Le dernier regard de Souad

En pénétrant dans la salle où va se dérouler l'Expérience, le juge Barrot ne peut s'empêcher de remarquer à nouveau comme la pièce paraît anodine, si peu spectaculaire ! Dire qu'elle est la matrice qui, dans un instant, projettera son neveu dans le deuxième monde ! Ces trois murs recouverts de moniteurs et d'ordinateurs, ce quatrième mur composé d'une épaisse vitre donnant sur le « silo » où s'activent techniciens et ingénieurs, ces écheveaux de câbles électriques amassés sur le sol, ce pupitre de commandes... Et cette machine qui ressemble à un scanner médical dans lequel on va bientôt enfourner Oscar, nu, qui attend, allongé sur une tablette, une perfusion dans chaque bras, des électrodes fixées à son front, à ses tempes des sortes d'antennes censées arracher son esprit de son corps pour le propulser, en un éclair d'énergie colossale, hors de l'univers des humains... Le tout baigne dans une lumière rougeâtre qui accentue les traits de chacun des protagonistes de cette scène aux contours irréels.

Barrot s'est approché de Legendre. Le juge, pour la première fois de sa vie, paraît presque négligé ; le nœud de sa cravate est desserré...

– Puis-je lui dire quelques mots avant de... ?

– Faites ! consent Legendre, mais vite, je vous en conjure ! Il nous reste encore quelques aménagements à apporter au protocole... D'ultimes vérifications à effectuer...

– Merci, colonel, balbutie Barrot.

Il se précipite sur le corps de son neveu qui ressemble à un cadavre qu'on va introduire dans un four.

– Je sais combien tu souffres, Oscar... C'est la drogue qui coule dans tes veines, mais cette douleur va disparaître dans peu de temps. Tu ressentiras alors un immense bonheur, mon garçon. Et tu seras libre...

Le jeune homme l'implore de ses yeux injectés de sang. Tout son visage exprime une détresse animale, une frayeur qui lui déforme la bouche, tétanise le moindre de ses muscles. Ses lèvres esquissent quelques syllabes en une prière muette que son oncle ne sait pas deviner. Ou évite de comprendre.

– Réjouis-toi, lui murmure Barrot à l'oreille. Nous allons accomplir un véritable miracle ! Te rends-tu compte ? C'est toi qui as été choisi pour en être l'heureux bénéficiaire... Tu es l'Élu, mon enfant... Tu vas... tu vas croiser Dieu !

Extatique, Barrot se redresse, pose une main sur le front d'Oscar, l'y laisse quelques secondes, puis rejoint le groupe près du pupitre de commande : Legendre, Jansen, Friedel, le Docteur et Sormand...

L'agent de la DGSE croise les bras sur sa poitrine, dodeline de la tête et annonce :

– Cette petite séquence d'émotion passée, pouvons-nous enfin enclencher le processus ? Raphaël, nous t'attendons... Raphaël ?

Sormand n'entend pas Legendre. Les yeux rivés sur l'un des moniteurs, il tente de refréner son rythme cardiaque en respirant lentement, profondément. Il se souvient de la première fois où Legendre lui a fait visiter ce complexe secret, dans les entrailles de la centrale... Lui apprenant que là, il serait en mesure de créer le champ magnétique nécessaire pour mener à bien l'Expérience. « Tu vois, lui avait-il dit, nous avons admis le bien-fondé de tes derniers travaux, mon ami. Nous avons pris très au sérieux ton hypothèse, et nos ingénieurs ont vérifié tous tes calculs... Quelle merveilleuse idée ! Détourner la force de Lorentz... Reprendre les calculs d'Einstein sur la relativité restreinte... »

Raphaël s'était insurgé : « Les rapports que je t'ai remis, Jacques, ne proposent qu'un concept ! Ils ne sont pas forcément applicables. Ce ne sont que des équations... Le fait que la vitesse de la lumière, dans le vide, est égale à tous les référentiels inertiels ne signifie pas pour autant que nous sommes en mesure de faire voyager l'esprit d'un sujet humain d'un point à un autre des deux mondes ! »

« Ne te renierais-tu pas ? s'était moqué Legendre. Ou bien es-tu effrayé par ce qu'a enfanté ton propre cerveau ? N'ai-je pas compris que tu étais enfin parvenu à donner corps au paradoxe des jumeaux ? La relativité restreinte ne prouve-t-elle pas que le temps absolu n'a pas cours dans l'univers ? »

« Sans doute, avait admis Raphaël. Néanmoins, ce serait folie que de désagréger un esprit humain pour faire voyager ses milliards de particules chimériques dans cet inconnu qu'est l'espace-temps ! Un esprit, Jacques, ce n'est pas de la matière ! »

Legendre avait souri et tapoté l'épaule de Raphaël en laissant tomber : « Tu seras donc toujours aussi lâche ! Sans moi, tu n'en serais qu'à gribouiller de remarquables formules sur ton tableau noir... Ou à jouer au sorcier vaudou avec deux malheureux gosses dans une grotte ! Tu es un petit mec, Raphaël... Tu n'es qu'un tout petit mec peureux qui préférerait faire sa tambouille dans sa kitchenette alors qu'on lui livre sur un plateau la concrétisation de ses rêves ! »

– Raphaël ! appelle Legendre d'une voix impatiente.

– Excuse-moi, je réfléchissais...

– N'est-ce pas un peu tard ? se moque le colonel.

– Ce type va mourir, lâche Raphaël en désignant Oscar. Regarde-le... N'a-t-il pas suffisamment souffert ? Ce que nous nous apprêtons à lui faire subir est une gageure.

– Pense à Claudia, lui dit sèchement Legendre. Et n'oublie pas qu'Oscar et les disparus ont déjà accompli de nombreux voyages. Lui n'en fera qu'un de plus... mais qui le conduira à la bonne gare !

Raphaël hausse les épaules.

– Mon pauvre Jacques, tu es stupide ! Tout ce que tu vas réussir, c'est de griller le cerveau de ce gamin et de faire exploser la centrale !

Puis, se tournant vers l'ensemble des participants :

– Vous n'êtes tous qu'une bande de cinglés ! Le trou de ver par lequel vous croyez qu'Oscar va se glisser n'est rien d'autre qu'une série de chiffres sur un bout de papier ! Un puits gravitationnel qui perce la courbure de l'espace-temps, certes, mais en théorie ! Un couloir entre deux mondes, effectivement, mais par hypothèse...

Raphaël se tourne vers la baie vitrée donnant sur le « silo ». « Tout est en place... C'est fichu ! Dans quelques minutes à peine, je serai responsable de la mort d'Oscar... Bon Dieu, qu'est-ce que fabrique Martin ? »

Comme exauçant une intense prière, le téléphone portable de Legendre sonne. Celui-ci le porte à son oreille et son visage blanc devient gris.

– La police a débarqué dans la centrale ! rugit-il.

Il fait face à Sormand et lui lance son regard de tortue.

– Raphaël, si jamais c'est toi qui...

Il hoche nerveusement la tête, sautille sur place et, à l'adresse de Friedel :

– Finissons-en au plus vite ! Nouveau compte à rebours : cinq minutes. Cela sera-t-il suffisant ?

– Je pense, oui.

Raphaël consulte sa montre. « Martin connaît le chemin... Je lui ai donné toutes les indications nécessaires. Il va surgir d'une seconde à l'autre ! »

– À toi l'honneur, dit Legendre à Raphaël en lui indiquant le pupitre de commande.

Sormand avance la main vers un clavier. « C'est trop tard... Je suis le bourreau qui envoie l'électricité dans le corps du condamné ! »

La touche est pressée. Tous doivent maintenant s'éloigner, Oscar devant demeurer seul dans la salle. Les cinq hommes se réfugient dans le « silo » d'où ils pourront assister à l'Expérience derrière la vitre.

La tablette supportant le corps du supplicié glisse lentement pour s'encastrer dans le sarcophage métallique. Oscar a disparu, avalé par cette machine qui doit lui dérober son esprit et le faire aborder aux rives de l'Empyrée...

Friedel donne le compte à rebours :

– Trois minutes ! Évacuation du silo demandée...

– Il n'en reviendra jamais, murmure Raphaël.

Legendre, qui l'a entendu, le contredit :

– Martin Servaz et Alexandra Extebarra en sont revenus, eux !


Voilà plus de six minutes que Martin, Souad et Seignolles, escortés de plusieurs unités d'élite de la gendarmerie et de la police, ont pénétré dans la centrale par petits groupes, arrêtant sans distinction tous les membres du personnel, dont l'affable M. Zimmer qui en a perdu son sourire publicitaire.

À la tête d'un commando constitué d'une demi-douzaine d'hommes, Martin et ses deux amis progressent maintenant en direction du « silo » ; toutes les caméras de surveillance ont été neutralisées.

Derrière la vitre, le regard rivé sur le sarcophage métallique, Legendre, Jansen, Barrot, le Docteur, Friedel et Sormand s'impatientent... Friedel continue d'égrener le compte à rebours.

– Deux minutes...

Ils attendent que l'énergie canalisée dans d'immenses bobines de fil de cuivre envahisse le caisson où reposent la chair, les os et l'âme encore amalgamés du cobaye Oscar. Lui, dans les ténèbres, le froid de sa peur, commence à sentir des vibrations secouer les parois de son cercueil...

Soudain, Friedel pointe l'écran de son ordinateur.

– Regardez ! s'exclame-t-il. Voyez-vous la fluctuation quantique, là ! Cette courbe magnifique... Nous avons bel et bien créé une masse d'énergie négative ! Nous sommes en train d'ouvrir un trou de ver !

Raphaël s'approche du moniteur.

– Le seul problème, dit-il, c'est que cette courbe ne semble pas réversible... Sinon, Oscar serait déjà passé et nous en aurions la preuve sur l'encéphalo... C'est ce que je redoutais : le champ de forces altère les systèmes de mesure ! Regardez ! La courbe devient complètement folle et s'effondre.

– Normal, se rassure Friedel. Ce ne peut être qu'une défaillance intrinsèque qui...

Il est alors interrompu par une explosion. La porte blindée de la salle du sarcophage s'est bombée en son milieu.

Legendre jette un coup d'œil à sa montre, puis regarde Raphaël et revient au caisson, maintenant secoué sous l'assaut de l'énergie qui s'y déverse. Une ombre de regret obscurcit ses gros yeux glauques ; il esquisse un sourire d'enfant déçu et, hochant la tête, il annonce :

– Je ne vois plus qu'une solution... Quel fâcheux contretemps !

Se tournant vers le juge Barrot qui transpire abondamment en tremblant de tous ses membres, il ajoute :

– Vous aurez été un collaborateur efficace, monsieur le juge ; vous comprendrez néanmoins que vous n'êtes plus qu'un poids mort, désormais. Le professeur Sormand nous sera toujours utile, tout comme M. Friedel et le Docteur... Vous, votre rôle prend fin ici.

La main droite de Legendre sort un minuscule revolver de la poche de sa veste. Barrot recule d'un pas, les yeux exorbités, se protégeant inutilement de ses deux bras tendus en avant.

Le coup de feu est couvert par une seconde déflagration qui projette la porte blindée hors de ses gonds. Tout se déroule alors à un rythme syncopé qui semble isoler chaque action.

Barrot est d'abord ébranlé comme s'il venait de recevoir un choc au visage, puis il s'effondre sur lui-même, une petite tache rouge en plein front... Legendre, Friedel, le Docteur et Jansen disparaissent par une porte... L'unité d'élite prend possession de la salle... Sormand les y rejoint pour entendre Martin lui crier : « Arrête-moi ce bordel ! »

Le professeur se rue sur le pupitre.

– Et les autres ? Où sont-ils partis ? demande Martin.

– Par cette porte blindée, là, derrière la vitre ! Ils sont quatre... dont Legendre !

– Luc, tu restes ici et tu te charges d'Oscar, s'il est encore en vie. Souad, tu m'accompagnes... Et vous, les artificiers, vous nous ouvrez une brèche.

En moins d'une minute, les techniciens ont fait sauter la porte.

La fumée de l'explosion à peine dissipée, Martin et Souad se ruent dans un couloir. Ils se mettent à courir en direction d'un ajour distant de quelques centaines de mètres.

Ils débouchent bientôt sur un terre-plein à l'extérieur de la centrale pour découvrir en contrebas, à une vingtaine de mètres, un hélicoptère dont les pales ont commencé à tourner. Jansen est aux commandes ; Friedel, le Docteur et Legendre s'apprêtent à y monter.

Legendre se retourne. Il tient toujours son petit revolver à la main.

– Couche-toi ! ordonne Martin à Souad.

Malgré le bruit produit par le rotor de l'appareil, Martin, tandis qu'il se jette à terre, entend nettement le bruit d'une détonation.

Il voit Legendre monter en hâte dans l'hélicoptère et comprend seulement ce qui vient de se produire, ou plutôt le découvre par à-coups.

Souad était à genoux ; elle obéissait à Martin et allait s'allonger dans l'herbe quand elle a reçu une balle en pleine gorge. Elle est restée agenouillée, une expression étonnée conférant à son visage de garçon un air quasi enfantin. Elle a tourné la tête vers Martin et le flot de sang jaillissant de son cou a décrit une courbe parfaite, rouge comme ses lèvres.

Le sang a aspergé Martin qui a aussitôt porté ses mains sur la blessure pour comprimer l'artère.

Cela se passait il y a une éternité...

L'hélicoptère a décollé. Des hommes de l'unité spéciale ont surgi.

– Commandant, les secours vont arriver !

Martin n'entend pas. Il conserve ses deux mains pressées sur le cou de Souad ; le sang bouillonne entre ses doigts.

Elle le regarde. Comme elle l'a regardé l'autre fois, au restaurant. Avec cette douce envie d'amour, ce désir juvénile de vivre et de partager son corps avec cet homme qu'elle connaît pourtant à peine. De vivre au présent... De vivre maintenant.

Lui, pleure et ses larmes pleuvent sur elle. C'est ainsi qu'ils s'aimeront. Dans les larmes et le sang. Et dans la mort qui progresse sans trop se hâter pourtant, creusant les joues de Souad, lui cernant les yeux, lui découvrant les dents en un sourire crispé.

– Martin, voilà les secours...

C'est la voix de Luc.

Souad paraît prendre peur, subitement. Sa pâleur est extrême, ses narines se dilatent. Elle essaie de prononcer quelques mots. Martin se penche, colle son oreille à sa bouche déjà glacée.

Il recueille le dernier souffle de la jeune femme, s'imaginant y avoir décelé un « je t'aime »... Un « je t'aime » tout menu et si triste.

– Moi aussi, dit-il au cas où la mort offrirait à ses victimes la faculté d'entendre encore après son passage.

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