Les Neuf

La dernière maison d'une rue exiguë... Sa façade médiévale : colombages et assemblage de pierres, ses fenêtres élancées, étroites, garnies de vitraux noircis, son linteau où figure le nombre 1225, inscrit dans un cercle surmonté de deux courtes barres parallèles verticales...

À l'heure convenue, l'heure où le Silence s'impose à la Terre et au Ciel, les neuf membres de la Loge Muette ont pris place autour de la table ronde en chêne, aussi noire qu'un miroir absorbant la nuit. Les visages restent dans l'ombre ; les rares bougies, dans leurs niches, ne révèlent que de vagues traits : une pommette, l'arête d'un nez, une lueur sur un front...

Puis, selon un rituel établi depuis des siècles, une voix demande :

– Qu'en est-il ?

– Il en a été ainsi, il en est ainsi et en sera toujours ainsi ! scandent en chœur les huit autres.

S'installe un long silence permettant à chacun de méditer avant que la première voix ne déclare :

– Sœurs et Frères, comme je vous le confiais au cours de notre dernière assemblée, l'ordre est en danger ! Il l'est encore davantage aujourd'hui si nous ne prenons garde, si nous ne nous méfions pas suffisamment de certains acteurs de l'enquête portant sur la mort d'Estelle Sormand-Maincourt. Veiller à ce qui se passe sur chacun de nos flancs est indispensable, mais nous devons aussi recueillir le maximum de renseignements nécessaires à la mise en œuvre de notre protection. Aucune indication, fût-elle minime, sur l'orientation de l'enquête menée par la police, ses progrès et ses conclusions, ne doit nous échapper...

La voix s'est tue, mourant dans un nouvel et dense silence qui ne dissimule pourtant pas la tension qui s'est emparée de l'assistance. Une minute s'écoule ainsi dans la fraîcheur des murs gorgés d'humidité, la sépulcrale odeur de terre à laquelle se mêle celle qu'exhale en se consumant la cire des bougies.

La voix reprend :

– Je vous le répète, Sœurs et Frères. Nous sommes les Neuf et notre place est au Centre... Nous sommes au cœur de la Vérité que nous devons préserver à tout jamais. Notre mission est d'interdire à quiconque n'est pas élu, à quiconque n'a pas été choisi par nous d'approcher du Centre.

Après un temps, une deuxième voix résonne sous la voûte romane.

– Ne conviendrait-il pas de feindre de nous montrer plus coopératifs avec certains enquêteurs, voire certains praticiens ? Cela afin d'endormir leur méfiance et de les conduire sur des chemins détournés, moins dangereux pour notre loge... ?

La première voix répond :

– Sœurs et Frères, il est temps de prononcer des noms. Car ces noms sont porteurs de périls pour notre Respectable Collège. Le docteur Alexandra Extebarra est actuellement sous notre contrôle, bien que certaines défaillances se soient produites au cours de sa surveillance ; nous sommes en droit de nous méfier d'elle... Les faits et gestes du commandant Martin Servaz sont eux aussi observés ; malgré ses connaissances relatives aux sectes, il ignore notre existence ; il représente néanmoins une menace... Le gendarme Luc Seignolles ne deviendra dangereux que si Servaz parvient à atteindre le Centre... La plus nuisible est sans aucun doute le lieutenant Souad Boukhrane qui est perpétuellement filée ; c'est certainement la plus entreprenante... La chargée de TD, assistante du professeur Sormand, Gwen Leroy, est actuellement neutralisée...

– Dans ce cas, lance une troisième voix, le moment n'est-il pas venu d'envisager certains actes destinés à arrêter les investigations ou tout au moins à les retarder ? Cela nous permettrait de gagner du temps...

La parole circule alors, respectant l'immuable rituel qui ordonne les interventions. Une petite tape du plat de la main droite sur la table pour indiquer que l'on va s'exprimer. Ainsi rythmée, la conversation s'organise d'elle-même, phrase après phrase, comme on élève un mur brique après brique...

Neuf voix précédées de brefs clappements s'interpellent en une étrange chorale. Voix de femmes et d'hommes. Paroles d'ombres...

– Si l'on juge que le lieutenant Souad Boukhrane constitue un obstacle, votons son élimination ! Cousons-lui les lèvres !

– Ne conviendrait-il pas de supprimer par priorité les éléments qui ont cherché à imiter l'expérience du professeur Sormand ?

– Ce serait en effet une excellente initiative ! Ces éléments sont des facteurs de troubles... Ils risquent d'orienter l'enquête dans une direction qui rejoint la nôtre.

– Gwen Leroy est un cas sensible... Même si elle a dévoyé les connaissances du professeur Sormand, elle en a cependant beaucoup appris ; nous devons redouter qu'elle ne divulgue aux enquêteurs des secrets qui les rapprocheraient du Centre.

– Je partage cet avis. Pour l'heure, la police considère que Mlle Leroy n'est rien d'autre qu'une illuminée. Il n'en demeure pas moins que, derrière l'écran de fumée de son charlatanisme, il existe une réelle intelligence et un savoir qu'a initié le professeur Sormand.

– Le Frère nous a dit tout à l'heure que le docteur Alexandra Extebarra était sous contrôle. Il n'empêche qu'elle a été surprise plusieurs fois à espionner dans la clinique des Sorbiers. Notre Frère ici présent, qui est en charge de ce sujet, peut-il nous rassurer et nous affirmer que ces fâcheux désagréments ne se reproduiront plus ?

– Je m'y engage, Sœurs et Frères...

– Nous ne doutons pas de ta dévotion, Frère, et nous espérons que tu sauras t'acquitter de ta tâche sans laisser se répéter ces défaillances préjudiciables à la sécurité de notre ordre...

– Nous rappelons qu'un manquement grave de la part de l'un d'entre nous entraîne ipso facto le châtiment...

– Nous le savons, entonne l'assemblée d'une même voix. Il en est ainsi aujourd'hui comme hier ! Nous connaissons le châtiment infligé au traître. Il mourra la bouche cousue d'or.

– Soyons plus vigilants, Sœurs et Frères. N'oublions pas la faute que nous avons commise au sujet de Cédric Tissier !

Enfin la première voix récite :

– Ce qui a été prononcé en cette Loge Muette est à jamais enfoui dans le Secret de notre esprit et de notre cœur. Ce qui a été dit n'a pas été tracé. Notre parole appartient à la mémoire et elle seule en est la gardienne. Est-ce ainsi ?

Le chœur conclut :

– Il en sera ainsi demain !

Puis, comme de coutume, le dernier arrivé se lève et quitte la salle sans un mot ni un regard pour ses semblables, ombres dans l'ombre.

Ils sont neuf.

Neuf silhouettes qui sortent successivement de la dernière maison nichée au bout d'une étroite rue que la nuit fait paraître atemporelle. Un chêne-liège dresse sa masse de feuillage immobile au faîte d'un muret. Le pavé brille sous un rai de lune. À l'écart des moteurs de voitures, la nuit est sans bruit.

Ils se nomment les Neuf. Et savent que, bientôt, ils devront tuer et clore d'un fil d'or les lèvres de leurs victimes.

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