Les adieux

Très tard ce soir, le commandant Martin Servaz est venu faire ses adieux à maman. Je crois que celle-ci a choisi une heure où je suis supposé être couché. Il est évident qu'elle ne souhaitait pas qu'il me rencontre. Ni ne me parle.

Ils se sont installés au salon ; moi, j'avais déjà repris mon poste d'observation derrière la porte entrouverte.

Après un long silence, maman a dit :

– Je te sers un verre ?

Martin a répondu :

– Bien sûr... Ce ne sera pas le premier de la soirée... Je vois que tu as sorti une bouteille de Chambolle-Musigny !

– C'est peut-être la dernière fois que nous en boirons ensemble, n'est-ce pas ? Tu as vraiment décidé de partir demain ? Tu ne souhaites donc pas rester quelques jours de plus à Toulouse... ?

Il y avait tant de regret dans la voix de maman ! Elle se doutait bien qu'elle ne le reverrait jamais plus, que leur histoire était définitivement achevée. J'ai alors été envahi par une grande tristesse, car j'avais pris ma décision de mon côté... Ce soir, maman ne perdrait pas que son ancien amant.

Je me suis contraint à refouler les larmes qui me montaient aux yeux, me persuadant que j'avais fait le choix juste et qu'il m'était impossible de ne pas m'y conformer.

Martin a tardé à répondre :

– Non, je ne resterai pas.

– Même pour l'enterrement du lieutenant Boukhrane ? Je croyais pourtant qu'elle et toi...

– Peu importe ce que l'on pensera de moi, mais je n'assisterai pas à ses obsèques. Ce serait au-dessus de mes forces.

– Je comprends. Et puis, ce n'est qu'une cérémonie... un de ces rituels que tu détestes. Tu conserves tes morts en toi, sans estimer devoir singer des protocoles auxquels tu n'as jamais cru.

J'ai entendu les verres s'entrechoquer et maman dire :

– À quoi devons-nous trinquer, Martin ?

– À ce que nous avons été, Alexandra. À notre jeunesse... À notre amour passé.

– Peut-être aussi à Souad que tu vas beaucoup regretter, a ajouté maman d'une voix cassée.

Puis il y a eu un nouveau silence ; je les ai imaginés en train de boire tout en se regardant.

– C'est étrange, a repris maman. Marie m'a maintenue dans une infirmité durant dix-sept ans, une longue parenthèse de ma vie dont tu étais absent, et je recouvre l'usage de mes jambes lorsque nous nous retrouvons... Tu dois être mon ange gardien, ma bonne étoile !

– C'est l'effet du hasard, Alexandra.

– Dis-moi...

– Oui ?

La voix de maman a changé pour poser sa question. Elle s'est faite plus aiguë. La connaissant bien, j'ai compris qu'elle dominait sa haine et sa colère envers Marie.

– Sais-tu pourquoi Marie est apparue dans ma vie pour agir de la sorte ? Et pour quelle raison elle a eu les lèvres cousues d'un fil d'or, comme Vals et Virgile ? Quel rapport avaient entre eux ces trois personnages ?

– Je suis désolé, Alexandra, je n'ai pas la réponse.

Je savais que Martin mentait. Mon esprit est si sensible qu'il est capable de percevoir qui ment et qui dit la vérité. Mon esprit est un véritable capteur d'émotions !

Maman a dit :

– À la suite d'un cauchemar, j'en suis arrivée à me demander si Marie ne s'était pas infiltrée chez moi pour garder un œil sur Margot... C'est bien sûr une idée absurde ! Quel intérêt aurait-elle eu à surveiller mon fille ?

– Je l'ignore.

Martin mentait encore. Il s'est raclé la gorge et a demandé :

– Ton fille, justement... Margot... J'aurais aimé le voir. Tu me donnes l'impression de vouloir me le cacher. C'est à croire qu'il n'existe que dans ton imagination ! Ou que sur des photographies...

Maman a attendu quelques secondes avant de répondre :

– Il est bien réel, Martin ; c'est un beau garçon de dix-sept ans. Un peu secret, taciturne... Je présume d'ailleurs que tu as dû faire des recherches à son propos, non ?

– En effet. Il m'a été aisé de consulter certains fichiers. Je sais quelles écoles il a fréquentées à Nantes, dans quel club de sport il pratiquait le judo, dans quelle piscine il avait l'habitude de se rendre chaque mercredi... Oui, je l'avoue, j'ai fouillé sa vie, encore tout récemment...

– Pourquoi as-tu fait cela, Martin ?

La voix de maman était redevenue douce. Le commandant a expliqué :

– Parce qu'il a dix-sept ans, Alexandra ! Et qu'au cours de l'expérience de décorporation initiée par Raphaël, nous avons fait l'amour dans la grotte il y a justement dix-sept ans !

– Je comprends, a murmuré maman.

– Tu ne veux pas me l'avouer, avant que je parte ?

– T'avouer quoi ?

– Que je suis son père.

Cette fois, le silence s'est prolongé. J'ai cru, à un moment, entendre un bref sanglot. Maman devait ravaler ses larmes. Sur un ton très bas, un peu voilé, elle a dit :

– Qu'est-ce que cela changerait, si c'était le cas ? Ta vie est si loin de la nôtre. Le temps nous a séparés et nous ne nous rejoindrons plus jamais.

– Que lui as-tu raconté au sujet de son père ?

– Presque la vérité, Martin. Je lui ai dit que j'étais tombée enceinte alors que je finissais mes études, et que je m'étais séparée de l'ami avec qui je l'avais conçu.

– Et cet « ami », c'était bien moi ? Je sais pertinemment que tu n'avais alors personne d'autre dans ta vie...

– Je n'avais personne d'autre.

– Tu viens donc de me répondre, Alexandra.

– Tu peux le prendre ainsi...

À ce moment, j'ai eu envie d'ouvrir grand la porte et de me présenter à Martin, mon père... Mais ni lui ni maman ne sont mes véritables géniteurs. Ils ne sont que les instruments qui m'ont permis de traverser la frontière séparant les deux mondes. Et ils ignorent l'un et l'autre que l'expérience réalisée par le professeur Sormand a réussi !

Ils pensaient atteindre l'Empyrée. Ils ne pouvaient se douter qu'ils en recueilleraient une âme égarée. Ils m'ont enlevé ! Là, à la lisière des deux univers, ils m'ont « aspiré » par la force de leur amour, par les drogues qu'ils avaient absorbées, par la puissance de leur rêve.

Ils ne découvriront sans doute jamais la vérité. Marie savait, elle ! C'est pourquoi, dès que je suis né, elle s'est imposée. J'étais un objet d'étude... Surveillé jour et nuit. Pour le compte de qui ?

Devait-on reproduire un jour l'expérience avec moi ? Étais-je la clef qui permettrait d'ouvrir le passage par lequel les deux mondes sont censés pouvoir communiquer ?

Je ne les écoutais plus. Maman parlait de moi. Martin posait des questions. Nombreuses, en tous sens... J'étais déjà loin d'eux. Loin de cette vie à laquelle je me suis toujours senti étranger.

Ma décision était irrévocable.

Je devais attendre pour agir. Attendre que mon père s'en aille, que ma mère se couche, s'endorme, que la maison s'engourdisse dans le silence de la nuit.

Leurs voix mêlées ne me parvenaient plus que comme un écho indistinct, lointain et sourd. Je suis remonté dans ma chambre sans faire le moindre bruit, comme à mon habitude. Je me suis allongé tout habillé.

Et j'ai attendu patiemment... J'avais désormais tout mon temps ; j'étais au seuil de l'éternité. Attendre devenait même un plaisir.

Mon père est parti vers les deux heures. Maman est restée quelque temps dans le salon avant de se décider à gagner sa chambre. J'avais rendu mon esprit imperméable de telle manière qu'elle ne détecte pas mes intentions... Mais tout ce que je percevais d'elle était dirigé vers Martin.

Enfin le silence que j'espérais a envahi l'espace de la maison. Plus aucun bruit. Plus aucune empreinte des pensées de ma mère. Elle s'était endormie.

Je me suis astreint à demeurer encore une heure allongé sur mon lit. Puis je me suis levé pour descendre lentement l'escalier, me méfiant de la quatrième marche qui a toujours grincé.

Je me suis rendu à la porte de la chambre de maman, me demandant si je devais entrer... Je m'étais promis de lui faire mes adieux, moi aussi. À ma façon.

J'ai tourné avec mille précautions la poignée de la porte que j'ai ouverte doucement. Cela a pris un temps infini...

J'ai traversé la pièce. Ma mère était couchée sur le côté gauche. Malgré l'ombre, je parvenais à discerner ses traits et je l'ai trouvée plus belle que jamais. Plus triste, aussi.

Je me suis penché. Mon visage tout près du sien, j'ai respiré longuement son parfum, m'en imprégnant de tout mon être. C'est en fait son âme que j'absorbais.

Tout ce que j'emporterais d'elle !

J'ai posé mes lèvres sur son front tiède et les y ai laissées de longues secondes en un baiser d'amour.

Je me suis redressé et suis ressorti de la chambre, refermant la porte derrière moi.

J'ai été prendre ensuite mon vélo au garage...

Je l'ai abandonné au pied de la côte ; la sente que je dois maintenant emprunter est trop caillouteuse.

Je gravis ce raidillon escarpé qui traverse une forêt de sapins figés par la nuit. À chaque pas je m'enfonce dans une ombre de plus en plus épaisse, gorgée d'une fraîche odeur de sève. Mon cœur tape fort dans ma poitrine. Il bat de bonheur.

Car plus je progresse dans cette sapinière ténébreuse, plus j'éprouve un sentiment de liberté. Je me rends vers le passage...

Je les entends enfin ! Toutes ces voix qui m'appellent depuis mon arrivée à Toulouse. Cette présence protéiforme, composée de myriades d'entités... Ces âmes réunies en une seule, unique et immortelle. Ce sont les miens – ma véritable famille –, qui se réjouissent de me voir revenir à eux.

Je sors de la forêt, nimbé par ces créatures amies qui me frôlent, m'effleurent en magnifiques et chaleureuses caresses, me poussent et m'attirent. Il en vient de toutes parts.

Je saisis ce qu'elles me disent dans leur lente et profonde clameur. C'est un chant superbe qui me donne envie de pleurer de joie, tant il me transporte.

Voici la grotte. Celle où Estelle Sormand a trouvé la mort. Voici le ventre de terre et de roc dans lequel je vais retourner à la vie. Ma vie !

Je n'ai nul besoin de lumière pour me diriger, trouver l'endroit où je dois me placer pour quitter ce monde. Là, sous le signe gravé dans la voûte de la grande salle... Là, à un point précis où convergent des forces opposées, où le temps et l'espace s'affranchissent des règles de la physique des hommes.

Les voix désormais bruissent tout autour de moi ; leur chœur s'amplifie, prenant possession de la caverne entière, faisant gronder la pierre et trembler le sol sous mes pieds.

Je n'éprouve aucune crainte. Au contraire, c'est avec allégresse que je me tends, ouvrant large mes bras en un geste d'offrande et d'accueil... Je déplie mes ailes pour que mes sœurs et frères du deuxième monde m'emportent dans un vol au travers du temps.

La clameur est devenue une merveilleuse mélopée. Un chant roulant comme une vague immense et sage qui approche pour se saisir de moi.

Bientôt je ne serai plus qu'un souvenir sur cette terre...

Je n'aurai existé que le temps de renaître.

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