La menace

Jeudi, vingt et une heures.

Comme tous les soirs, Raphaël a mis près d'un quart d'heure avant de trouver une place de parking près de son immeuble. Ce qui ne représente d'ordinaire qu'un rituel auquel il se conforme sans trop rechigner le met cette fois dans un état d'exaspération incontrôlable. Il est épuisé et n'aspire qu'à dormir. Il se sent vieux, au bout du rouleau.

Sa journée a été un échec. Il s'est éreinté sur l'équation relativiste de Klein-Gordon dont il est convaincu de pouvoir démontrer qu'elle recèle une faille. Mais, cette fois encore, la solution lui a échappé...

Il extrait son encombrante carcasse de la voiture, claque la portière et, finalement, considère qu'un peu de marche pour regagner son studio lui sera salutaire. Le jour de l'Expérience approche... Cette folie à laquelle il doit participer n'est rien d'autre qu'un crime ! Une aberration qui a ses origines dans les théories qu'il a commencé à développer il y a vingt ans.

Les rues sont désertes, obscures, brillant légèrement des restes d'une brève ondée. L'absence de couleurs rappelle à Raphaël l'ambiance des films policiers des années cinquante dont il conserve la nostalgie.

Au fil du chemin, il recouvre un peu de sérénité. Même si l'image d'Estelle nue dans la grotte l'obsède encore, il parvient à la recouvrir d'autres souvenirs qui la rendent plus supportable. « C'est ainsi que s'accomplit le deuil, songe-t-il. La mémoire possède la faculté miraculeuse de rechercher dans son tréfonds des événements heureux qui érodent l'horreur. »

Cependant, Estelle disparaît assez vite de son esprit où revient à nouveau la question de l'Expérience...

À plusieurs reprises il a été tenté de téléphoner à Martin pour tout lui dévoiler. Il s'est contenté de lui envoyer le DVD... Il a fait part à Perkas de ses états d'âme. Perkas pour lequel il éprouve une amitié de plus en plus forte, laquelle autorise les confidences, même les plus honteuses.

Et Perkas lui a dit : « Tu frayes avec les services secrets, Raphaël ; ils ne te laisseront pas rompre le pacte que tu as signé avec eux. D'autant moins que c'est toi qui leur as soufflé l'idée d'utiliser une source d'énergie considérable pour projeter un esprit humain dans le deuxième monde. Tu te retrouves aujourd'hui confronté à la monstruosité que tu as contribué à concevoir, et tu le regrettes ! Tu ressembles à ces savants qui ont fabriqué la bombe atomique ! Sur le papier, bien lovée dans ses équations, cette bombe n'était rien d'autre qu'une admirable invention ! Une victoire de la science... Combien de ces savants imaginaient-ils alors Hiroshima et Nagasaki ? Lorsqu'on ouvre la porte au diable, Raphaël, il ne rebrousse jamais chemin. Il reste chez nous ! Je ne peux pas t'aider, mon ami... Le choix t'appartient. À toi seul ! Ce que je redoute, cependant, c'est que, quoi que tu entreprennes, tu sois condamné... Le diable est déjà chez toi. »

« Perkas a raison, se dit Raphaël. Je ne dispose que de deux solutions : informer Martin du projet, ou me conduire en lâche, comme j'ai agi ma vie durant. Lâche face à Claudia, à Estelle, à Gwen, à Alexandra, à Martin... Face à Legendre ! Toujours pour satisfaire mon égoïsme, obtenir l'assouvissement de tous mes désirs... Faire que mon rêve aboutisse... »

Parvenu devant son immeuble, il remarque trois hommes à une dizaine de mètres, discutant et fumant dans le seul endroit mal éclairé de la rue. Leur présence éveille aussitôt en lui une angoisse incontrôlable.

Il pénètre dans le hall ; aucun des trois hommes n'a bougé ni ne l'a même regardé.

L'ascenseur étant en panne depuis la veille, il s'engage en maugréant dans l'escalier, maudissant cette fatigue qui ne le quitte plus, alourdit son pas, lui brise les reins. Il s'en est rendu compte lors de l'excursion montagnarde en compagnie de Perkas. « Dieu, que j'ai souffert, malgré le plaisir de grimper ! Chaque enjambée, au retour, m'était un supplice... Oui, je suis vieux. Vieux dans mon corps et dans ma tête. La mort d'Estelle m'a porté le coup de grâce ! »

Enfin, le voici, essoufflé, qui introduit sa clef dans la serrure de son studio... où la jolie Gwen ne viendra plus s'étendre sur le lit, s'offrir à ses caresses en lui murmurant dans le cou des mensonges d'amour : Gwen se décompose déjà... À la morgue et dans sa mémoire.

Dans le vestibule, une onde de frayeur le parcourt de la tête aux pieds quand il décèle une récente odeur de fumée de cigarette. Lui, Raphaël, ne fume que le cigare. Quelqu'un est venu ici, ou s'y trouve encore !

Le parfum d'une cigarette blonde... Raphaël se doute de l'identité de son propriétaire. Il presse le bouton de l'interrupteur. La colère fait place à la panique ; Legendre est assis dans un fauteuil, jambes croisées, momifié dans son costume trop ample, son sourire d'abbé cauteleux aux lèvres, une main jouant avec un trousseau de clefs.

– Qu'est-ce que tu fous là ? gronde Raphaël. Ça t'amuse, de me montrer que tu peux te glisser dans ma vie comme un chat vicelard ? C'est ça ?

Pour toute réponse, Legendre agite le trousseau de clefs au bout de son index droit et finit par le lancer à Raphaël qui le récupère à la volée, le reconnaissant d'emblée pour l'avoir utilisé durant des années.

– Ce sont les clefs de la maison de Claudia ! Qu'est-ce que ça signifie ?

Hochement de tête à gauche, puis à droite, décroisement des jambes ; Legendre, de sa voix de crapaud, explique :

– Cela veut dire que tu vas me promettre de te montrer raisonnable, mon ami, et nous aider à conclure l'Expérience. Sinon...

– Sinon quoi ? explose Raphaël en s'approchant du petit homme, poings serrés.

– Il est évident que tu meures d'envie de m'envoyer ta main dans la figure, mais je te le déconseille. Outre le fait que tu n'y parviendrais pas, ça aurait de fâcheuses conséquences sur la suite de nos rapports, et, plus grave, cela risquerait fort de compromettre la tranquillité de Claudia.

– Salaud ! rugit Raphaël en avançant de deux pas. Je pense pourtant que je vais te casser la gueule, et que ça va me faire un bien fou !

« Après tout, ce gnome m'arrive à la taille et ne pèse pas plus de soixante kilos d'os ! En outre, il est assis... »

Raphaël s'est élancé pour frapper Legendre qui ne réagit qu'au tout dernier moment. À la seconde exacte où le poing de son adversaire aurait dû l'atteindre en plein visage, il l'a esquivé en se rejetant de côté. Ce gros ours de Raphaël prolonge son geste dans le vide, déséquilibré par un croc en jambe auquel il ne s'attendait pas.

Il s'effondre lourdement, son front heurtant le sol. Là, humilié et grotesque, il demeure un instant étendu avant de recouvrer ses esprits, et, prenant appui sur ses deux mains, se redresse difficilement pour aller s'asseoir sur le bord du lit.

Legendre a repris sa posture d'abbé à confesse, comme s'il ne s'était rien produit.

– Ne t'avise pas de recommencer ! recommande-t-il. Tu vois, malgré notre différence de corpulence, tu n'as aucune chance. Je serai donc très clair : j'ai senti, ces derniers temps, que tu renâclais un peu à poursuivre ta collaboration avec nous. Il m'est apparu que tu étais en proie à des états d'âme de midinette, et tu sais que je ne supporte pas ce genre de revirement.

Reprenant laborieusement la maîtrise de lui-même, Raphaël demande :

– Si je me retire du projet, tu me fais exécuter, c'est ton intention, n'est-ce pas ? Ou tu me tues de tes propres mains !

La momie au visage de plâtre émet un long soupir.

– Non, mon ami... Pourquoi éliminer un cerveau aussi performant que le tien ? Je pensais à Claudia... Car, bien que tu sois séparé d'elle, tu y tiens toujours, n'est-ce pas ? Tu n'as jamais cessé de l'aimer. Disons que tu as une manière assez originale d'aimer ta femme... C'est néanmoins de l'amour !

– Que vient faire Claudia dans notre affaire ?

– Considérons qu'elle est une otage en sursis. Mes agents la surveillent nuit et jour. Si tu ne te rends pas à la centrale, demain à midi précis, si tu n'assistes pas à l'Expérience sur Oscar Barrot, si tu nous refuses ton aide, Claudia sera la malheureuse victime d'un accident de voiture, ou d'une intoxication au gaz, ou d'un suicide lié à une dépression consécutive à la mort de sa fille !

Les épaules de Raphaël s'affaissent.

– Tu ne ferais pas cela, Legendre ? Tu n'oserais tout de même pas abattre une innocente ?

– Je regrette d'être contraint d'employer des méthodes aussi grossières, coasse le colonel, mais je ne peux me permettre de prendre le moindre risque. J'ai besoin de toi à la centrale, demain. Et ce sera un jour merveilleux, mon ami ! Le couronnement de tant d'années de recherches... Un « demain » que nous attendons depuis si longtemps !

Raphaël l'implore du regard en lui demandant :

– Dis-moi au moins que tu n'es pas responsable de la mort d'Estelle !

Legendre se lève. Il marque un temps, son visage exprimant un sentiment que Raphaël ne lui a jamais connu. Cela ressemble à de la lassitude. Impression fugitive, comme l'ombre projetée par un oiseau passant dans la lumière du soleil. Une impression que fait aussitôt oublier le retour du sourire craquelé.

Legendre sort de la pièce. Il est dans le vestibule quand Raphaël le rejoint.

– Tu ne m'as pas répondu, Jacques !

« Combien de fois l'ai-je appelé par son prénom ? Je l'avais presque oublié. »

– À demain ! lance Legendre en ouvrant la porte donnant sur le palier et en piétinant sur le seuil, le temps d'ajouter : Ne te pose pas non plus la question du transport. Les hommes que tu as certainement aperçus dans la rue t'escorteront jusqu'à la centrale... Par ailleurs, n'oublie pas que ton téléphone est sur écoutes, et sache que les issues de l'immeuble sont surveillées. Ne t'avise donc pas d'entrer en relation avec qui que ce soit. Bonne nuit, Raphaël !

Tel un hôte poli, Legendre referme délicatement la porte derrière lui.

Dès qu'il est seul, la première pensée de Raphaël s'oriente vers Martin. Il doit trouver un moyen de le prévenir ; il lui reste une dernière chance de sauver sa dignité et d'épargner Claudia !

Legendre lui a indiqué que les issues de l'immeuble étaient surveillées, mais le sont-elles toutes ? Il songe en particulier à la porte qui donne accès au toit communiquant avec celui de l'immeuble voisin, identique au sien. Tous les occupants du bâtiment en possèdent la clef afin de pouvoir fuir en cas d'incendie.

Cet espoir l'encourage. Il troque son costume et ses chaussures de ville contre un jean, une paire de tennis, un blouson, il éteint toutes les lumières à l'exception de sa lampe de chevet, puis entrouvre la porte palière pour vérifier si des agents sont postés dans le couloir. Personne...

Raphaël grimpe l'escalier jusqu'au dernier étage. Là, le cœur battant, il ouvre la porte d'accès au toit. Personne... Il traverse la large terrasse jusqu'à un muret peu haut qu'il enjambe pour accéder au toit de l'immeuble mitoyen.

Moins de cinq minutes plus tard, il débouche dans la rue opposée à celle que surveillent les hommes de Legendre. Désormais, il lui suffit de se rendre dans le premier commissariat qu'il trouvera sur sa route et de demander à joindre Martin.

Et il lui avouera tout.

Accélérant le pas, il éprouve un sentiment qu'il pensait ne plus jamais éprouver : celui de l'honnêteté.

Le professeur Raphaël Sormand marche vers sa rédemption.

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