Raphaël Sormand avait longtemps hésité avant de se décider à répondre à l'invitation de son ami Perkas, historien doublé d'un anthropologue réputé qui avait décidé de prendre sa retraite en s'isolant du monde, mais qui, depuis lors, avait plus que jamais « labouré » les six départements du massif des Pyrénées, en quête de ses précieux ossements...
– Cela fait combien de temps que tu n'es pas venu trinquer avec ton vieil ami, Raphaël ? lui avait-il demandé au téléphone sur un ton de reproche, avant d'ajouter : Je suis peut-être le seul ami qui te reste, d'ailleurs !
Puis il lui avait parlé d'Estelle. Et du signe peint sur son dos, qu'il avait vu à la télévision et dans la presse. C'était cela qui avait décidé Raphaël à accepter de quitter son bureau et de sauter dans sa voiture...
« Ce foutu motif ! Bien sûr, j'ai menti à Martin en lui disant que j'en ignore le sens... Comment aurais-je pu ne pas faire le rapprochement avec l'autre figure ? »
Tandis qu'il roule prudemment, il craint par-dessus tout que la police ne l'arrête, ce qui ruinerait définitivement sa réputation. Car il a conscience qu'il demeure l'un des principaux suspects de l'affaire...
Balayant cette crainte, il se met à penser à Gwen... Qu'il a passionnément aimée. Enfin, plutôt ardemment désirée ! Pouvait-il aimer pour de bon cette fille ? La réponse est évidemment non. On ne s'éprend pas d'un tel esprit calculateur et réfrigérant, à l'intellect aussi bien constitué. Il se rappelle leurs intenses discussions, leurs échanges enthousiastes, leurs ébats toujours brefs et sans tendresse, de rudes corps à corps ressemblant plutôt à des performances d'athlètes. Gwen perpétuellement sur le qui-vive, ratiocinant sans cesse, souvent agressive, prête à bondir et à tirer profit de la moindre faille de son partenaire... De son adversaire !
Comme la route est longue jusque chez Perkas, il s'offre le plaisir d'un cigare – un Partagas – qu'il fumera tranquillement en admirant le paysage. Il abaisse la vitre, s'accoude à la portière, abandonne son esprit à la rêverie.
Il arrive deux heures plus tard devant le chalet perdu dans une montagne à vaches. C'est une grande et ancienne bâtisse de pierre et de bois coiffée d'un toit de tuiles plates que traversent des poutres placées de guingois, chargées de retenir la neige en hiver.
Raphaël coupe le moteur et descend de voiture au moment où Perkas apparaît sur le seuil de sa porte, la barbe grisonnante, le cheveu rare, ses éternelles lunettes aux verres épais sur le bout de son long nez, un cou maigre de dindon... Vêtu d'un pantalon de velours à grosses côtes, de chaussures de marche d'un autre temps, d'une hideuse chemise de bûcheron à carreaux, il semble surgi d'une photo des années cinquante.
Malgré ses soixante-dix ans, il dévale la dizaine de marches de la terrasse d'un pas souple et, un large sourire aux lèvres, se précipite sur Sormand auquel il tend les bras.
Les deux hommes s'étreignent durant quelques secondes en se congratulant par de grandes tapes affectueuses dans le dos. Puis, se détachant, Perkas examine le visage de son ami derrière ses loupes qui lui donnent un regard de poisson, et remarque :
– Toi, tu manques du bon air de la montagne ! Tu es gris, mon ami ! D'un gris...
– Tu imagines bien qu'en ce moment...
– Je sais, le coupe Perkas en l'entraînant vers la maison. J'ignore le chagrin qu'on peut éprouver en perdant un enfant. Je sais... J'ai beaucoup pensé à toi et à Claudia. Au fait, tient-elle le coup ?
Ils grimpent l'escalier aux larges marches d'ardoise noire.
– Tu la connais, répond Raphaël, elle prend sur elle.
– C'est une femme volontaire et courageuse, souligne Perkas en invitant Raphaël à s'asseoir sur l'un des deux bancs de la terrasse.
Raphaël s'installe à la table de bois que des dizaines de saisons de pluie et de neige ont noircie.
– Tu ne m'en veux pas de ne pas être venu aux obsèques ? s'inquiète Perkas. Je déteste les enterrements... Surtout quand il s'agit de la fille d'un ami.
– Je ne m'attendais pas à t'y voir. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais enterré Estelle dans la plus stricte intimité.
Perkas se dirige vers la porte donnant directement sur la cuisine qui fait également office de salle à manger.
– Je te propose de profiter de ce merveilleux soleil avec une bonne bouteille de genièvre !
– Excellente idée, accepte Raphaël en levant la tête pour constater qu'effectivement le soleil est chaud et lumineux, qu'aucun nuage ne vient floquer un ciel d'un bleu tendre, que quelques plaques d'une neige persistante scintillent encore, tels des miroirs, sur les sommets.
Il reste ainsi durant une minute, le nez en l'air, recevant avec une gourmandise réveillée la tiédeur du soleil sur sa peau. Il a baissé les paupières et se dit qu'il pourrait s'endormir au creux de ce minuscule instant de bonheur. Dormir ou bien mourir...
Mais Perkas ressort de la cuisine avec deux verres et la bouteille d'alcool. Raphaël rouvre les yeux, reprend pied dans la réalité. Souriant à son ami, il dit :
– Tu t'es fait un véritable petit paradis !
– Pas mal ! En tout cas, c'est ce que je voulais. Être à l'écart et continuer mes recherches sans qu'on vienne m'importuner. J'ai eu de la chance... Enfin, c'est une façon de parler : ma sœur, qui possédait ce chalet, était sans enfants et me l'a légué à sa mort !
– Tu n'es pas comme moi qui ai vendu mon âme au diable en acceptant que la DGSE finance mes recherches !
Perkas fronce ses gros sourcils broussailleux en emplissant généreusement les deux verres.
– Toujours dans la culpabilité ? Tu as tort... J'aurais peut-être dû faire la même chose !
– Cela ne risquait pas de t'arriver ! Tu es un pur, toi ! De la meilleure espèce. Celle dont le moule est cassé. Je t'ai admiré pour cela tout autant que pour tes travaux.
– Ah ? fait Perkas en s'asseyant sur le second banc, face à Raphaël.
– Tu es un type concret, pragmatique, les pieds sur terre... Tu ne travailles que sur les preuves que tu mets au jour, alors que je balade mon cerveau dans la théorie, des écheveaux d'équations, de formules... Je ne fais que courir après des rêves improbables !
Perkas hoche sa tête de terre cuite à la peau toute craquelée, et lève son verre, aussitôt imité par Raphaël.
– Trinquons à mes ossements et à tes rêves, mon ami !
Leurs verres s'entrechoquent ; ils avalent une bonne goulée et gardent un moment le silence avant que Perkas ne reprenne la parole d'une voix plus basse et grave :
– Je suis embarrassé et ne sais pas trop comment en venir au sujet pour lequel j'ai souhaité ta venue... Comme je te l'ai dit, j'ai poursuivi mes recherches... Et je dois t'avouer que je me sens responsable en partie de la mort de ta fille.
Un étau enserre la poitrine de Raphaël entre ses mâchoires.
– Je ne comprends pas, balbutie-t-il. Quel lien peut-il y avoir entre tes études d'anthropologue et Estelle ?
– La petite est venue me voir, environ un mois avant son décès.
– Pourquoi toi ?
– Elle connaissait apparemment fort bien mes travaux... Elle cherchait des renseignements sur un certain signe. Quelqu'un lui aurait dit que c'était un symbole cathare. Elle me l'a dessiné sur une feuille de papier. Veux-tu que je te le montre ?
Raphaël acquiesce d'un mouvement du menton. L'étau lui broie maintenant la poitrine si fort que son cœur semble lui remonter dans la gorge. Tout en regardant Perkas fouiller dans l'une de ses poches de pantalon, il imagine déjà ce qu'il va voir.
Perkas lui tend le dessin. Il s'en saisit d'une main tremblante, y jette un rapide coup d'œil... Oui, c'est bien le motif qu'il s'attendait à reconnaître... Aussitôt l'image obscène d'Estelle nue, recroquevillée sur elle-même, le dos marqué de ce motif en forme de 8, s'impose de nouveau à lui, si brutalement que les larmes lui brûlent les yeux.
Perkas, faisant mine d'ignorer l'émotion de son ami, fourrage dans l'autre poche de son pantalon pour en dégager une photographie froissée qu'il pose sur la table.
Le cliché représente l'intérieur de la grotte où Estelle a trouvé la mort. On y discerne distinctement le même motif gravé sur la paroi.
– C'est la grotte où ma fille a été découverte..., ânonne Raphaël.
– Je sais, dit Perkas. Estelle a désiré que je l'y conduise, et j'ai accepté. Cette grotte a la particularité de se situer à quelques centaines de mètres d'un sanctuaire cathare où j'ai effectué des fouilles. C'est ce qui me fait dire que si je ne l'avais pas emmenée là-bas, elle serait peut-être encore en vie. N'ai-je pas contribué à attiser sa curiosité ?
Raphaël demeure sans voix durant de longues secondes, ses yeux embués allant de la photographie au dessin tracé par sa fille.
– Ce signe, t'a-t-elle dit d'où elle le tenait ? Qui le lui avait indiqué ?
– Non ! J'aurais dû le lui demander, regrette Perkas en reprenant son verre pour en boire une gorgée.
– Et toi, quelles explications lui as-tu fournies ?
– Je ne lui ai appris que le peu que je connaissais... Selon mes travaux, ce serait une sorte de balise cathare qui désignait les lieux de grande densité magnétique, là où il était recommandé d'organiser des cérémonies... Cependant, c'est le genre de théorie que les historiens gardent pour eux. Tout ce qui touche à la magie et à la superstition n'entre pas dans le cadre officiel ! Je suis désolé, mon vieux. Je n'aurais jamais dû lui montrer cet endroit !
Sormand se force à esquisser un sourire.
– Ne te reproche rien ! Tu n'es pas le seul responsable. Je le suis aussi... Certainement bien plus que toi !
Suit un silence durant lequel les deux hommes boivent à petites lampées, sans se regarder. À les voir ainsi, on croirait deux montagnards se réchauffant au soleil au retour d'une longue course.
– Ce signe, dit soudain Raphaël qui tient la photo dans sa main, ressemble étrangement à un symbole que j'utilise dans mes recherches en physique quantique...
– Voilà une information surprenante ! La tradition cathare rejoignant la science moderne... Peux-tu m'en dire un peu plus ?
– Au départ, je travaillais dans la direction qu'Einstein et Rosen1 avaient ouverte sur les bases de la relativité générale, et que Hawkins a reprise plus tard. L'hypothèse qu'il existerait des ponts reliant différents espaces-temps. Des trous de ver, comme on les appelle aujourd'hui, représentés justement par une figure similaire... À force de tâtonner, me heurtant à la métrique de Schwarzschild2, constatant l'impossibilité de propulser la matière dans ces tunnels, j'en suis arrivé à penser que, sous certaines conditions, on pourrait faire voyager l'esprit de l'être humain plutôt que son corps...
– Seulement, pour cela, l'interrompt Perkas, il te fallait créer les conditions d'ouverture de ces passages, et t'assurer que l'esprit du « voyageur » pouvait supporter le trajet, n'est-ce pas ?
– Exact. C'était le sens des expériences que je menais il y a dix-sept ans...
– Tu sais comme moi que les cathares étaient persuadés de l'existence de deux mondes parallèles, et cela bien avant Einstein ! Ce signe représentait d'ailleurs leur vision duale de l'univers. Et je te le confirme, eux aussi rêvaient de passer de l'un à l'autre. Cependant, entre tes recherches et celles des cathares, toutes spirituelles, je crains qu'on ne parvienne à trouver qu'une similitude dans la symbolisation. Quoi qu'il en soit, où en es-tu aujourd'hui de tes études ?
– Où veux-tu que j'en sois ? Je piétine ! De plus, depuis le décès d'Estelle, j'ai l'impression d'avoir perdu une grande partie de mes facultés intellectuelles... Tu te doutes que la DGSE me brusque ; elle s'impatiente, persuadée que nous sommes à deux doigts d'envoyer un esprit humain franchir la courbure de l'espace-temps, comme s'il ne s'agissait que de projeter un ballon dans l'espace !
Perkas se lève pour faire quelques pas sur la terrasse, mains dans les poches, le regard tourné vers les montagnes.
– Je ne suis pas sûr que tu sois un savant en fin de course, Raphaël ! Tu me donnes plutôt l'impression d'être un homme malheureux et dépressif... Qui ne le serait à ta place ? Que dirais-tu de l'idée d'essayer de comprendre tous les deux ce qui est arrivé à ta fille ?
Raphaël hausse les épaules tout en faisant tourner son verre dans ses grosses mains de lutteur, le regard égaré.
– Qu'est-ce que cela m'apporterait ?
– La paix ! réplique Perkas en venant se rasseoir à la table de bois vermoulu. Es-tu pressé de rentrer ?
– Non ! répond Raphaël, devinant la proposition que va lui faire son ami. Plus personne ne m'attend.
– Très bien. Dans ce cas, tu es mon invité ! Reste dormir cette nuit. Je te montrerai mon labo et te rebattrai les oreilles de mes recherches : je suis intarissable... Mais, auparavant, il y a mieux à faire : une petite balade du côté de cette forêt... Cela te dirait de découvrir le panorama qu'on domine de là-haut ?
– Je pense que rien ne pourrait me faire plus plaisir ! approuve Raphaël en se levant. Voilà une éternité que je n'ai pas grimpé. Tu as des chaussures à ma pointure ?
– Sans doute. Je dois en avoir une collection, dans la cave ; mais je ne te promets pas qu'elles soient à la mode !
1 Nathan Rosen (1909-1995), physicien américain.
2 Karl Schwarzschild (1873-1916), astrophysicien allemand.