerait de très près les recherches du professeur Sormand et nous mettrait des bâtons dans les roues ?

– Renseigne-toi auprès de tes supérieurs, s'esclaffe Gwen. J'ai le sentiment que l'affaire te dépasse, ma petite Souad... Comme elle dépasse ce flic qui est venu m'arrêter ! Vous donnez tous l'impression d'être des mômes en culottes courtes qui veulent jouer dans la cour des grands ! Mais tu peux toujours essayer de me poser d'autres questions, je n'ajouterai rien...

– Sûr ? demande Souad.

– Sûr ! réplique froidement Gwen.


Tandis que Souad repasse les menottes à Gwen, Martin s'éclipse. « Souad n'est pas parvenue à tirer grand-chose de Gwen, pourtant elle a su la mettre suffisamment sous pression pour l'inciter à réfléchir dans sa cellule jusqu'à ce que je la reprenne en main à ma manière, quand je disposerai de nouveaux éléments à charge. Et je compte beaucoup sur les résultats des diverses perquisitions que Luc est en train de mener... »

Martin, comme cela lui arrive de plus en plus souvent, est pris d'une impulsion subite et décide de quitter le commissariat pour aller se promener en ville : marcher, se laisser distraire par l'animation de la rue, s'arrêter à une terrasse de café, y boire un verre en fumant cigarette sur cigarette...

À quoi bon rester à attendre au bureau ? Il dira plus tard à Souad tout le bien qu'il a pensé de son interrogatoire face à cette vipère de Gwen. Pour l'heure, il préfère ne pas se trouver seul avec la jeune femme qui ne manquera pas de revenir sur sa présence dans sa chambre d'hôpital, cette nuit.

Que lui répondre ? Il ne sait plus ce qu'être amoureux signifie. Amoureux ? Il l'a toujours été d'un souvenir... Sa façon de refuser le présent.

Mais Alexandra est revenue se loger dans ce présent... Puis Souad !

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