Le hasard

Jeudi. Forêt domaniale de Buzet... Le panneau est solidement planté à l'orée d'un chemin symboliquement défendu par une grosse chaîne qu'il est aisé d'enjamber.

– C'est par là, indique Seignolles à Martin en verrouillant la voiture qu'ils viennent de garer dans une clairière.

Ils s'engagent dans une voie sablonneuse assez large, bordée de deux fossés où croupissent des flaques formées par les pluies récentes. Le silence alentour est tel qu'on perçoit le moindre craquement de branche, le plus faible piaillement d'oiseau. Il fait frais et humide sous les frondaisons jaunissantes qui annoncent l'automne.

– Êtes-vous certain de votre info ? demande Martin en avançant d'un bon pas pour se réchauffer.

– Oui ! répond Seignolles. C'est un garde forestier qui l'a communiquée au commissariat sans qu'elle nous soit particulièrement destinée. Le genre de renseignement qui fait partie de ces appels de « témoins » croyant voir des coupables partout...

– C'est bien ce qui m'inquiète : sans doute un tranquille promeneur qui a été pris pour un gangster.

– Je ne crois pas, réplique Seignolles. Le type qu'a décrit le forestier ressemblait trop à Vals pour me faire hésiter. Au surplus, toujours d'après lui, ce gars était relativement petit, en costume-cravate, il portait une sacoche et semblait pressé.

– Ça ne prouve rien ! grommelle Martin avec agacement. Mais, se ravisant aussitôt : Quoiqu'un type petit, nerveux, en costard et cravate, avec un attaché-case au beau milieu d'un bois, mérite à coup sûr notre attention.

– Je confirme. D'autant plus que notre garde suspicieux a relevé le numéro de la voiture à bord de laquelle notre quidam est arrivé... Et l'immatriculation correspond bien à celle de Vals. Vous faut-il une preuve supplémentaire, chef ?

Martin secoue la tête, l'air affligé, puis sourit à Seignolles.

– Vous ne pouviez pas commencer par là ?

Seignolles éclate de rire.

– J'adore jouer au gendarme !

Martin hausse les épaules.

– Je me demande bien ce que venait faire Vals dans cette forêt. Ce n'était certainement pas pour cueillir des champignons !

– Il y a des chances que non ; ça n'est pas la saison !

Ils marchent encore un quart d'heure, quand Seignolles désigne un repère chiffré de l'Office national des forêts gravé sur un tronc.

– 449 ! C'est ici que le garde a croisé Vals. Selon lui, il se dirigeait vers le nord.

– Eh bien, poursuivons notre petite virée de scouts ! Le nord, c'est dans cette direction ! On verra bien où cela nous mène.

Ils font quelques mètres ; Seignolles s'immobilise, faisant signe à Martin de s'arrêter à son tour.

– Vous entendez ?

Martin dresse l'oreille.

– Quoi ? Les oiseaux ?

– Non ! Écoutez : on entend de l'eau couler. Ça vient de là-haut, dit-il en désignant une petite butte boisée.

– Oui ! Et alors ?

– Vous ne remarquez rien ?

– Non !

– Regardez ces hautes herbes, sur ce monticule... On voit nettement que certaines sont couchées et dessinent une longue sente, comme si l'on empruntait régulièrement ce passage.

– Il peut très bien s'agir des empreintes du garde forestier, voire d'un promeneur routinier qui ne modifie jamais son itinéraire.

– Peut-être, admet Seignolles. Il n'empêche que j'aimerais bien jeter un coup d'œil derrière cette butte.

– Je vous suis...

Les deux hommes gravissent le tertre, manquant de glisser à tout instant. Martin peste en pensant qu'il va devoir confier son pantalon au pressing dès leur retour...

Ils débouchent enfin sur un terre-plein dominant une étroite vallée encaissée où un torrent vient se briser après être passé au travers d'un amas de roches.

– Étonnant ! dit Martin. Jamais je n'aurais soupçonné l'existence d'un tel lieu si près du chemin forestier. Une véritable image de dessin animé ! On s'attendrait à voir débouler les sept nains, revenant de leur mine en chantant...

– Bucolique et pittoresque à souhait !

Tandis que Martin marque une pause pour allumer une cigarette, Seignolles s'aventure parmi des amoncellements de déblais recouverts de mousse.

– Venez voir ! appelle-t-il bientôt.

Martin obéit à contrecœur ; l'herbe a désormais disparu sur ce versant du coteau et il lui faut progresser sur un sable bourbeux qui forme le contrefort d'une gravière.

– Regardez le petit chemin qui descend vers le cours d'eau ! lui dit Seignolles à son arrivée. Vous voyez ces empreintes de pas... ? Ce ne sont pas des traces de chaussures de marche ! Pas assez profondes ! Pas de crans aux semelles ! Ces marques ont été laissées par des chaussures de ville... D'ailleurs, on peut noter que celui qui les a faites a glissé près de cet énorme caillou...

Emporté par son enthousiasme, Seignolles s'engage sur le chemin, suivi par Martin, sceptique et grondeur, le front bas, les mâchoires serrées, qui se trouve ridicule avec sa démarche mal assurée, craignant à chaque pas de se retrouver le cul par terre...

– Je ne suis plus aussi certain de vous accompagner dans une randonnée en montagne, comme je vous l'avais promis, ironise-t-il. C'est le genre de terrain que vous avez l'air d'apprécier !

– Martin, vous seriez un type passablement supportable si vous n'étiez pas aussi râleur. Je commence à comprendre pourquoi vous êtes resté célibataire !

– Attention à ce que vous allez ajouter, Luc !

– Rien d'autre... Sauf deux ou trois bricoles qu'il m'a été donné de récolter en vous côtoyant.

– Je crains le pire. Je vous devine suffisamment malin pour m'avoir percé à jour !

– Je suis un expert en psychologie masculine ! N'oubliez pas que c'est mon terrain de chasse... Je vais vous surprendre, Martin, mais ce qui m'attire souvent le plus, chez un homme, c'est justement un défaut, une fêlure, une craquelure que l'on tente de colmater par l'arrogance ou le cynisme, le silence ou la dérision. Ces égratignures que l'on tait et que l'on traîne toute sa vie ! Oui, c'est ce qui m'attendrit et me touche, car on trouve chez ces hommes blessés un bon gros cœur d'enfant mal vieilli !

Martin ne sait quoi répondre. Seignolles s'est arrêté et retourné pour lui planter dans les yeux son clair regard, franc et droit. Un regard qui le met un peu mal à l'aise.

Le gendarme sourit et, comme pour le rassurer, ajoute :

– Je ne parlais pas de toi, Martin.

Il l'a tutoyé.

« Je n'en suis pas si sûr, songe Martin. Tu m'as suffisamment observé pour avoir fendu ma carapace de tortue ! Tu m'as vu au cimetière, face à Alexandra, tu as noté comme je m'étais comporté avec Claudia, et tu m'as surpris en train d'embrasser Souad... »

Ils reprennent en silence leur descente sur le chemin détrempé, suivant les empreintes de pas.

La coulée tourne sur la droite en s'étranglant entre deux gros blocs de pierre ; ils se hasardent dans ce goulet jusqu'à se retrouver face à un très haut grillage qui court sur toute la colline. Une étroite claie, défendue par un énorme verrou, interdit le passage. Les traces de pas prouvent néanmoins que cette porte est parfois ouverte à certains visiteurs.

Sur leur gauche, un panneau rouillé indique :


ACCÈS RÉGLEMENTÉ – EXTENSION

DE LA CENTRALE HYDROÉLECTRIQUE

DE BUZET

GROUPE DOMANI


– Veux-tu que nous poursuivions ? propose Seignolles. Il ne sera pas bien difficile d'escalader ce grillage en utilisant ces étais, là...

– Non ! répond Martin. Pas tout de suite...

Puis, sous le regard intrigué de Seignolles, il récupère un morceau de bois traînant sur le sol et s'approche du panneau pour gratter la terre qui dissimule en partie le logo du groupe Domani...

– Nom de Dieu ! s'exclame Seignolles.

Le motif représente un cercle contenant un 8 ouvert à ses deux extrémités.

– Cet emblème ressemble curieusement au symbole gravé dans la grotte de Sainte-Engrâce et peint sur le dos d'Estelle, non ? Et je te l'ai souvent répété, Luc : dans une enquête policière, les coïncidences n'existent pas !

– Le hasard, peut-être ? Si le garde forestier n'avait pas croisé le professeur Vals dans cette forêt, nous ne nous trouverions pas devant ce panneau aujourd'hui !

Martin fourre ses mains dans ses poches et tourne les talons en admettant, plutôt pour lui seul :

– Le hasard, oui... Je veux bien y croire. À moins que tout événement ne soit prévisible. Que tout soit le produit d'une cause qui nous est inconnue...

Seignolles allonge le pas pour le rejoindre et gravir la butte à son côté.

– La théorie de la Destinée, c'est à cela que tu penses ? Tout serait écrit d'avance ? La pièce serait déjà jouée, et ses acteurs se contenteraient de la répéter éternellement ?

Martin se revoit dix-sept ans plus tôt dans le bureau de Raphaël Sormand avec Alexandra. Le physicien Stephen Hawking venait de lancer sa bombe parmi ses confrères et condisciples en livrant sa fameuse « flèche du temps ». Et Raphaël exultait, entraînant ses deux élèves, devenus ses amis, dans des univers sans limites ni frontières... Possédant paradoxalement un passage obligatoire qui les ferait communiquer par-delà les principes reconnus de la physique quantique...

Mais comment résumer à Seignolles ces interminables nuits passées à entrevoir le moyen de trouver ce « tunnel » qu'évoquait Hawking ? Ce point précis où l'espace-temps n'est qu'un immuable big bang ? Mort et naissance conjuguées à l'infini...

La folie de Sormand avait été de croire Hawking.

– Martin ?

– Oui...

– Tu n'as pas répondu à ma question. Tu penses vraiment que la pièce a été jouée ? Que l'univers fait du surplace ?

– Cela voudrait dire que nous sommes déjà morts... Ce qui est le cas : nous sommes effectivement morts, puisque nous appartenons au passé de nos descendants.

Seignolles soupire :

– Dire qu'il a fallu que je devienne gendarme pour aborder de tels sujets ! Je commence à regretter les règlements de comptes familiaux... Des trucs simples, en quelque sorte !

– Eh bien, je te propose un truc tout simple : c'est de coincer ce ramassis de cagoulards de la Loge Muette !

– Si cette loge existe ! doute Seignolles.

– Peu importe son nom. Il y a dans cette région des gens assez dingues pour expérimenter sur des innocents une méthode de décorporation censée projeter leur esprit dans l'espace-temps ! Des salauds qui s'entretuent et cousent avec un fil d'or les lèvres de leurs victimes ! Il traîne dans ce monde des Legendre plus nuisibles que la peste noire...

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